Enfant et entrepreneuriat ne s’excluent pas

Par Alizée Calza | 28 septembre 2022 | Dernière mise à jour le 12 Décembre 2023
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Être travailleuse autonome et vouloir un enfant n’est pas incompatible. Au contraire, ce choix professionnel offre souvent une flexibilité très appréciée par les mamans. Toutefois, prendre un congé de maternité lorsqu’on gère une entreprise n’est pas une mince affaire. Plusieurs choses doivent d’abord être soigneusement considérées et planifiées…

Avoir un bébé tout en ayant son entreprise, ça se réfléchit. Évidemment, s’il n’y a aucune raison d’abandonner ce rêve, cela demande simplement davantage de préparation que dans le cas de la plupart des autres femmes sur le marché du travail. La réflexion se décline essentiellement en deux volets, selon Rachel Côté, CPA, conseillère associée à IG Gestion privée de patrimoine:

  • le fonctionnement du bureau en notre absence;
  • les finances, un volet commun à toutes les femmes.

Les quatre femmes interrogées pour cet article s’entendent: en tant qu’entrepreneuse, il ne faut pas espérer bénéficier d’un véritable congé, et ce, peu importe que l’on opte pour le congé court ou le long.

« Ce n’est pas vrai que tu es 100% en congé quand tu as ton entreprise », commente ainsi Rachel Côté.

« Ce n’est pas vrai que tu es 100 % en congé quand tu as ton entreprise. »

Rachel Côté

« Quand on est entrepreneur, comme c’est mon cas, ce n’est pas un congé parental où la personne est chez elle et n’a plus de contacts avec son travail. Tu restes toujours un peu connectée aux ventes », renchérit Jessica Harvey, franchisée McDonald’s.

Sans contredit, avoir un bébé n’est pas de tout repos, mais une entreprise, c’est « ton autre bébé, donc c’est sûr qu’on ne veut pas tout perdre avec le congé », affirme Michèle Audet, CPA, comptable et conseillère en fiscalité à Barricad Fiscalistes.

« [Une entreprise, c’est] ton autre bébé, donc c’est sûr qu’on ne veut pas tout perdre avec le congé. »

Michèle Audet

Bien que salariée, lors de son premier congé de maternité, cette dernière gérait une division dont elle était la seule à avoir l’expertise nécessaire pour la faire fonctionner. Ainsi, prendre un congé parental signifiait interrompre le service.

« C’est un certain stress, car comme il y a une coupure dans le service, ça nécessite de le rebâtir au retour. Il y a un peu de “travail perdu” », souligne-t-elle.

Quoiqu’elle ait décidé de quitter son travail à son retour de congé de maternité pour en trouver un qui lui offrirait plus de flexibilité, Michèle Audet a tout de même gardé un pied dans son domaine tout au long de son congé parental. « Je conservais certaines implications, ça me permettait de rester en contact avec des gens et de ne pas perdre mon réseau. »

Rachel Côté, quant à elle, se dit heureuse de travailler au sein d’une équipe. Cela lui a permis de prendre son congé avec l’esprit serein. « On savait depuis longtemps que je voulais des enfants. On a donc pu planifier et engager un novice. Je l’ai ensuite formé pour qu’il prenne ma clientèle en charge. »

Le défi lié à cette décision était que l’employé débutant prenait son expérience tout en servant la clientèle, mais Rachel Côté savait qu’en cas de problème, un des membres de son équipe pouvait l’aider et elle-même demeurait joignable.

« Pendant mon congé, j’ai parlé à mon équipe au moins une fois par semaine », se souvient-elle. Par contre, elle parlait plus souvent à son remplaçant et fixait avec lui des rencontres pour répondre à ses questions.

Elle a ensuite prévu un retour au travail progressif. Après neuf mois, elle a recommencé à répondre à ses courriels et après un an, à travailler à temps plein.

« Mes amis salariés trouvaient que j’aurais dû prendre les 12 mois, parce qu’une naissance, ça n’arrive que rarement dans une vie, mais ça fait partie des risques… L’avantage d’être entrepreneur, c’est que, même si j’ai peut-être écourté un peu mon congé parental, j’ai une belle flexibilité d’horaire pour toutes les prochaines années de la vie de ma fille. »

LES IMPRÉVUS

Même lorsque l’on prévoit tout, comme l’a fait Laurence Dupuis, il se peut que tout ne se passe pas comme prévu. « J’avais tout mis en place pour que mon bureau puisse continuer de fonctionner sans que je sois là. D’autres notaires me remplaçaient et mes adjointes étaient aussi impliquées. Je restais par ailleurs joignable par courriel ou téléphone et j’habite à proximité du bureau, je pouvais donc me déplacer au besoin », illustre la notaire.

Une des notaires remplaçantes est malheureusement partie en congé maladie et l’autre a démissionné pour aller travailler dans une autre ville. « Je n’avais plus de notaires et comme les adjointes ne sont pas autorisées à faire signer le client, l’argent ne rentrait plus », raconte-t-elle.

Pour cette raison, malgré sa planification, Laurence Dupuis a dû revenir plus vite au bureau.

Une telle situation ne pose pas de problème pour le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), fait remarquer Michèle Audet. Il suffit ainsi d’appeler pour prévenir que l’on retourne travailler et les prestations vont arrêter d’être versées. « C’est juste qu’on n’aura pas profité pleinement de ce qu’on aurait pu recevoir », déplore la professionnelle.

FREINER LE TRAVAIL

Même si le travail ne s’arrête jamais totalement, il faut prévoir une certaine coupure, notamment lorsque l’on est une professionnelle du secteur financier. Organiser les choses en conséquence permet de limiter la perte potentielle de clients.

« En planification financière, on ne sauve pas des vies. Mettre à jour un plan de retraite, ça peut attendre quelques mois, donc un congé maternité se planifie vraiment bien », assure Rachel Côté.

Surtout que le secteur de la planification financière et du placement est très cyclique. « La période des REER, le temps des impôts et la fin du trimestre sont des périodes bien définies. Une grossesse dure neuf mois, on ne quitte donc pas du jour au lendemain, on peut prévoir les choses. C’était facile pour moi d’effectuer certaines tâches en amont et de former la personne qui allait me remplacer », continue la professionnelle.

En tant que travailleuse autonome, certes, on n’a pas besoin d’avertir son patron, mais il est essentiel de prévenir ses collègues, adjoints ou adjointes éventuelles ainsi que ses clients ! Ces derniers ne vous en voudront certainement pas de prendre un congé, mais ils apprécieront de l’apprendre à l’avance et non pas de simplement constater votre absence en cherchant à vous joindre.

Aviser ses clients permet également de préparer le terrain et les dossiers. « Il fallait que je prépare mes clients, surtout les réguliers, pour diminuer la charge de travail, se souvient Laurence Dupuis. Il a aussi fallu diminuer le nombre de dossiers que l’on acceptait. »

« Je n’ai pas perdu de clients, cependant j’ai perdu des dossiers. Cela s’explique parce qu’on a refusé certains dossiers en raison de mon absence. Mais tout le monde a été compréhensif », assure-t-elle.

S’y prendre à l’avance pour informer ses clients permet également à ces derniers de réfléchir et de poser leurs questions avant le congé maternité.

PRÉVOIR SES FINANCES PERSONNELLES

Avant de quitter en congé, le deuxième élément qu’il est important de considérer est tout ce qui concerne la planification de ses finances personnelles. « Certains travailleurs autonomes, du fait de leur statut, croient qu’ils n’ont pas accès au RQAP, mais ils y ont droit. C’est aussi vrai pour ceux qui sont structurés en société. Il est toutefois important de se verser un salaire, plutôt que des dividendes », indique Rachel Côté.

« Même celles qui sont constituées en personne morale peuvent toucher du RQAP si elles ont cotisé dans les 52 semaines qui précèdent la demande de la prestation. Autrement dit, il faut qu’elles reçoivent un salaire. Si c’est le cas, alors il y a cotisation au RQAP. Une personne morale qui reçoit seulement une rémunération en dividendes et n’a cotisé à aucun moment au RQAP durant les 52 dernières semaines ne peut pas recevoir la prestation », précise David Truong, conseiller, Centre d’expertise, Banque Nationale Gestion Privée 1859.

Cependant, les personnes morales qui se payent des dividendes pourraient toucher le maximum du RQAP en décidant de se verser d’un coup un salaire de 88 000$(le salaire maximum considéré en 2022 par le RQAP). « En effet, confirme David Truong, car la personne a reçu du revenu assurable, et parce qu’on considère la moyenne des 26 dernières semaines de la période de référence. »Il va sans dire que le RQAP ne représente pas l’entièreté du salaire. « Selon que le choix se porte sur le congé court ou long, il y a un multiple qui s’ajoute à ça. Le long, c’est 70 % du salaire, puis ça tombe à 55 % et quand on est à 88 000 $, c’est 75 %. »

« Finalement, dans les premières semaines, c’est à peu près l’équivalent de la paie régulière, car quand on est sur le RQAP, on ne cotise pas à ce régime, ni à l’assurance-emploi, ni au RRQ », rappelle Michèle Audet. Mais il faut malgré tout planifier déjà la baisse de revenu pour les semaines suivantes. C’est très important, avertit l’experte. « On pourrait se dire que, vu qu’on est en congé, on dépense moins, mais il y a beaucoup de dépenses importantes avec l’arrivée d’un enfant, comme les couches et possiblement la préparation de lait maternisé, qui est très chère, sans parler des vêtements puisque l’enfant grandit très vite au début… », observe Michèle Audet.

GÉRER LA CULPABILITÉ

« La culpabilité, on la vit toutes un peu, et c’est normal, assure Michèle Audet. On a toutes peur que d’avoir un enfant devienne un obstacle à la poursuite de ses objectifs professionnels, mais il y a de plus en plus de femmes qui évoluent dans le monde des affaires, donc l’acceptabilité est davantage présente. Il faut se dire aussi que si toutes les femmes arrêtaient de travailler, la société ne fonctionnerait plus. »

Laurence Dupuis avoue s’être également sentie coupable envers ses adjointes, dont le travail dépendait du sien. Néanmoins, lorsqu’elle leur a annoncé la nouvelle, ces dernières étaient heureuses pour elle. « Je me suis assise avec mes trois adjointes et je les ai rassurées. On a parlé de mon congé et on a toutes été très ouvertes. Elles ont été très compréhensives. Il y en a même une qui me disait de prendre mon temps. »

Quant à Rachel Côté, elle s’est surtout sentie coupable vis-à-vis de ses clients. « Nos clients, ce sont des particuliers. Ma pratique est à échelle humaine et j’imagine que c’est plus le côté féminin de la conseillère qui hésitait à prendre un congé. Mais une fois que j’ai accouché, cette culpabilité s’est calmée. »

« Là où cela devient compliqué, c’est quand des problématiques surviennent dans les deux sphères de notre vie (travail et famille). Une partie de nous veut rester à la maison pour gérer le problème de santé ou émotionnel, mais la tête veut aller gérer le problème en entreprise », témoigne Jessica Harvey.

Cela dit, cette dernière assure que les mères finissent toujours par privilégier le plus important, soit, dans ce cas, leur nourrisson. « Les priorités restent l’humain et la famille ! »

LES AVANTAGES D’ÊTRE TRAVAILLEUSE AUTONOME

« La beauté d’être travailleur autonome, c’est que l’on peut tricoter les horaires personnels et professionnels », martèle Jessica Harvey.

Lorsque cette dernière a dû retourner au bureau, elle a décidé de n’y aller qu’une ou deux heures à la fois pour régler les problèmes urgents. Elle amenait ainsi son bébé et profitait de sa sieste pour régler les problèmes du restaurant avant de rentrer chez elle.

« Tout le monde était très compréhensif et comprenait que l’horaire pouvait changer un peu. Même chose pour tout ce qui était administratif, les changements de plans de dernière minute, ils étaient à l’aise avec ça », témoigne-t-elle.

Un autre avantage évident est le télétravail, surtout avec les problèmes actuels liés aux garderies.

« Trouver une garderie, c’est le sujet de l’heure pour tous les jeunes parents, confirme Michèle Audet. Le télétravail aide beaucoup, notamment pour le transport à la garderie, puisque ces dernières sont parfois loin. »

Pour les travailleuses autonomes, contrairement à une employée, il est plus conventionnel de changer son horaire et de faire face aux imprévus. Il est toujours possible pour elles de ménager leur agenda et, ainsi, de trouver la meilleure façon de vaquer à leurs impératifs familiaux et professionnels.

En conclusion, ne vous retenez pas d’avoir des enfants si vous êtes travailleuse autonome. Pour que tout se passe bien, il suffit de « bien s’entourer et bien planifier. Et c’est faisable, même si ce n’est pas sans stress et sans risque », conclut Rachel Côté.