L’industrie en mode tâtonnement

Par Hélène Roulot-Ganzmann | 28 septembre 2022 | Dernière mise à jour le 26 septembre 2023
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Tirelire noire en forme de cochon entourée de points d'interrogation.
Photo : Professor25 / iStock

Si la plupart des courtiers et des conseillers approuvent la modification du règlement 31-103 relative à la connaissance du produit, ils sont nombreux à regretter la vitesse avec laquelle elle a été mise en place et le manque de clarté quant aux processus à adopter.

« J’aurais tendance à parler de renforcement plus que de nouvelle réglementation », indique d’emblée l’avocate Nancy Lachance, cheffe de la conformité à MICA Cabinets de services financiers. « Les conseillers ont leurs clients à coeur. S’ils proposent un produit, c’est qu’ils le connaissent. Ce qu’on leur demande en plus aujourd’hui, c’est de documenter les processus qui ont mené à telle ou telle décision. Mais les autorités réglementaires ne nous fournissent pas de directives claires », regrette-t-elle.

Ainsi, c’est à chaque courtier d’interpréter le règlement à sa façon et de mettre des outils en place, sans savoir si c’est suffisant.

« Il va falloir attendre d’être inspecté pour le savoir, poursuit-elle. En tant que responsable de la conformité, je me sens impuissante, car je suis incapable de dire à mon monde ce qu’on attend d’eux exactement. »

«   En tant que responsable de la conformité, je me sens impuissante, car je suis incapable de dire à mon monde ce qu’on attend d’eux exactement.  »

 Nancy Lachance

EN RATTRAPAGE

De son côté, le directeur général de Mérici Services Financiers, Maxime Gauthier, parle de son devoir comme courtier, mais aussi pour tous ses représentants, de respecter aussi bien « la lettre que l’esprit de la lettre ». Or, comme Mme Lachance, il estime que la réglementation n’est pas assez précise à cet effet et que c’est à chacun de définir son propre schéma.

« Nos conseillers démontrent beaucoup de bonne volonté et de capacité. Mais pour vraiment aller au fond de cette réforme, pour en respecter l’esprit, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Et du temps, nous n’en avons pas eu, d’autant que la pandémie a fait exploser notre planification. C’était plus compliqué d’avoir accès à nos gens, précise-t-il. Et puis, il a fallu qu’on réorganise tous nos services, et le temps et l’énergie qu’on a investis à s’adapter à la période pandémique et au confinement, on n’a pas pu les mettre dans la préparation des réformes axées sur le client. On est en mode rattrapage. »

Comme la plupart des sociétés de courtage et des institutions financières, MICA et Mérici Services Financiers ont mis en place un programme de formation et établi une grille sur laquelle figurent tous les produits approuvés avec leurs différentes caractéristiques ainsi qu’un comparatif entre plusieurs produits similaires offerts sur le marché. Les conseillers peuvent s’y référer pour choisir les plus pertinents pour chacun de leurs clients. Ces deux firmes n’ont cependant pas souhaité être trop directives afin de préserver l’indépendance de leurs représentants.

« Ce que l’on voit sur le terrain, note M. Gauthier, c’est que certains ont pris des mesures très importantes et se sont structurés de manière très formelle, mais que d’autres ont besoin de plus d’accompagnement et de coaching. La plupart des institutions financières et certains courtiers ont plutôt choisi l’uniformité et ont imposé un processus à leurs représentants. De notre côté, nous préférons accompagner les conseillers dans l’élaboration de leur propre recette. On pense qu’à terme, ça va être très positif, mais c’est beaucoup plus exigeant au départ. »

SORTIR DE SES PANTOUFLES

En plus de son comparatif, Mérici Services Financiers a également rappelé à ses représentants chacun des outils numériques présents sur le marché et susceptibles de les sou-tenir dans leurs décisions. Mais pas question cependant de forcer qui que ce soit à en utiliser un plutôt qu’un autre.

« Dans un premier temps, on leur fait confiance et on joue la carte de l’indépendance, précise M. Gauthier. On leur présente une caisse à outils, à eux de piger dedans en fonction des besoins de leur pratique. Si on se rend compte qu’il y en a qui n’y arrivent pas, ou s’il y en a qui volontairement cherchent à se dérober, on va être plus prescriptif avec eux. »

Il souligne que cette modification au règlement oblige des professionnels qui avaient une façon de faire depuis des années à changer leurs habitudes, à sortir de leurs pantoufles. « Ce n’est pas parce que les régulateurs ont décidé qu’il y avait un délai d’application dans le règlement que, forcément, tout le monde sur le terrain, au jour un, était prêt à appliquer pleinement la chose. »

Le Groupe Cloutier Services Financiers, lui aussi adepte de l’indépendance des conseillers, affirme quant à lui que, quoi qu’il arrive, il n’ira pas vers plus d’injonctions, et ce, même s’il constate actuellement pas mal de confusion dans l’application du règlement.

« Notre approche, c’est de fournir plusieurs pistes de solution à nos représentants: à eux de choisir. On va peut-être soutenir certains individus si on constate qu’il y a un problème majeur, qu’ils ne s’en sortent pas, commente François Bruneau, vice-président, administration. On va travailler avec eux pour restreindre la liste des produits qu’ils proposent, on va les aider à documenter tout ça. Mais on ne va pas devenir prescriptif, car ce n’est pas notre modèle d’affaires. »

La connaissance du produit, c’est quoi ?

Depuis le 31 décembre dernier, les personnes inscrites sont tenues, en vertu de la législation en valeurs mobilières, de connaître parfaitement les produits qu’elles recommandent à leurs clients. Elles doivent établir de manière objective si la vente ou l’achat projeté d’un titre convient au client et documenter le processus qui a mené à cette réponse. Pour cela, elles doivent d’une part bien connaître les besoins et les objectifs de placement généraux de leur client et les autres facteurs nécessaires pour établir la convenance d’une vente ou d’un achat projeté, et d’autre part bien maîtriser les caractéristiques des produits qu’elles recommandent et les risques connexes.

Les ACVM s’attendent ainsi à ce que les sociétés de courtage se dotent d’une procédure d’examen et d’approbation des nouveaux produits et des produits existants dont la structure ou les caractéristiques ont été sensiblement modifiées. Elles ne sauraient déléguer cette démarche, ni recommander un produit en se fondant uniquement sur l’information concernant la convenance ou le profil de risque d’un produit fourni par les émetteurs ou d’autres tiers.

Forts de ces informations, les représentants doivent tenir compte des caractéristiques et de la structure d’un produit – risques, coûts, gestion et situation financière de l’émetteur, ou encore réputation et antécédents des personnes qui jouent un rôle à l’égard du produit – pour le proposer à un client. Ils doivent également évaluer si les rendements prévus sont réalistes et réévaluer un produit existant lorsque la modification d’une caractéristique clé change considérablement le profil de risque et de rendement du produit.

STANDARDISER POUR SIMPLIFIER

Le groupe Investia Services financiers fait en revanche partie de ceux qui ont décidé d’aller vers plus d’uniformisation. Ainsi, chaque conseiller peut utiliser ses outils d’analyse et de recherche afin de bien connaître les produits qu’il recommande, mais tous doivent aussi utiliser l’outil de certification interactif de la firme, pour que celle-ci puisse être assurée qu’ils ont bien fait leurs devoirs avant de proposer un produit.

« Ainsi, nous sommes en mesure de savoir si les conseillers connaissent vraiment leurs produits, indique Stéphane Blanchette, vice-président exécutif, chef de la conformité et chef de la gestion des risques. Nous sommes un gros joueur, nous ne pouvions pas laisser nos 2 000 conseillers avec leurs propres méthodes de démonstration. On a dû standardiser afin de simplifier la vie du conseiller et la nôtre. »

M. Blanchette fait valoir que son entreprise est implantée partout au Canada et qu’elle va donc être inspectée par diverses autorités de régulation qui n’auront peut-être pas toutes les mêmes façons de faire, ni tout à fait le même niveau d’exigence. Standardiser est donc, pour elle, la meilleure façon de répondre efficacement à cette nouvelle norme.

Les institutions bancaires, tout comme les sociétés de courtage ayant adopté un modèle plus prescriptif, se sont régulièrement vu reprocher d’avoir réduit la taille de leur tablette afin de simplifier la tâche de leurs représentants et ainsi épargner de l’argent… pas forcément pour le plus grand bénéfice des clients. Mais Stéphane Blanchette s’en défend.

« Si effectivement les conseillers ont tendance à proposer une palette de produits moins large, ce n’est pas parce que certains ont été retirés, affirme-t-il, mais plutôt parce que le travail systématique de comparaison a fait émerger les produits les plus performants et a fait en sorte que les représentants ont délaissé les moins compétitifs. »

VERS TROP DE RÉGLEMENTATION ?

Tous s’accordent sur une chose: la vraie nouveauté de ce règlement réside dans le fait de devoir documenter le processus de décision.

« Concrètement, dit Mme Lachance, le conseiller va devoir parler plus souvent avec son client. Si le risque d’un produit change, par exemple, il va le contacter pour savoir s’il est toujours confortable ou s’il préfère rééquilibrer son portefeuille. Et tout cela, il devra le documenter, prendre des notes qui devront être plus élaborées. Et ça, c’est problématique. Les conseillers travaillent bien pour leurs clients, mais quand vient le temps de le démontrer, ils n’en sont pas capables. Ils ne savent pas ce qu’ils doivent écrire. »

La formation consiste ainsi principalement à leur donner des exemples pertinents. Nancy Lachance, qui s’en occupe elle-même à MICA, croit qu’il y a également un « écart générationnel ». Selon elle, les jeunes conseillers, qui arrivent avec un bac en finances et ont intégré la lourdeur de la réglementation dès leur formation initiale, sont mieux outillés que les anciens, qui ont vu la profession évoluer vers toujours plus de réglementation.

« Nos représentants ne sont pas des juristes, rappelle la directrice de la conformité. Ils nous regardent avec des points d’interrogation dans les yeux quand on leur parle de notes pertinentes leur permettant de se protéger. Il y en a quelques-uns qui le font bien, mais ça leur prend énormément de temps. »

« C’est un exercice qui demande tellement de temps », confirme le conseiller indépendant et président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF), Flavio Vani. « Et pour quoi faire ? On me demande de savoir si ce produit-là est meilleur pour mon client que son concurrent. Je le faisais déjà ! Et puis, le diable se cache dans les détails. Je veux bien recontacter mon client parce que tout d’un coup, un autre produit pourrait être plus performant. Mais changer de gestionnaire, ça a un coût. Il faut calculer tout ça pour chaque produit, pour chaque client. C’est un travail colossal et je ne suis pas certain qu’au bout du compte il y ait un gain. Il y a de plus en plus de règles en conformité. Or, trop de règles, c’est comme pas assez. »

«   On me demande de savoir si ce produit-là est meilleur pour mon client que son concurrent. Je le faisais déjà !  »

 Flavio Vani

Comme M. Vani, ils sont nombreux dans l’industrie à soutenir que les conseillers connaissaient déjà bien leurs produits et que cette réforme leur complexifie la tâche sans changer vraiment la donne à terme pour le client. Plusieurs affirment en effet n’avoir jamais vu une plainte relative à la connaissance du produit dans toute leur carrière.

Conseillers et courtiers: à chacun ses obligations

Le seul fait qu’un produit soit approuvé par une société ne suffit pas à respecter l’obligation de connaissance du produit. Les personnes physiques inscrites doivent connaître parfaitement un produit avant de pouvoir établir s’il convient de le recommander à un client. Pour cela, les courtiers devraient offrir à leurs représentants de la formation sur les produits et leur proposer des outils afin de s’assurer que ceux-ci peuvent fonder leur évaluation de la convenance d’un produit sur une connaissance appropriée des produits et des risques connexes.

Les personnes physiques inscrites se doivent quant à elles d’expliquer les risques associés aux produits qu’elles recommandent à leurs clients, y compris aux investisseurs qualifiés et à ceux qui achètent un produit sous le régime d’une dispense de prospectus. Il leur est interdit de déléguer à qui que ce soit – client et autre personne inscrite y compris – leur obligation d’évaluer la convenance au client.

L’obligation de connaissance du produit s’applique par ailleurs à tous les produits d’investissement, qu’ils soient ou non vendus au moyen d’un prospectus. L’étendue de la procédure d’examen d’un produit doit dépendre de la structure et des caractéristiques du produit en question. Par exemple, les produits d’investissement complexes (y compris les nouveaux produits ou ceux dont la structure n’est pas transparente) pourraient nécessiter un examen plus approfondi que ceux plus simples, tout comme ceux qui sont vendus sous le régime d’une dispense de prospectus, du fait de l’information limitée disponible à leur sujet.

QUID DES SANCTIONS ?

Les sociétés de courtage y verront plus clair quand elles commenceront réellement à inspecter leurs représentants sur cet aspect-là. Elles s’attendent également à être elles-mêmes rapidement contrôlées par l’Autorité des marchés financiers (AMF), et en appellent à une certaine indulgence.

« On se parle beaucoup entre courtiers et on est tous d’accord là-dessus: c’est une réforme qui pourra être pleinement déployée et efficace dans quelques années seulement, confie Maxime Gauthier. Dorénavant, quand on va s’asseoir avec un représentant dans le cadre de son inspection annuelle, on ne pourra plus juste être en surface sur ces questions-là. On va devoir vérifier tout un paquet de petites choses. À terme, ça va rehausser la qualité des conseils qui sont offerts. C’est pour ça qu’on souscrit aux objectifs de la réforme. Ce qu’on déplore, c’est le temps qui nous a été accordé pour le faire. »

«   On se parle beaucoup entre courtiers et on est tous d’accord là-dessus: c’est une réforme qui pourra être pleinement déployée et pleinement efficace dans quelques années seulement.  »

Maxime Gauthier

Interrogée par Conseiller concernant cette demande d’indulgence, l’AMF répond que « les réformes axées sur le client ont fait l’objet d’une publication finale en octobre 2019 », et qu’elle est d’avis que les firmes ont disposé d’une période de transition adéquate pour se conformer aux nouvelles obligations réglementaires applicables, y compris en matière de connaissance du produit.

« L’AMF a modifié ses procédés d’inspection pour tenir compte des nouvelles règles. Les non-conformités qui pourraient être relevées dans le cadre d’une inspection mèneront à l’implantation d’un plan d’action, et pourraient mener à l’application de sanctions », ajoute-t-elle.

Elle balaye également du revers de la main le reproche qui lui est souvent fait par les sociétés de courtage de ne pas répondre assez précisément à leurs questions, les renvoyant aux indications fournies dans l’instruction générale du Règlement 31-103, mais aussi à la foire aux questions (FAQ)[1] développée et régulièrement mise à jour au sujet des réformes axées sur le client.

Une réponse qui devrait en décevoir plus d’un dans l’industrie.

« J’ai 55 ans et, par moments, je me sens vraiment essoufflée, conclut Nancy Lachance. J’ai rarement eu ce sentiment-là en 25 ans de carrière. Les réformes se succèdent à vitesse grand V. On n’a pas le temps d’en implanter une correctement qu’une autre frappe déjà à la porte. C’est épuisant. »

[1] https://bit.ly/3AEA1Hg

Hélène Roulot-Ganzmann