Les rentes, une popularité sous-estimée

Par Gérard Bérubé | 17 mars 2022 | Dernière mise à jour le 26 septembre 2023
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L’intérêt que manifestent les épargnants pour les produits de rente contraste avec une hésitation palpable chez les conseillers. Doit-on y voir un simple écart de perception ?

Selon le rapport annuel 2020 sur les institutions financières de l’Autorité des marchés financiers (AMF), le montant des primes directes souscrites en rentes individuelles a bondi de 6,4 % entre 2019 et 2020. Pour leur part, les rentes versées au titre de régimes parrainés par les employeurs et de produits individuels ont augmenté de 1,9 %, ajoute l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP).

Dans la version 2019 du rapport, l’AMF indiquait déjà que « bien que la proportion relative des différents secteurs ait peu changé au fil des temps, le secteur des rentes individuelles présente une hausse intéressante avec 13,9 % ». Pour les assureurs, ce secteur affichait alors un bénéfice avant impôt en secteurs ait peu changé au fil des temps, le secteur des rentes individuelles présente une hausse intéressante avec 13,9 % ». Pour les assureurs, ce secteur affichait alors un bénéfice avant impôt en pourcentage du revenu de 23,4 %, soit la marge bénéficiaire la plus élevée des branches d’affaires.

Et bon an mal an, rentes et fonds distincts comptent pour 42 % des revenus-primes depuis 2010.

Si ces données s’inscrivent en ligne directe avec l’évolution démographique, peut-on penser que la pandémie est venue alimenter une partie de la croissance observée en 2020, sous le jeu de l’effet de richesse engendré par la crise sanitaire, de la poussée des marchés boursiers et d’un accroissement du nombre de travailleurs plus âgés optant pour la retraite ?

Non, répond Mélanie Beauvais, conseillère principale, centre d’expertise, Banque Nationale Gestion privée 1859. Du moins, selon elle, ce lien entre la popularité grandissante des produits de rente et la COVID-19 ne se vérifie pas sur le terrain.

« Le facteur démographique joue, avec une importante cohorte de la population arrivant à la retraite en 2021. S’y ajoutent un accroissement de la littératie financière dans la population, l’augmentation de l’espérance de vie et la couverture toujours moins répandue des régimes de retraite à prestations déterminées. Il y a, ainsi, plus de régimes à cotisations déterminées renfermant d’importantes sommes qui sont dirigées vers les rentes assurées. Cela dit, je ne peux pas faire le lien ou la corrélation avec la COVID-19 », précise-t-elle.

Même constat pour Marc Johnston, directeur, Investissement et retraite au Groupe Cloutier. « Bien que nous ayons eu une légère augmentation de la demande pour les rentes assurées, ce n’est pas très significatif chez nous », affirme-t-il. C’est généralement normal lorsqu’il y a beaucoup de volatilité sur les marchés boursiers. Mais avec les taux d’intérêt très bas, « les versements garantis par une rente sont relativement faibles. Le client ne voit donc pas beaucoup d’avantages à en souscrire en ce moment. La pandémie n’a pas créé une demande plus forte pour ces produits chez nous », conclut-il.

«   Le client ne voit donc pas beaucoup d’avantages à souscrire une rente en ce moment.   »

Marc Johnston

DISTORSION ENTRE ÉPARGNANTS ET CONSEILLERS

Un contraste semble donc s’exprimer entre les données financières et l’activité observée sur le terrain, qui pourrait traduire un écart de perception entre épargnants et conseillers ou planificateurs financiers. C’est le constat que dresse le spécialiste en rentes viagères Cannex. « Les professionnels de la finance sous-estiment l’intérêt des consommateurs pour les rentes », retient cette firme défendant l’importance de ces outils dans la protection des revenus de retraite.

Lorsqu’invités à concevoir le contenu d’un portefeuille de 1 million de dollars américains pour une retraite à 65 ans, 85% des 2 004 consommateurs interrogés ont déclaré détenir ou se sont dit intéressés à y détenir une rente leur garantissant un revenu à vie. À l’opposé, dans ce sondage terminé en septembre 2021 et publié en décembre, seulement 18 % des 505 répondants recrutés parmi les professionnels de la finance ont affirmé croire que leurs clients étaient intéressés par les rentes viagères. Et dans la construction du portefeuille de retraite type, ils sont moins de la moitié à y faire appel.

En revanche, on peut parler de convergence dans la pratique. Les consommateurs sondés, qui ont entre 45 et 75 ans, ne bénéficient pas d’un régime complémentaire de retraite, mais ont accès à un programme gouvernemental de sécurité de revenu à la retraite. Selon leur « top 5 », ils alloueraient 20% du million de dollars à des actions, fonds d’investissement ou fonds négociés en Bourse (FNB) versant ou priorisant le dividende, 14% à l’immobilier, 13 % aux rentes, 11 % aux dépôts bancaires et 10% aux obligations.

Pour leur part, les professionnels répartiraient le million à 53 % en actions, comprenant majoritairement des titres orientés vers le dividende, puis 20% en obligations et 18 % en rentes, ces dernières étant dominées par les rentes variables.

Cannex retient que les professionnels portent, ainsi, le gros de leur attention sur une réallocation de la portion « 40 »de l’allocation 60-40 (actions-obligations), reconnue généralement pour optimiser à la fois la croissance de l’actif et la génération de revenus.

Autre fait intéressant du sondage, 72 % des professionnels de la finance ont indiqué que leur approche face à la planification de la retraite avait changé au cours des dernières années. La faiblesse des taux d’intérêt est la principale raison de ce changement pour 80% d’entre eux, suivie de la baisse des rendements obligataires (61 %). L’incidence de la COVID-19 arrive loin derrière, rejoignant 37 % d’entre eux, suivie du changement du profil de risque des clients (33 %).

Parmi ces professionnels ayant modifié leur approche, 68% ont dirigé leurs clients vers une pondération accrue en actions, 52% ont écourté les échéances, 48 % ont accru le poids des rentes ou misé sur leur présence et 42% se sont tournés vers les produits non traditionnels.

HÉSITATION FACE AUX RENTES

Il reste qu’une certaine hésitation manifestée par les professionnels face aux rentes ou produits financiers proposant des combinaisons entre des fonds d’investissement, de l’assurance vie et des contrats de rentes viagères est palpable. Mélanie Beauvais évoque, d’entrée de jeu, un biais défavorable ? ? ? découlant d’une commission moins élevée pouvant atténuer l’incitatif pour un conseiller qui, au demeurant, va préférer gérer activement l’avoir de son client. Un disuassif plus important encore vient cependant des frais élevés associés à ces produits.

85 % C’est le pourcentage de répondants ayant déclaré détenir ou être intéressés à détenir une rente leur garantissant un revenu à vie.

Et si, en général, le conseiller a tendance à ne pas privilégier la rente dans un environnement de bas taux d’intérêt pour la considérer lorsque les taux sont plus élevés, la conseillère de Banque Nationale Gestion privée 1859 apporte un bémol à cette corrélation. « La faiblesse des taux ne devrait pas avoir d’effet. Ces produits viennent remplacer une portion du portefeuille à revenu fixe du client », avance Mélanie Beauvais. Autrement dit, on va souvent convertir des titres à revenu fixe en rente, qui devient ainsi un élément de diversification.

« Les rentes peuvent avoir leur place dans une planification à la retraite pour une partie de l’actif d’un client afin de fournir un revenu garanti et stable », renchérit Marc Johnston. Cette planification doit toutefois tenir compte de la part des rentes gouvernementales et leur utilisation va dépendre des besoins et des moyens financiers du client.

Mélanie Beauvais prend cependant soin de rappeler qu’à la retraite, « ce que l’on veut gérer, c’est le risque de longévité, pas celui de décès ». Ce que l’on recherche, c’est une « police d’assurance » protégeant le revenu de retraite contre la longévité. « Un conseiller devrait donc insister sur l’importance d’acheter une rente viagère pour ses avantages et mettre de côté la peur de laisser l’argent sur la table », a-t-elle co-écrit dans un texte de Finance et Investissement portant sur la rente viagère.

«   [À la retraite], ce que l’on veut gérer, c’est le risque de longévité, pas celui de décès.   »

Mélanie Beauvais

AVANTAGES ET LIMITES

Rente viagère (et ses variantes), rente à terme fixe et rente variable… Cet univers abritant des produits et contrats conçus pour générer un +/- régulier à la retraite et pour le protéger contre la volatilité des rendements ou de la valeur de l’actif est soumis à une série de considérations permettant d’expliquer l’apparente hésitation des conseillers.

Gaétan Veillette, planificateur financier à IG Gestion de patrimoine, en fait une énumération tout en ajoutant au risque de survivre à son patrimoine-retraite celui de l’insuffisance de revenus pour assumer sa subsistance. Entre les deux, « un excès de protection du patrimoine comporte un important coût d’opportunité ».

Ainsi, le concept de rente devrait :

  • convenir au profil socio-économique du souscripteur et/ou du crédirentier;
  • s’appuyer sur une certaine éducation du crédirentier afin qu’il soit conscient de son engagement;
  • tenir compte du coût de vie futur du crédirentier et de sa capacité de générer des revenus, notamment via l’existence des régimes publics et d’un fonds enregistré de revenu de retraite;
  • et tenir compte de l’impact des revenus générés par la rente sur les programmes socio-fiscaux.

Et Gaétan Veillette de souligner que :

  • le consommateur devrait rester réaliste quant à ses décisions relatives à la gestion des risques;
  • ceux sensibles aux risques pourraient adopter une approche hybride en diversifiant les modes de gestion de patrimoine;
  • les régimes d’État offrent déjà des rentes garanties indexées. Est-il donc nécessaire de mettre tout le reste du patrimoine dans une rente viagère ou à terme fixe ?

Enfin, la mutualisation des risques dans la gestion de celui de longévité devient un avantage pertinent plus l’âge du rentier est avancé, lit-on dans le texte de Finance et Investissement, qui souligne que de 60 à 75 ans, les probabilités de décès sont relativement faibles.

À la lumière de ceci, il serait certainement intéressant pour les conseillers de reparler de rentes avec leurs clients et de tâter l’intérêt de ces derniers pour celles-ci avant de les écarter de leur portefeuille.

Gérard Bérubé