Abolition des frais d’acquisition reportés : une décision contestée

Par Jean-François Venne | 10 juillet 2020 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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C’est maintenant officiel. Dès 2022, les frais d’acquisition reportés (FAR) seront relégués aux oubliettes au Québec. Cette décision flottait dans l’air depuis longtemps, mais ne fait pas le bonheur de tous. Explications.

Dès le 1er juin 2022, les organismes de placement collectif, c’est-à-dire les fonds d’investissement, n’auront plus le droit de verser des commissions aux courtiers au moment de la souscription, un pourcentage aussi appelé frais d’acquisition reportés (FAR). Ce sera le cas dans tous les territoires et provinces du Canada, sauf en Ontario. Dans un même élan sont abolies les commissions de suivi payées aux courtiers qui exécutent des ordres sans offrir de conseils.

Selon les Autorités canadiennes en valeurs mobilières, les FAR incitent les courtiers à placer l’argent de leurs clients dans des produits qui comportent des frais de rachat lorsque ces derniers souhaitent vendre leurs titres avant l’expiration d’une certaine période. Les frais peuvent par exemple s’élever à 5 % la première année, puis diminuer de 1 % chaque année jusqu’à zéro après cinq ans de détention. Certains fonds prévoient une proportion de l’investissement (par exemple 10 %) pouvant être retirée gratuitement en tout temps.

Me Hugo Lacroix, surintendant des marchés de valeurs à l’Autorité des marchés financiers (AMF), juge que cette formule posait plusieurs problèmes. Selon lui, elle augmentait le risque de conflit d’intérêts. En effet, des courtiers en épargne collective pouvaient choisir un produit assorti de FAR pour toucher la commission initiale plutôt qu’un autre fonds similaire qui n’en prévoyait pas. L’AMF s’inquiétait aussi de la capacité des investisseurs à comprendre le fonctionnement des fonds avec frais de rachat et les répercussions que ces coûts pourraient à la longue avoir sur leurs placements.

Surtout, l’Autorité en avait contre les effets des frais de rachat sur les investissements des épargnants pris dans une situation imprévue et forcés de vendre leurs titres pour accéder à des liquidités.

« Les problèmes financiers liés au coronavirus en constituent un très bon exemple, soutient Me Lacroix. Un grand nombre de Québécois n’ont pas de réserves pour continuer très longtemps lorsqu’ils se voient privés de revenu, donc ils se tournent vers leurs placements. Or, ceux qui détiennent des produits avec FAR perdront des sommes importantes en vendant plus tôt que prévu. »

Une contrainte inacceptable

Le planificateur financier et président de Gestion Ethik, Léon Lemoine, se dit tout à fait en accord avec la décision de l’AMF d’interdire les FAR.

« Le plus important pour moi reste de protéger la mobilité des investisseurs, soutient-il. Ils ne devraient pas payer de pénalité pour vendre leurs fonds, que ce soit pour récupérer des liquidités ou effectuer un autre placement. »

Il souligne qu’il choisit généralement un produit davantage pour son gestionnaire de portefeuille que pour le fonds lui-même. Si un gestionnaire dont il apprécie la stratégie et les résultats change d’équipe, il n’est pas rare que M. Lemoine déménage certains placements pour le suivre. Les FAR le priveraient de cette possibilité.

Léon Lemoine ne travaille qu’à honoraires. Il négocie ses frais mensuels avec les clients. Il comprend tout de même l’intérêt financier qu’il peut y avoir pour certains professionnels rémunérés à commission d’utiliser l’option des FAR.

Imaginons, par exemple, un placement de 100 000 dollars. Un conseiller à honoraires qui facturerait 1,2 % de l’actif sous gestion (ASG) en frais de gestion recevrait 100 dollars par mois. Dans le cas d’un produit assorti de FAR, le courtier et le conseiller se partageront dès le départ une commission, par exemple 5 %. Cela se traduirait par un montant de 5 000 dollars perçu à l’achat. En échange, toutefois, le client se retrouvera captif pendant quelques années.

« Bien sûr que dans le cas des petits investisseurs, les honoraires ne paient pas beaucoup, puisqu’ils détiennent peu d’actifs, admet M. Lemoine. Mais avec le temps, leur épargne augmentera et ils rapporteront davantage. Il faut aussi savoir conseiller ceux qui débutent. » Il ajoute que d’avoir un bon nombre de clients rémunérateurs en raison de leur ASG élevé permet de contrebalancer ceux qui le sont moins.

De son côté, Fabien Major, associé principal et fondateur de Major Gestion privée – Assante, ne pleure pas la disparition des FAR, mais regrette qu’une seule catégorie de produits ait été ciblée. Il aurait préféré que tous les produits comportant une restriction au rachat de tous les canaux de distribution soient interdits. Les certificats de placement garanti comme les fonds distincts, actions de fonds de travailleurs et billets liés devraient toujours rester rachetables sans pénalité, selon lui.

« On voit encore très souvent des institutions financières vendre des certificats non rachetables avant terme à des investisseurs peu fortunés ou à des aînés, c’est inacceptable », dit-il.

« À la longue, on renforcera un oligopole et on diminuera la diversité du conseil.  »

Flavio Vani

Une double menace

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF), a une opinion bien différente de celle de l’AMF. Il se dresse vent debout contre une décision qui aura, selon lui, des répercussions négatives pour les petits investisseurs et la relève. L’APCSF a lancé une pétition contre l’interdiction des FAR, accompagnée d’une lettre adressée au ministre des Finances du Québec, Eric Girard, lui demandant de reculer. Au moment d’imprimer ces lignes, l’Association n’avait pas encore reçu de réponse.

Selon M. Vani, les petits et moyens épargnants n’ont pas l’argent ou le désir de verser des honoraires, qu’ils voient parfois comme une dépense importante. De plus, ils représentent une clientèle peu attrayante pour les conseillers, car pas très payante. Ces personnes n’auront donc plus accès à du conseil en dehors des grandes institutions comme les banques ou les compagnies d’assurance, qui ont les moyens d’embaucher des conseillers et de leur verser un salaire.

« De la même manière, les jeunes conseillers privés de ces commissions ne pourront pas se construire une clientèle, car ils commencent généralement par de petits investisseurs, poursuit M. Vani. Ils iront donc travailler dans les banques ou les firmes d’assurance. À la longue, on renforcera un oligopole et on diminuera la diversité du conseil. »

Il ajoute que les produits avec FAR sont vendus après avoir réalisé une analyse des besoins financiers, en considérant un horizon de placement précis déterminé avec le client. Si ce dernier change d’idée en cours de route, il n’est pas anormal qu’il doive payer des frais de rachat, croit-il.

À l’AMF, Me Lacroix conteste cette interprétation. L’Autorité ne fait pas de différence entre les représentants en épargne collective autonomes et ceux qui sont rattachés à des banques ou à de grands groupes d’assurance.

« Les plus touchés par le changement sont surtout les conseillers indépendants qui n’ont pas fait évoluer leur modèle d’affaires pour diminuer leurs coûts de base dans la gestion des petits comptes, juge-t-il. Ils devront maintenant le faire. »

Il estime qu’il existe bien des options pour offrir des services financiers, même aux investisseurs moins nantis, sans utiliser des produits contraignants pour les consommateurs. Il cite l’adoption d’outils technologiques pour automatiser et accélérer la cueillette d’informations ou les interactions au quotidien avec les clients.

L’AMF a d’ailleurs prévu une période de transition jusqu’au 1er juin 2022. D’ici là, les conseillers peuvent continuer de vendre des fonds assortis de FAR et les termes de ces options devront être suivis. C’est donc dire qu’un client qui achètera en mai 2022 un fonds avec FAR prévoyant des frais de sortie s’il liquide des parts avant un certain nombre d’années devra respecter cette entente jusqu’à la fin.

« Nous sommes conscients que, pour certains, l’adaptation à cette nouvelle règle représentera un défi, c’est pourquoi nous avons prévu une telle transition. »

« Le plus important pour moi reste de protéger la mobilité des investisseurs. Ils ne devraient pas payer de pénalité pour vendre leurs fonds. »

– Léon Lemoine

Encadrer plutôt qu’interdire

Certains auraient préféré que les FAR restent disponibles, quitte à être balisés plus sévèrement. C’est notamment la position de l’Institut des fonds d’investissement du Canada.

« Ils auraient pu conserver cette option pour les jeunes conseillers et les comptes moins importants, de manière à protéger l’entrée dans le métier et à s’assurer que les petits investisseurs gardent leur accès au conseil financier », souligne Eric F. Gosselin, planificateur financier rattaché aux Services en placements PEAK.

Selon lui, les conséquences néfastes d’une abolition pure et simple des FAR risquent de dépasser celles qu’aurait eues leur maintien à l’intérieur d’un système plus strictement encadré.

Il suggère, par exemple, d’éliminer les FAR assortis d’un calendrier de six ou sept ans, mais de garder ceux qui s’étendent sur deux ou trois ans. De la même manière, ces options pourraient se voir interdites pour les clients âgés ou pour les conseillers dotés d’un certain nombre d’années d’expérience.

« L’abolition va défavoriser ceux qui ne disposent pas de 100 000 dollars d’investissement ; or, cela représentait 67,2 % de tous les Canadiens en 2012, selon un sondage du service Canadian Financial Monitor d’Ipsos », précise M. Gosselin.

« Ils auraient pu conserver cette option pour les jeunes conseillers et les comptes moins importants, de manière à protéger l’entrée dans le métier et à s’assurer que les petits investisseurs gardent leur accès au conseil financier. »

Eric F. Gosselin

Gino-Sébastian Savard, président de MICA Cabinets de services financiers, aurait lui aussi préféré un encadrement plus strict à la place de l’abolition des FAR. Il note que plusieurs cabinets interdisaient d’ores et déjà ces frais pour les clients ayant dépassé un âge particulier ou pour certains montants d’investissement. Les conseillers devaient d’ailleurs justifier leur choix. Lui aussi juge que l’interdiction nuira aux jeunes conseillers et aux petits épargnants.

« Les grands investisseurs peuvent négocier leurs honoraires et ont accès à des produits à frais réduits, rappelle M. Savard. Avec la disparition des FAR, il deviendra difficile de servir les petits épargnants. Ceux-ci constituaient une rémunération importante pour les jeunes conseillers. Ils peineront maintenant davantage à entrer dans la profession. »

En Ontario, le gouvernement a justement préféré adopter des balises afin de préserver l’option des FAR pour certains consommateurs. Il a lancé une consultation à ce sujet en février dernier. Le règlement interdirait les FAR pour les clients âgés de 60 ans et plus ou dont l’horizon de placement est plus court que celui des frais de rachat, ainsi que pour ceux qui comptent emprunter pour financer leur achat.

« Les grands investisseurs peuvent négocier leurs honoraires et ont accès à des produits à frais réduits. Avec la disparition des FAR, il deviendra difficile de servir les petits épargnants. »

Gino-Sébastian Savard

Le seuil maximal d’un compte serait de 50 000 dollars et la durée maximale des frais serait limitée à trois ans, contre sept ans actuellement. De plus, les clients pourraient racheter annuellement 10 % de la valeur de leur placement gratuitement. Les FAR seraient également levés en cas de difficultés financières, comme la perte involontaire d’un emploi à temps plein, une invalidité permanente ou une maladie grave.

Pourquoi ne pas avoir emprunté cette voie, plutôt que celle de l’abolition complète? « Nous estimons que cette solution ne protégera pas aussi bien les investisseurs que l’interdiction, tout en ajoutant une charge de conformité, explique Me Lacroix. Ce n’est pas le résultat souhaité. »

Le débat est donc bien campé. D’un côté, ceux qui se réjouissent de la disparition des frais de rachat et du risque de conflit d’intérêts. De l’autre, ceux qui s’inquiètent des répercussions des nouvelles règles sur l’accès au conseil pour les petits investisseurs et sur l’entrée dans la profession des jeunes conseillers. Il faudra un certain temps avant de pouvoir dresser un premier bilan des conséquences de cette décision.

Au Canada, 1 625 fonds communs de placement sur 24 000 facturent des FAR en 2020. Leur actif totalise 117 milliards de dollars, soit moins de 10 % du total investi dans tous les fonds, qui s’élève à 1,6 billion de dollars.

Source : Morningstar

Pour aller plus loin


• Ce texte est paru dans l’édition de juin 2020 de Conseiller. Vous pouvez consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Jean-François Venne