Des pays que les investisseurs ne devraient (peut-être) plus bouder

Par Gérard Bérubé | 10 mars 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
7 minutes de lecture
Charles Wollertz / 123RF

Les investisseurs ne s’y intéressent pas ou peu, même si elles sont les économies émergentes de demain. Ces pays composant les frontier markets ont pourtant leur raison d’être dans les portefeuilles.

Une trentaine de pays peuvent répondre à la définition de « frontier market », que plusieurs traduisent littéralement par marchés frontières, même si marchés naissants ou marchés ­pré-émergents seraient plus justes. Leur économie accuse un retard de 40 à 50 ans sur celle des pays dits développés. Parmi eux, certains sont comparables au ­BRIC (Brésil, ­Russie, ­Inde et ­Chine) il y a 15 ou 20 ans. Ils n’apparaissent que sur le radar d’une poignée d’investisseurs institutionnels et sont, en définitive, hors de portée des petits épargnants. Pourtant…

Mattias ­Martinsson, chef de l’investissement et partenaire fondateur de la firme suédoise ­Tundra ­Fonder, voit dans ces pays le même potentiel que présentaient il y a quelques années ceux qui dominent aujourd’hui les marchés émergents. Certains amorcent une période de croissance annuelle plus prévisible de 5 à 10 %, s’appuyant sur une démographie favorable, des investissements en infrastructure et dans les programmes sociaux, ainsi qu’une amélioration de leur environnement d’affaires.

« ­Le monde compte plus de 7 milliards de personnes. Du nombre, 1,1 milliard forment ce qu’on appelle l’économie développée, mature. Les quelque 6 milliards restants habitent les pays dits en voie de développement. Chez ces derniers, 85 % composent l’univers des émergents, les autres se situant à la frontière à divers degrés, nombre d’entre eux aspirant à être promus chez les émergents », souligne ­Mattias ­Martinsson.

Les marchés frontières abritent une population de 800 millions de personnes et affichent un ­PIB par habitant de 1 900 $ ­US, comparativement à 339 millions de personnes dans la zone euro, pour un ­PIB par habitant de 39 000 $ ­US.

« Ce sont des pays en développement économique accéléré, avec une classe moyenne naissante.»

Serge ­Pépin, stratège de placement à BMO ­Gestion mondiale d’actifs

CROISSANCE ACCÉLÉRÉE 

« ­Ce sont des pays en développement économique accéléré, avec une classe moyenne naissante, décrit ­Serge ­Pépin, stratège de placement à ­BMO ­Gestion mondiale d’actifs. Mais ils affichent plus de volatilité et fournissent moins d’occasions [que des économies plus importantes et plus matures comme la ­Chine et l’Inde]. »

L’analyste installé à ­Londres cite le ­Vietnam, l’Afrique du ­Sud et l’Argentine comme des candidats intéressants pour l’investissement. Parmi les critères retenus : une population à la taille respectable, avec une proportion élevée de jeunes, une base économique encore restreinte, mais capable de produire des « champions » locaux. Ces régions produisent des biens utilisés dans les pays développés, offrent de faibles coûts en ­main-d’œuvre et sont en voie d’urbanisation accélérée.

Serge ­Pépin retient aussi la ­Roumanie, la ­Jordanie et le ­Liban, qui demeurent toutefois de petits marchés avec peu de liquidités. « ­Il est généralement difficile d’y investir. Les marchés financiers de ces pays souffrent souvent d’absence de normes, de réglementation », ­insiste-t-il. Peuvent s’y greffer des restrictions sur la devise, des risques de dévaluation des monnaies et de l’hyperinflation.

Tundra se positionne quant à lui en spécialiste des marchés frontières. Ce gestionnaire limite son action à sept pays. L’Égypte (23 %), le ­Vietnam (22 %), le ­Pakistan (18 %), le ­Bangladesh (9 %) et le ­Sri ­Lanka (8 %) sont surreprésentés dans ses portefeuilles, ces pays affichant un profil permettant d’anticiper une croissance annuelle de leur ­PIB de 6 à 7 %. S’ajoutent le ­Kenya et le ­Nigeria, et le ­Koweït comme candidat potentiel.

« ­Nous retenons les régions les plus peuplées. Ce sont sept gros marchés, indique ­Mattias ­Martinsson. Et parmi eux, nous choisissons des entreprises capables d’accroître leur part de marché dans le temps et démontrant une rentabilité supérieure à leurs concurrents, selon les critères ­ESG (environnemental, social et de gouvernance). » ­Avec son équipe d’analystes répartis dans les pays retenus, ­Tundra apporte à sa clientèle ce qu’on appelle l’alpha, c’­est-à-dire la valeur ajoutée de la gestion active (ou du gestionnaire) d’un portefeuille.

C’est le genre d’approche que nécessitent ces investissements ciblés. « ­Il faut de la patience et de la recherche. Il faut être sur place, faire de la gestion active, renchérit ­Serge ­Pépin. Ces pays sont parfois instables politiquement, socialement et économiquement parlant. L’information n’est également pas toujours disponible ou fiable. »

C’est connu, ces États sont plus facilement exposés à l’instabilité politique, aux mouvements sociaux, à la corruption, à un environnement réglementaire restreint et à un système bancaire instable. Mais ce risque varie selon chaque contrée.

« Les marchés frontières proposent une excellente source de diversification et une faible corrélation.»

Mattias ­Martinsson, chef de l’investissement et partenaire fondateur de ­Tundra ­Fonder

HORIZON DE DIX ANS 

Mattias Martinsson estime que les marchés frontières peuvent convenir à l’investisseur dont l’horizon de placement est d’environ dix ans, afin de couvrir un cycle boursier complet, et qui recherche un potentiel de croissance économique supérieur à la moyenne pour un risque similaire à celui de l’indice ­MSCI mondial. Ils proposent une excellente source de diversification et une faible corrélation, aussi bien entre eux qu’avec les marchés émergents, ­ajoute-t-il.

Les experts

  • Alain Desbiens

    Alain Desbiens Directeur général, distribution des FNB, Québec et Atlantique, BMO Gestion mondiale d’actifs

  • Mattias Martinsson

    Mattias Martinsson Chef de l’investissement et partenaire fondateur de Tundra Fonder

  • Serge Pépin

    Serge Pépin Stratège de placement à ­BMO ­Gestion mondiale d’actifs

Selon ­Morningstar, l’indice ­MSCI ­Marchés émergents présente une corrélation de plus de 80 % avec le S&P 500 sur cinq et dix ans, contre 72 et 59 % respectivement pour le ­MSCI ­Marchés frontières. Selon la firme londonienne ­LGM ­Investments, la corrélation entre les marchés frontières et émergents n’a été que de 37 % entre 2002 et 2017. Cette comparaison entre indices est toutefois à prendre avec précaution. De grosses pointures telles que la ­Chine, la ­Corée du ­Sud et ­Taïwan peuvent être fortement représentées, comptant pour 57,1 % du ­MSCI ­Marchés émergents. Sans oublier que le ­Brésil, la ­Russie et l’Indonésie sont grandement corrélées avec la ­Chine, ce qui ajoute à la prépondérance chinoise dans cet indice. L’importance de l’Empire du ­Milieu y semble démesurée, ce qui fausse la comparaison avec un portefeuille de pays émergents plus diversifié.

Il y a aussi beaucoup de mouvement d’un indice à l’autre. Des régions comme l’Argentine et le ­Maroc ont été rétrogradées en 2009 et 2013 respectivement et celles du ­Qatar et des Émirats arabes unis, surclassées en 2014. Le ­Pakistan a été éjecté de l’indice ­Marchés frontières cette année. Il est également prévu que l’Argentine (comptant pour 21,6 % de l’indice ­Marchés frontières) reviendra chez les émergents en 2019, accompagnée du ­Vietnam (13,5 % de l’indice).

N’empêche, cet apport au chapitre de la diversification est d’autant plus pertinent que ces marchés frontières sont encore peu intégrés à l’économie mondiale et que les investisseurs étrangers y sont peu présents, ce qui les rend moins sensibles aux mouvements des capitaux.

ET LES PETITS INVESTISSEURS? 

La meilleure façon d’aborder ces marchés est de faire appel à des produits s’en remettant à la gestion active. « ­Cette gestion active est plus importante là où les marchés sont moins efficaces », précise ­Alain ­Desbiens, ­directeur général, distribution des FNB, ­Québec et ­Atlantique, ­BMO ­Gestion mondiale d’actifs.

Plusieurs fonds négociés en ­Bourse permettent une exposition aux marchés émergents, indique-t-il. Mais rares sont ceux qui le font pour les marchés naissants. « ­Il n’y en a aucun en dollars canadiens, et un du côté américain, libellé en dollars américains. »

Au 30 septembre dernier, le iShares ­MSCI ­Frontier ­100 ETF a donné un rendement total annuel de 26,3 % sur un an, de -1,6 % sur trois ans et de 7,8 % sur cinq ans, pour un ratio de frais de gestion de 0,8 %. Son indice de référence, le ­MSCI ­Marchés frontières, a également offert un rendement très volatil, passant de -19 % en 2011 à +8,2 % en 2012, +25,9 % l’année suivante, +5 % en 2014, -13,8 % en 2015, +6,8 % en 2016 et +30,2 % en 2017 (au 30 novembre).

Chez les petits investisseurs, les portefeuilles sont surtout de type équilibré axés sur le revenu, équilibré ou équilibré croissance, précise également ­Alain ­Desbiens.

« ­Il y a peu d’exposition aux pays émergents dans ces portefeuilles de base construits sur des modèles de risque. Cette exposition aux émergents se voit surtout dans les modèles de risque de type croissance et actions de croissance, ­explique-t-il. La partie « émergents » va alors occuper de 4 à 6 % du portefeuille. Nous sommes donc loin des pays frontières. C’est un marché intéressant, mais à fort risque [pour le petit investisseur]. »

Il estime qu’une exposition aux pays ­pré-émergents correspondrait à un profil d’investisseur avec une plus forte tolérance au risque, dans des modèles de type actions de croissance. Or, « peu d’investisseurs ont ce degré de tolérance au risque », ­dit-il. Et l’investisseur canadien a surtout le réflexe d’investir chez lui.

L’achat canadien constitue de 80 à 85 % du marché obligataire du pays et de 60 à 65 % du marché des actions.

Reste que s’ils ne sont pas pour tout le monde, les marchés frontières recèlent certaines occasions que l’investisseur plus audacieux devrait considérer davantage.

Des régions qui ont profité d’un développement économique accéléré*

  • Années 1960 : ­Japon
  • Années 1980 : ­Taïwan et ­Corée du ­Sud
  • Années 1990 : ­Chine et ­Europe centrale
  • 2010 : Vietnam
  • 2015 : Pakistan
  • 2018 : Bangladesh
  • 2020 (projection) : Afrique

*À l’exception du ­Japon, elles pouvaient toutes être qualifiées de marchés frontières (ou futurs marchés émergents).

Source : ­Tundra ­Fonder


• Ce texte est paru dans l’édition de mars 2018 de Conseiller.

Gérard Bérubé