Disparition des commissions intégrées : ceux qui applaudissent

Par Didier Bert | 11 mars 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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La possibilité que les ­Autorités canadiennes en valeurs mobilières mettent fin aux commissions intégrées suscite l’ire de tous les conseillers. Tous ? ­Non ! ­Certains sont déjà passés depuis plusieurs années à d’autres modes de rémunération. Ils témoignent de leurs motifs de satisfaction… et livrent quelques conseils pour franchir le pas.

La disparition possible des commissions intégrées1 ne serait pas une catastrophe pour ­tous. Si des organisations et des conseillers se sont déjà prononcés contre le projet, d’autres clament leur souhait de voir l’industrie tourner le dos à cette pratique.

EN FINIR AVEC LES CLIENTS CAPTIFS

Interrogés sur les gains à attendre de cette abolition, ces professionnels mettent en avant les bénéfices pour les clients. Pour ­Léon ­Lemoine, planificateur financier à ­Whitemont, le premier avantage sera la disparition des frais de rachat.

« ­Cela permet au client de sortir d’une position aisément, sans frais, et au conseiller de toujours choisir les meilleures occasions pour le client », explique celui qui est passé à la facturation par honoraires il y a 15 ans. Le modèle à commission intégrée garde davantage le client captif, croit M. Lemoine.

« ­Dans les fonds communs, les bons résultats viennent des gestionnaires aguerris, explique-t-il. Il m’est déjà arrivé de sortir mes clients d’une firme parce qu’un gestionnaire la quittait… Le portefeuille qu’il gérait s’est retrouvé en chute libre peu après. À commission, mes clients auraient été captifs. » ­Ils n’auraient pas pu se départir du fonds aussi librement, devant assumer les frais de sortie, ­estime-t-il.

L’abolition des commissions dynamisera l’industrie au profit des clients, avance aussi ­Philippe ­Ventura, associé chez ­Chevalier ­Meunier et associés. « ­La fin des commissions intégrées apportera une transparence accrue. Les conseillers feront plus de comptes rendus, ce qui créera davantage de compétition », affirme celui dont une partie des clients est facturée à honoraires.

M. Ventura reprend ainsi l’argument avancé par les ­ACVM dans leur document de consultation : « […] en raison de leur intégration et de leur complexité, elles [les commissions intégrées, NDLR] peuvent empêcher les investisseurs d’évaluer et de gérer l’incidence des coûts de la rémunération des courtiers sur le rendement de leur investissement ».

Il nuance cependant son enthousiasme. « ­Pour l’instant, la discussion avec les consommateurs en reste encore autour du coût des honoraires, qu’ils perçoivent comme chers », ­regrette-t-il, en soulignant qu’il appartient aux compagnies de fonds de réduire les frais des produits facturés à honoraires. « ­La pression est clairement là… La baisse devra avoir lieu. »

DES HONORAIRES OU DES ROBOTS? 

Plusieurs craignent que le passage des commissions intégrées aux honoraires ne décourage les épargnants aux revenus plus modestes de recourir aux services d’un conseiller. « ­Si sa situation n’est pas complexe, ce client peut être servi par le caissier de sa banque », estime un conseiller, qui n’a pas voulu être nommé, preuve que le sujet reste délicat.

Le caissier, ou les dernières évolutions technologiques… ­Les ­robots-conseillers ont un rôle à jouer auprès des clients les moins aisés, assure ­Benjamin ­Creary, directeur des ventes à ­Vanguard. Il cite l’exemple du ­Royaume-Uni, où des applications logicielles sont mises à la disposition des petits investisseurs qui n’ont plus accès à un conseiller de plein exercice.

Il restera toutefois des conseillers prêts à accompagner ces épargnants, croit ­Léon ­Lemoine. « ­Le critère d’acceptabilité de ma pratique est que le client veut se prendre en main financièrement, ­assure-t-il. Je mise sur leur sérieux. Les clients soigneux dans leur démarche financière méritent de bons conseils. »

La proposition des ­ACVM

Les ­Autorités canadiennes en valeurs mobilières précisent leurs intentions dans leur ­Document de consultation ­81-408 des ­ACVM : ­Consultation sur l’option d’abandonner les commissions intégrées.

« ­Si nous décidions de mettre de l’avant un projet de règlement, nous prévoyons actuellement que nous chercherions à mettre fin à tout paiement direct ou indirect au courtier par une autre personne que l’investisseur pour la souscription ou la détention des titres [NDLR : organisme de placement collectif, fonds d’investissement à capital fixe, billet structuré].

Le règlement interdirait le versement au courtier d’une rémunération payée ou financée par le fonds d’investissement, le gestionnaire de fonds d’investissement ou l’émetteur de billets structurés par prélèvement sur les actifs ou le revenu du fonds.

Nous prévoyons qu’une telle modification aurait au moins pour effet d’interdire le paiement par les fonds d’investissement, les gestionnaires de fonds d’investissement ou les émetteurs de billets structurés des commissions intégrées suivantes aux courtiers :

  • les commissions de suivi ou les honoraires de service permanents
  • les commissions versées au moment de souscriptions effectuées selon l’option des frais d’acquisition reportés »

Fin novembre, l’Autorité des marchés financiers annonçait avoir achevé sa série de consultations. Au moment d’imprimer ces lignes, « les travaux et les échanges entre les régulateurs se poursuivaient », précisait ­Sylvain ­Théberge, le ­porte-parole de l’Autorité des marchés financiers.

RENFORCER LA VALEUR DU CONSEILLER 

Outre les avantages pour les consommateurs, les représentants y trouveront eux aussi leur compte, affirment en chœur les conseillers interrogés. C’est la relation même avec le client qui se trouve changée une fois les commissions intégrées abandonnées.

« ­Quand le conseiller négocie les frais directement avec le client, cela l’amène à bien expliquer la valeur qu’il apporte, précise ­Benjamin ­Creary. Et cela permet de renforcer leur relation. »

Une réévaluation de la valeur du conseiller qui bénéficiera à la profession, affirme ­Philippe ­Ventura. « ­On est encore trop perçu comme une industrie de vendeurs d’aspirateurs », ­lâche-t-il.

Les experts

  • Benjamin Creary

    Benjamin Creary Directeur des ventes à Vanguard

  • Léon Lemoine

    Léon Lemoine Planificateur financier à Whitemont

Selon lui, travailler à honoraires incitera les conseillers à fournir les meilleurs services, car ils devront prouver leur valeur ajoutée pour pouvoir facturer leur prestation.

Face à ce changement, le client pourrait se sentir hésitant, puisque le prix à payer pour le conseil serait plus facile à voir sur une facture d’honoraires qu’avec des commissions intégrées, avancent certains des conseillers interrogés. Les honoraires sont donc considérés comme chers. Ce virage prendra du temps à entrer dans les mœurs. « ­Les honoraires, c’est comme la ceinture de sécurité dans les années 1970, ça a pris vingt ans de publicité pour convaincre le public de sa nécessité », assure M. Ventura.

« ­Il faut simplement expliquer au client que l’industrie effectue un changement de cap salutaire pour lui, ­ajoute-t-il. ­Dites-lui : vous pourrez évaluer ce que je vous apporte. Vous paierez en fonction des services reçus. »

SE PRÉPARER À LA TRANSITION 

Et même si les clients sont réceptifs et vont de l’avant, le conseiller entamera inévitablement sa transition vers les honoraires en voyant ses revenus diminuer, comme les commissions d’acquisition versées la première année de détention d’un actif seront supprimées. ­Celles-ci peuvent facilement être plus importantes que le total des commissions de suivi que le conseiller encaissera tout au long de la durée de possession du placement. Et la perception d’honoraires prend du temps avant de compenser la perte des commissions de première année.

« J’ai connu une rémunération en forte baisse durant une bonne année », relate ­Léon ­Lemoine, en se remémorant son abandon des commissions intégrées.

Aux conseillers qui s’apprêtent à franchir le pas, le planificateur financier recommande de s’associer avec un cabinet multidisciplinaire pour pouvoir diversifier leurs sources de revenus. ­Lui-même a procédé ainsi, notamment en recommandant contre rémunération des clients pour du courtage hypothécaire, des assurances et de la fiscalité.

La firme de placement peut jouer un rôle dans cette transition. Ainsi, ­Vanguard a mis au point un document de référence pour aider les conseillers à passer aux honoraires2. « ­Nous avons rassemblé les meilleures pratiques pour constituer ce guide et proposer des ateliers aux conseillers », précise ­Benjamin ­Creary. Le document pointe la nécessité d’établir une vision des activités futures du conseiller, mais aussi l’importance d’élaborer un plan de transition vers le nouveau modèle de rémunération.

À vos calculettes…

Quelles conséquences financières a le passage d’une rémunération à commission vers celle à honoraires ? Pour Conseiller, Léon Lemoine s’est livré à un rapide calcul.

« Quand on est à commission, on reçoit une commission de départ importante à l’acquisition du placement, par exemple 5 % de l’actif qui sera géré. Sur un placement de 100 000 $, cela donne une commission d’acquisition de 5 000 $.

Un dixième de cette commission est versé chaque année de la 2e à la 7e année de détention du placement, soit 500 $ annuellement, pour un total de 3 000 $ sur ces six années (avec une hypothèse de rendement nul afin de faciliter les calculs). Si on ajoute à cela la commission de départ, on arrive à un total de 8 000 $.

Quand le conseiller transfère sa clientèle, il la cède habituellement à 2 ou 3 fois le montant de sa rémunération annuelle. Il recevra donc 3 x 500 $, soit 1 500 $ par client. La commission de départ n’est pas incluse dans ce calcul, car elle a déjà été encaissée et ne pourra pas constituer un revenu pour l’acquéreur potentiel.

À honoraires, si le conseiller reçoit chaque année 1 % de l’actif géré, il gagne beaucoup moins la première année : 1 000 $ au lieu de 5 000 $. Et au bout de sept ans, il aura gagné 7 000 $, contre 8 000 $ à commission. C’est après sept ans que les frais d’acquisition reportés tombent habituellement à zéro, notent les ACVM. Après neuf ans, le conseiller à honoraires rejoindra celui à commission, tous deux ayant accumulé 9 000 $. Par la suite, c’est le conseiller à honoraires qui recevra davantage, à raison de 1 000 $ par an contre 500 $. Et il transférera ce client pour 3 000 $ (3 x 1 000 $)… soit le double d’une cession de clientèle à commission.

S’ASSOCIER POUR DÉBUTER 

La stratégie préconisée par M. Lemoine semble particulièrement adaptée aux nouveaux conseillers, pour qui l’adoption de la rémunération à honoraires rend encore plus difficile qu’avant de se faire une place dans l’industrie. « ­Il serait utopique de se lancer à honoraires en commençant, affirme-t-il. Cela reviendrait en moyenne à gagner cinq fois moins qu’un autre débutant ! »

C’est que le conseiller qui démarre sa carrière devra démontrer très rapidement sa valeur ajoutée afin de trouver une clientèle prête à lui verser des honoraires. Et la commission à l’acquisition étant supprimée, son seuil de rentabilité sera logiquement repoussé dans le temps.

L’association avec un cabinet multidisciplinaire peut permettre au nouveau conseiller d’acquérir une clientèle de départ. « ­Un jeune qui veut entrer n’aura pas le choix de s’acheter une clientèle, de s’affilier à un conseiller plus expérimenté, de travailler en institution financière, ou de recevoir des références de banques », renchérit M. Ventura, qui recommande aux débutants de commencer aux côtés d’un professionnel établi.

À l’autre bout du spectre, les conseillers qui s’apprêtent à passer la main ne seront pas perdants… s’ils ont adopté les honoraires.

« ­La valeur d’un bloc d’affaires à honoraires est plus élevée », affirme ­Léon ­Lemoine. Selon ses calculs (voir encadré), une clientèle payant des honoraires annuels pourrait valoir le double de celle versant des commissions de suivi. Quant à ceux qui s’apprêtent à partir à la retraite sans être passés aux honoraires, ils pourraient plutôt envisager de franchir le pas. Cela pourrait leur permettre de céder leur clientèle plus cher. Mais cela leur demandera de passer au moins une année creuse en termes de revenus, en plus de l’énergie à déployer pour réaliser cette mutation.

« ­Il y a un prix à payer, relativise ­Léon ­Lemoine, en rappelant l’année de transition qu’il a dû traverser. Mais je ne ferais jamais marche arrière. »


• Ce texte est paru dans l’édition de mars 2018 de Conseiller.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.