La croissance est chez les femmes

Par Didier Bert | 25 septembre 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Vous prenez systématiquement ­rendez-vous avec l’homme quand vous approchez un couple pour lui proposer vos services? ­Il est grand temps de changer votre façon de faire, car les femmes ont bien plus de pouvoir sur les finances familiales que vous semblez le croire… Et ce pouvoir tendra à croître dans les années à venir.

Il reste beaucoup de travail à faire dans l’industrie pour se débarrasser des clichés envers les épargnantes, estime ­Hélène ­Gagné, gestionnaire de portefeuille à ­Gestion privée ­Gagné ­Johnston (Valeurs mobilières ­PEAK). « ­Les conseillers et les institutions financières ne font pas assez d’efforts pour développer leur clientèle féminine. C’est facile à voir : il suffit de regarder les publicités, orientées d’abord pour rejoindre les hommes. »

Une étude de la firme ­Yankelovich (devenue ­Kantar) citée par ­She-conomy.com, un site web spécialisé dans le marketing destiné aux femmes, indique en effet que 84 % d’entre elles s’estiment mal comprises en observant les publicités sur les placements financiers.

Clientèle en croissance

Et si ces habitudes ne changent pas, c’est un pan de plus en plus important de la clientèle québécoise qui risque d’être ignoré par les conseillers. « ­On se doit d’en faire plus pour la clientèle féminine, surtout qu’elle prend davantage sa place dans tous les aspects de la prise de décision financière », observe ­Angela D’Angelo, ­vice-présidente, ­Développement et expérience client à la ­Financière ­Banque Nationale ­Gestion de patrimoine.

Ce constat ne concerne pas seulement les employées. Au ­Québec, les créateurs d’entreprises sont désormais majoritairement des femmes (51,4 %), indique l’Indice entrepreneurial québécois 2017 réalisé par le ­Réseau M de la ­Fondation de l’entrepreneurship. « ­Quand une personne est à son compte, les besoins en conseil financier sont plus importants », rappelle ­André ­Lacasse, planificateur financier et cofondateur d’Elle ­Finances, qui offre des services de planification financière au féminin et qu’il développe avec quatre conseillères.

Au ­Canada, 43 % des détenteurs d’actif qui possèdent plus de 500 000 $ à investir sont des femmes, affirme l’auteur ­Tim ­Querengesser dans son ouvrage ­The ­Confidence ­Gap: ­Why aren’t there more women investors? ­Celles-ci contrôlent ainsi 1,1 billion de dollars.

Un meilleur potentiel de développement

« ­Penser que ce sont les hommes qui gèrent les finances, c’est croire un mythe », pointe ­André ­Lacasse. Et ce mythe pousse les conseillers à aborder les ­rendez-vous du mauvais pied.

« ­Certains font l’erreur de s’adresser davantage à l’homme lorsqu’ils rencontrent des couples, alors que sa conjointe pourrait être une cliente possiblement plus intéressante, relève ­Hélène ­Gagné. Les femmes ont des revenus de plus en plus élevés. Elles vivent généralement plus longtemps et elles reçoivent deux héritages : celui de leurs parents et celui de leur mari. »

Or, la clientèle féminine fortunée est critique envers les services rendus par ses conseillers. Un rapport du ­Boston ­Consulting ­Group montre que 73 % d’entre elles en sont insatisfaites. La conséquence est sans appel pour les professionnels concernés : dans l’année qui suit le décès de leur conjoint, 80 % des ­Canadiennes changent de conseiller, affirme ­Tim ­Querengesser. Et puisque les femmes ont une espérance de vie plus longue que leurs conjoints du sexe opposé, l’actif accumulé durant deux vies échappe ainsi aux conseillers délaissés.

En cause : l’incapacité de s’adresser aux femmes d’une manière adéquate, qui serait différente de celle à adopter avec la clientèle masculine. « ­Les femmes accordent davantage d’importance au sens de leurs investissements et de leur planification, quand les hommes pensent davantage au rendement », affirme ­Hélène ­Gagné. Cela expliquerait que les femmes ont généralement une approche de placement plus prudente que les hommes, ­observe-t-elle.

Des défis spécifiques aux femmes

Les défis financiers auxquels les femmes font face sont aussi différents de ceux que vivent les hommes sur plusieurs aspects. « ­Il est essentiel de tenir compte des enjeux spécifiques aux femmes », souligne ­Mme ­Gagné. Elles sont souvent moins bien payées que leurs collègues masculins. Et leur parcours professionnel est plus fréquemment interrompu par des périodes consacrées à leur famille : que ce soit pour la naissance et l’éducation de leurs enfants, ou pour soutenir un conjoint malade ou un parent en perte d’autonomie, par exemple.

Gagnant moins, elles cotisent moins à leurs régimes de retraite. Elles arrivent ainsi à la fin de leur vie active avec un capital inférieur à celui accumulé par les hommes… mais avec une espérance de vie supérieure !

« ­Les femmes vivent du stress à cause de ce problème, assure ­Brigitte ­Felx, première directrice régionale, ­Stratégie de distribution – Entreprise à ­RBC ­Gestion mondiale d’actifs. Elles sont à la recherche d’un horizon de placement à long terme, mais elles investissent beaucoup dans des produits à faible rendement. »

Le conseiller doit alors être capable de montrer aux femmes qu’une approche prudente n’empêche pas une prise de risque adaptée afin d’atteindre leurs objectifs. « L’enjeu est d’éviter de courir le risque à long terme de manquer d’argent à la retraite à cause de rendements trop faibles, illustre ­Mme ­Gagné. Elles doivent être capables d’assumer des risques à court terme pour remplir leurs objectifs à long terme. »

Changer d’approche

La clientèle féminine a ses propres objectifs, sa propre sensibilité au risque… et ses propres préférences dans la prise de contact.

Votre développement d’affaires s’appuie sur les parties de golf et les cocktails en soirée? « ­Les femmes préfèrent les rencontres officielles durant les heures de travail, voire au moment du lunch, plutôt que les activités sociales », souligne ­Martine ­Cantin, directrice générale de l’Association des femmes en finance du ­Québec.

Le conseiller doit arriver à la rencontre en ayant bien en tête les enjeux spécifiques à la clientèle féminine, martèle ­Brigitte ­Felx. Sinon, il risque de passer à côté de besoins majeurs. « ­Nommez ces enjeux : la cliente se sentira en confiance, rassurée d’être bien accompagnée », ­suggère-t-elle. Durant la rencontre, le professionnel en services financiers devrait vérifier régulièrement si la femme est engagée dans le processus de décision, par exemple en lui demandant souvent si elle a des questions, poursuit ­Mme D’Angelo.

Surtout, il ne doit pas tenir pour acquis que c’est l’homme qui prendra la décision. « ­Une fois le conseiller parti, la décision se prend à deux… et même souvent, c’est la dame qui tranche », fait remarquer ­Hélène ­Gagné.

À ce moment décisif, ­choisira-t-elle de suivre les recommandations d’un conseiller qui ne s’est pas adressé à elle?

Une industrie dominée par les hommes

L’intérêt insuffisant pour la clientèle féminine dans l’industrie des services financiers pourrait s’expliquer par la ­sous-représentation des femmes dans les sphères dirigeantes du secteur.

Près de la moitié (49,5 %) des conseillers membres de la ­Chambre de la sécurité financière sont des femmes. Mais cela n’empêche pas les institutions financières d’avoir de fortes majorités d’hommes dans leurs conseils d’administration. Les femmes occupent en moyenne 28,5 % des postes de direction parmi les plus grandes entreprises canadiennes du secteur de l’industrie et de la finance, indique le rapport annuel 2016 du ­Conseil canadien pour la diversité administrative.

Elles détenaient 19,8 % des sièges dans les conseils d’administration du ­Québec, tous secteurs confondus, relevait pour sa part l’Enquête ­Catalyst en 2013. Dans l’industrie financière, seules ­La ­Capitale ainsi que la ­Banque ­Laurentienne comptaient plus du tiers d’administratrices dans leurs ­CA (respectivement 45,5 % et 38,5 %).

Comment les choses ­pourraient-elles changer ? « ­Une des bougies d’allumage serait que les entreprises se rendent compte qu’elles perdent de la ­main-d’œuvre ultraqualifiée avec un potentiel important, croit Martine Cantin, directrice générale de l’Association des femmes en finance du Québec. Il faut que ça commence à faire mal pour que l’idée d’améliorer [la situation] entre dans les têtes. »

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.