Le conseil, une histoire de famille

Par Jean-François Venne | 8 mai 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Luca Bertolli / 123RF

Certains professionnels du conseil financier n’auront pas à chercher leur relève très loin : leurs enfants ont répondu présent. Ils leur transféreront donc leurs clients lorsque pointera la retraite, une transition qu’il faut préparer longuement, comme en témoignent ces quatre exemples.

QUAND FISTON BOUSCULE LES PLANS

À la fin de ses études secondaires, ­Patrice ­Charbonneau, Groupe gestion de patrimoine Jacques | Patrice Charbonneau a choisi : il deviendra pharmacien. Son père ­Jacques, conseiller en gestion de patrimoine, envisage pour sa part de vendre son cabinet de services financiers dans les prochaines années afin de prendre sa retraite vers l’âge de 60 ans.

Ça, c’était le plan. Sauf qu’après un mois et demi à étudier en sciences de la santé au cégep, ­Patrice ­Charbonneau réalise que cette carrière n’est pas pour lui. Il quitte et se fait embaucher comme caissier à la ­Banque ­Nationale. Il découvre qu’il est à l’aise de manipuler les chiffres et l’argent et qu’il apprécie le contact avec les clients. Il commence à s’intéresser aux placements et à la gestion de patrimoine.

«La communication est probablement le plus grand défi dans une transition, mais c’est aussi la clé de la réussite. »

– Patrice Charbonneau

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Il confie alors à son père qu’il envisage de faire carrière dans les services financiers et qu’il aimerait travailler avec lui. Mais pour Jacques Charbonneau, cela signifie renoncer à la vente de son entreprise et retarder de plusieurs années sa retraite, dans l’attente que son fils ait complété sa formation et soit prêt à prendre la relève.

« J’ai fait mes études en un temps record, explique ­Patrice ­Charbonneau. Dès 2011, je suivais sept cours par session pour compléter mon baccalauréat en administration des affaires et, [au même moment], je suis entré au cabinet à temps plein l’été et à temps partiel l’hiver. Au début, je travaillais avec l’adjointe de mon père afin de bien comprendre toutes les tâches administratives. »

Il termine ses études en décembre 2013 et devient officiellement conseiller en placement le mois suivant, puis rachète les clients de son père, environ 300 familles, le 1er février 2017. Mais la transition se poursuit. Maintenant âgé de 27 ans, ­Patrice ­Charbonneau estime que le transfert aura duré huit ans au total.

Au départ, il suit son père lors des rencontres avec les clients. Il peut donc se présenter et Jacques Charbonneau a l’occasion de préparer ­ceux-ci au changement de garde qui s’opérera quelques années plus tard. Ensuite, les appels commencent à être dirigés automatiquement vers le fils. « ­Dans le doute, ou si les clients l’exigeaient, je les renvoyais à mon père, mais en général je répondais ­moi-même à leur demande. »

Cette transition en douceur a mis les clients en confiance, estime ­Patrice ­Charbonneau, et les a rassurés quant à la suite des choses. Ils se doutaient bien que la retraite approchait pour leur conseiller et savoir que leur épargne allait être gérée par un membre de la même famille en a réjoui plus d’un, ­ajoute-t-il.

Patrice ­Charbonneau a aussi apporté quelques innovations, notamment sur le plan de l’utilisation des nouvelles technologies. Il a fallu de bonnes discussions pour convaincre le père des bienfaits des documents électroniques ou de ­Skype entreprise. Ce dernier travaille toujours dans les mêmes fonctions qu’à l’arrivée de son fils, mais a réduit son nombre d’heures au bureau. « ­La communication est probablement le plus grand défi dans une transition, mais c’est aussi la clé de la réussite », conclut ­Patrice ­Charbonneau.

« Durant toutes les années où nous avons travaillé à la transition, nous avons énormément discuté et passé beaucoup de temps ensemble, en ayant un objectif commun. Reprendre l’entreprise de mon père m’a beaucoup rapprochée de lui. »

– Laurie Therrien

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ÉTAPE PAR ÉTAPE

Laurie ­Therrien, ­Services ­Financiers ­Therrien et ­Alain

« ­Dès 2006, à mon entrée au cabinet de mon père, ­Jasmin ­Therrien, ce dernier m’a suggéré de me trouver un associé lorsque je rachèterais sa clientèle, explique ­Laurie ­Therrien, planificatrice financière, conseillère en sécurité financière et représentante en épargne collective. Il avait beaucoup de clients et ça devenait lourd à gérer seul. Simon ­Alain est arrivé au cabinet en 2007, avant de devenir mon associé en 2011. Nous avons donc assumé la transition ensemble, en reprenant chacun une partie de la clientèle de mon père. »

Ce transfert s’est réalisé en plusieurs étapes. En 2009, ­Laurie ­Therrien reprend une première tranche de clientèle, avant de racheter le cabinet en 2011. Jasmin ­Therrien se garde à l’époque un petit nombre de clients à valeur nette élevée, qu’il lui vendra finalement en 2015, avant de prendre sa retraite l’année suivante.

Laurie ­Therrien, aujourd’hui âgée de 31 ans, associe en bonne partie le succès de ces transferts au temps et à l’énergie mis par son père à la présenter à ses clients et à les préparer au changement. Dès 2006, il leur parle de sa relève et, comme elle travaille déjà au bureau, l’acclimatation est plus facile.

Lorsqu’elle commence à racheter des comptes, ­Laurie ­Therrien s’assoie systématiquement avec son père pour échanger sur les besoins, préoccupations et préférences de chaque client. « ­Mon père les connaît très bien, alors j’étais prête quand je me retrouvais devant eux », ­fait-elle remarquer.

Bien avant le rachat, ­Jasmin ­Therrien intègre progressivement sa fille et son futur associé à la prise de décision, les aidant à apprendre les rouages de la direction d’une entreprise, comme la gestion des employés ou des flux de trésorerie.

Ces échanges les ont parfois amenés à confronter leurs visions. Par exemple, ­Laurie ­Therrien et ­Simon ­Alain voulaient rendre plus flexibles les horaires des employés ou instaurer des avantages sociaux, comme un ­REER collectif. « ­Au départ, mon père était réticent, mais éventuellement, il nous a laissé aller vers ça, conscient que c’est de plus en plus comme ça qu’on attire et conserve de bons employés », confie ­Laurie ­Therrien.

Son père n’a pas hésité non plus à faire appel à des spécialistes externes pour déterminer la valeur de l’entreprise au moment du rachat, une question toujours délicate, qui peut faire déraper une transaction de ce genre. Avoir un point de vue extérieur aide à établir une évaluation objective et contribue à préserver la qualité de la relation entre les membres de la famille, juge ­Laurie ­Therrien.

« ­Durant toutes les années où nous avons travaillé à la transition, nous avons énormément discuté et passé beaucoup de temps ensemble, en ayant un objectif commun, souligne la conseillère. Reprendre l’entreprise de mon père m’a beaucoup rapprochée de lui. »

« Au début, ce n’était pas clair que j’irais travailler avec mon père, mais je savais que ce domaine m’intéressait. »

– Yoan Delisle

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ASSURER LA CONTINUITÉ

Yoan ­Delisle, ­Groupe ­Financier ­Delisle (CIBC ­Wood ­Gundy)

Le ­Groupe ­Financier ­Delisle gère le patrimoine de 125 familles à valeur nette élevée et d’entrepreneurs. Une grande responsabilité que ­Yoan ­Delisle, fils du fondateur ­Pierre ­Delisle, rêvait d’assumer. Dès l’âge de 15 ans, après plusieurs visites au bureau de son père, il commence à s’intéresser aux services financiers. « Ça venait beaucoup me chercher, se ­rappelle-t-il. Au début, ce n’était pas clair que j’irais travailler avec mon père, mais je savais que ce domaine m’intéressait. »

Lorsque ­Pierre ­Delisle le fait entrer dans l’entreprise, c’est d’abord pour effectuer des tâches administratives. Il fait des ouvertures de compte et énormément de conformité, un apprentissage incontournable.

Au fil du temps, ses responsabilités augmentent. Âgé de 26 ans, il travaille maintenant à temps plein au cabinet depuis deux ans. Ses tâches sont complémentaires à celles de son père. Ce dernier s’occupe des placements alors que son fils, diplômé de l’IQPF depuis juin 2015, s’affaire à la planification financière. Il est épaulé par un ­Pl. Fin. du cabinet, fort de plus de 25 ans d’expérience. « ­Je monte les dossiers, puis nous les révisons et réajustons ensemble, ce qui permet de maximiser notre temps et d’optimiser les planifications financières », explique le jeune conseiller.

Un jour, ­Yoan ­Delisle rachètera les clients de son père. Mais à 57 ans, ce dernier ne sent pas encore l’appel de la retraite, d’autant plus que son métier le passionne. Cela permet donc une transition en douceur.

Yoan ­Delisle rencontre de plus en plus de clients de son père et apprend à les connaître, car le principal défi demeure de les rassurer. Ils ont bâti une relation de confiance depuis de nombreuses années avec son père. L’idée de voir la gestion de leur patrimoine soudainement changer de mains peut être inquiétante. Le fait que la transition s’effectue lentement et que ­le fils ait plusieurs années pour gagner en expérience en présence du paternel les rassure.

Cette transition est aussi l’occasion de discuter fréquemment et parfois même de confronter des visions divergentes. Ils se rencontrent deux fois par jour pour échanger leurs idées sur les affaires du cabinet. Le père a beaucoup travaillé avec des fonds communs de placement, alors que le fils a développé un modèle axé sur l’évaluation d’actions ou d’obligations individuelles. Tous deux veulent s’assurer d’être à l’aise avec les stratégies déployées pour les clients.

Yoan ­Delisle devra aussi gérer un changement important : le passage aux honoraires au détriment des commissions, tendance qui s’accélère. Une transformation déjà en cours au ­Groupe ­Financier ­Delisle.

« Mon père ne m’a pas transféré les clients pour ensuite quitter. Il continue de travailler au cabinet et les clients savent qu’il sera encore là pour plusieurs années. Ça les rassure. »

– Audrée de Champlain

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AVANT LE TRANSFERT, LA COLLABORATION

Audrée de ­Champlain, N.D.C. Services ­Financiers

Avec deux parents qui travaillent pour le cabinet N.D.C. Services ­Financiers, l’appel de la profession s’est fait sentir tôt chez ­Audrée de ­Champlain, conseillère en sécurité financière, représentante en épargne collective et représentante de courtier (épargne collective). Pourtant, plutôt que de s’y diriger immédiatement, elle a d’abord fait un baccalauréat en enseignement.

« ­Mes parents sont travailleurs autonomes, alors c’est sûr que j’aimais l’idée d’avoir mon entreprise et pas de patron, ­dit-elle. En même temps, j’avais envie d’avoir un plan B. Je ne le regrette pas, car les compétences acquises en enseignement m’aident à bien vulgariser les produits et services financiers à mes clients. »

Audrée de ­Champlain entre au cabinet en juin 2015, puis rachète 30 % de l’entreprise en janvier 2017. « J’ai donc maintenant près d’un tiers de la valeur de l’entreprise… et de ses dépenses ! », ­lance-t-elle, sourire aux lèvres.

Il ne faut toutefois pas comprendre par là qu’elle s’occupe désormais de 30 % de la clientèle. Depuis le début, son père, ­Normand de ­Champlain, aujourd’hui âgé de 54 ans, et elle travaillent en tandem auprès des mêmes clients et s’adaptent à leurs attentes. En famille, ils forment un trio de choc, son père étant représentant en assurance collective de personnes et en assurance de personnes, ainsi que représentant de courtier (épargne collective), alors que sa mère, ­Nancy ­St-Pierre, agit comme représentante de courtier en épargne collective.

Dès le départ, Audrée de Champlain a senti que certains clients avaient hâte de faire sa connaissance, alors que d’autres étaient plutôt indifférents. Son père et elle les ont rencontrés ensemble et ont jaugé leurs réactions. Plusieurs se sont montrés ouverts à l’écouter, s’adressaient parfois directement à elle, alors que d’autres avaient plus tendance à ne parler qu’à son père.

Elle ne s’en est pas offusquée, consciente qu’elle devait faire ses preuves. Au fil des conversations, plusieurs clients ont constaté qu’elle savait répondre à leurs questions ou qu’elle avait de bonnes propositions, ce qui les a sécurisés. Mais certains préfèrent encore travailler avec son père.

« C’est l’un des avantages de notre situation, ­dit-elle. Mon père ne m’a pas transféré les clients pour ensuite quitter. Il continue de travailler au cabinet et les clients savent qu’il sera encore là pour plusieurs années. Ça les rassure. »

Et travailler avec ses parents, c’est comment, pour une femme qui ne voulait pas avoir de patron ? ­Arrive-t-on à développer une relation d’affaires normale ? « ­Oui, à condition de séparer le travail du reste de votre vie familiale », ­dit-elle.

Au bureau, c’est « ­Normand », jamais « papa ». Toutes les questions entourant les revenus et les conditions de travail ont été mises au clair dès le départ. Et ­Audrée de ­Champlain a la latitude nécessaire pour contribuer aux stratégies d’affaires de l’entreprise. Elle a par exemple instauré un programme de « petits cadeaux » pour remercier systématiquement les clients qui ont référé le cabinet.

Sa route est toute tracée pour les années à venir. Elle sait déjà que son père ne souhaite pas être majoritaire dans l’entreprise lorsqu’il aura 65 ans. Cela laisse à ­Audrée de ­Champlain, aujourd’hui âgée de 25 ans, quelques années pour gagner en expérience et dégager les moyens financiers pour racheter de plus larges parts du cabinet.


• Ce texte est paru dans l’édition d’avril 2017 de Conseiller.

Jean-François Venne