Les profils d’investisseurs maison : des outils limités

Par Gérard Bérubé | 13 novembre 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Si la règle « ­Bien connaître son client » s’applique à chaque conseiller, la détermination du profil d’investisseur est basée sur des formulaires faits maison, tous différents. Comment alors s’assurer du traitement uniforme (et adéquat) des épargnants ?

Interrogée par ­Conseiller, l’Autorité des marchés financiers (AMF) répond en renvoyant à la consultation menée par les ­Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) sur leurs ­Propositions de rehaussement des obligations des conseillers, des courtiers et des représentants envers leurs clients (­33-404). Des chapitres y rappellent les obligations déjà existantes entourant la connaissance du client et l’établissement du profil d’investisseur.

L’obligation de bien connaître son client y est qualifiée de fondamentale. « C’est une des pierres angulaires de notre régime de protection des investisseurs », ­peut-on y lire. Les sociétés et les représentants sont exhortés à prendre des « mesures raisonnables » pour disposer de « renseignements suffisants » sur :

  • Les besoins et objectifs de placement du client, y compris l’horizon temporel des placements, ainsi que les contraintes et préférences applicables en matière d’investissement.
  • La situation financière du client, incluant le montant et la nature de tous ses éléments d’actif et de passif, notamment les caractéristiques de base de ses dettes. Il faut aussi détailler sa valeur nette, ses revenus, ses investissements actuels, sa situation d’emploi, ses besoins de liquidité, son état civil, les personnes à sa charge et sa situation fiscale de base.
  • ­Le profil de risque du client relativement à divers types de titres et de portefeuilles de placement, compte tenu de ses connaissances en investissement, de son expérience et de sa vulnérabilité financière.

L’AMF propose également depuis peu son propre formulaire. Ce nouvel outil en ligne comporte une douzaine de questions permettant aux épargnants de déterminer leur profil d’investisseur tout en se familiarisant avec certaines notions financières.

La ­Chambre de la sécurité financière (CSF) va dans le même sens que le document de consultation des ­ACVM. En valeurs mobilières, le profil d’investisseur doit exposer la situation personnelle et financière du client, ses objectifs et son horizon de placement, ses connaissances en matière d’investissement et sa tolérance au risque.

Mais rien, des deux côtés, ne propose une liste exhaustive de ce que doit comporter un profil d’investisseur.

«Tous les risques ne sont pas pris en compte dans ces formulaires. »

– Geoffroy ­Lemonde, représentant en épargne collective à ­SFL ­Placements

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EXIGENCES « ­MINIMALISTES »

« C’est très peu, minimaliste, déplore ­Geoffroy ­Lemonde. D’autant que la détermination du profil d’investisseur est l’­élément-clé [de la relation ­client-conseiller]. »

Le représentant en épargne collective à ­SFL ­Placements estime que tous les risques ne sont pas pris en compte dans ces formulaires. L’impact fiscal des choix d’investissement non plus, ni les besoins et objectifs en matière de décaissement. Et que la tolérance au risque est une affaire de perception, de subjectivité.

On pourrait ainsi suggérer à un client au profil très prudent une surexposition aux obligations, considérées comme la partie sécuritaire du portefeuille. Mais dans le contexte actuel de hausse des taux d’intérêt, il risque plutôt d’encourir des pertes importantes, illustre ­Geoffroy ­Lemonde. Ou encore, un profil d’investisseur accordant la priorité aux frais de gestion les plus bas pourrait diriger un client vers les fonds d’investissement les moins performants, ­donne-t-il en exemple.

Gaétan ­Veillette, planificateur financier au ­Groupe ­Investors, acquiesce. « ­Les outils actuels mettent essentiellement l’accent sur un facteur de mesure, celui de la sensibilité de l’investisseur à un type de risque donné : la variation du capital. Mais pas suffisamment sur l’importance pour lui d’avoir facilement accès à l’argent ou pas, sur la liquidité du placement, la régularité des distributions, les règles fiscales, etc. »

Avec un client au profil prudent, on pourrait par exemple être tenté par des solutions plus sages. « ­Mais geler son argent sur cinq ans, c’est tout un risque ! » caricature M. Veillette.

« ­Ces questionnaires sont conçus pour monsieur et madame ­Tout-le-Monde. Mais pas pour les avertis, les initiés, ceux qui sont en affaires, qui ont des activités internationales, qui gèrent le bien d’autrui ou dont l’espérance de vie est écourtée », ­énumère-t-il.

Il ajoute que le profil socioéconomique du client et sa situation personnelle peuvent grandement influencer la façon dont le conseiller évaluera les divers facteurs de risque en placement. « ­Les lignes directrices [des régulateurs] ne sont pas toujours évidentes », ajoute le spécialiste du Groupe Investors.

Difficile de savoir précisément comment concevoir ces outils, en interpréter les résultats, les utiliser dans la politique de placement, archiver les résultats et déterminer à quelle fréquence on doit mettre le profil à jour, ­insiste-t-il.

«Geler son argent sur cinq ans, c’est tout un risque !  »

– Gaétan ­Veillette, planificateur financier au ­Groupe ­Investors

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PAS D’UNIFORMITÉ

S’ajoute au problème l’absence d’uniformité des questionnaires. Ces outils sont élaborés par les institutions financières, les cabinets de distribution, les organisations de formation, les organismes de réglementation, des auteurs, des concepteurs de logiciels en planification patrimoniale ou en gestion de placement.

Ils varient d’une firme à l’autre, d’une discipline à l’autre, d’un conseiller à l’autre. « ­Cela peut être d’autant plus problématique pour l’intégrité de la politique de placement que le consommateur fait affaire avec plusieurs institutions financières », souligne ­Gaétan ­Veillette.

Geoffroy ­Lemonde dénonce également cette absence d’uniformité dans les questionnaires. Et « il y a un risque de laisser trop de latitude aux institutions financières, qui pourraient faire en sorte que les recommandations ne correspondent pas tout à fait à ce que le client souhaite », ­croit-il. ­

Faut-il pour autant une grille uniforme ? ­Les deux conseillers répondent par la négative. « ­Je crois qu’il y a une certaine sagesse à ne pas encadrer avec trop de rigidité les clients », soutient ­Geoffroy ­Lemonde. Il reconnaît qu’il faut laisser la possibilité d’aborder la situation de chaque épargnant au cas par cas.

« ­Un questionnaire unique ? ­Non, renchérit ­Gaétan ­Veillette. Mais une standardisation des paramètres de conception de ces outils s’avère nécessaire. Les régulateurs devraient exercer un leadership à cet égard. »

Le planificateur financier a travaillé, en 2008, à la conception d’un outil d’identification du profil d’investisseur plutôt élaboré, comprenant une quarantaine de questions incluant une fiche de travail exhaustive. Informatisé, le questionnaire permet de sélectionner les questions pertinentes au profil socioéconomique du client et de laisser tomber les autres.

« ­Un formulaire de 100 questions pourrait ainsi être ramené à une quinzaine, ­illustre-t-il, tout en reconnaissant les limites de l’exercice. En général, plus les questionnaires sont élaborés, moins ils sont utilisés ; plus ils sont simples, plus ils sont utilisés, mais plus ils s’avèrent incomplets. »

«Des gens se retrouvent devant le comité de discipline vec des formulaires bien remplis.  »

– Marie ­Elaine ­Farley, présidente de la ­Chambre de la sécurité financière

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STATU ­QUO ­EN ­VUE

Ces préoccupations ne semblent pas trouver écho chez les régulateurs et l’industrie n’entend pas non plus jouer la carte de l’uniformisation. « [Les] règles exigent que les représentants s’assurent de recueillir suffisamment d’information sur les besoins et les objectifs d’investissement de leurs clients, sur leur expérience financière et leur tolérance au risque. Chaque firme doit obtenir cette information, mais il lui revient de déterminer la meilleure façon de le faire. Cette flexibilité lui permet d’établir une relation avec ses clients sur une base individualisée », précise ­Sara ­Clodman, conseillère principale, ­Affaires publiques, à l’Institut des fonds d’investissement du Canada.

La ­CSF va plus loin. Pour sa présidente, ­Marie ­Elaine ­Farley, le formulaire résulte plutôt de l’analyse effectuée en amont et ne constitue donc pas l’analyse ­elle-même. Selon elle, la valeur ajoutée du conseiller réside dans la relation qu’il entretient avec son client et sa capacité de faire passer les intérêts de ce dernier avant les siens.

Pour ce faire, « il faut s’assurer de bien connaître son client. Cela ne se fait pas en cochant des cases. Le travail du professionnel ne se limite pas à remplir des formulaires », ­rappelle-t-elle. Le questionnaire va donc simplement servir à compléter le portrait global du client, une évaluation spécifique qui doit tenir compte de la situation particulière de chaque individu.

Aux yeux de ­Me ­Farley, il serait difficile d’agir au cas par cas avec un formulaire uniforme. D’autant plus que la jurisprudence a établi qu’un conseiller ne peut présumer d’entrée de jeu que son client dispose de toutes les connaissances, même si son profil d’investisseur montre qu’il est un initié. Un conseiller ne pourrait donc pas se servir d’un formulaire unique pour se dédouaner de ses obligations.

« ­Le formulaire n’est pas garant de la règle « Bien connaître son client ». Des gens se retrouvent devant le comité de discipline avec des formulaires bien remplis », insiste la présidente de la ­Chambre.


• Ce texte est paru dans l’édition de novembre 2017 de Conseiller.

Gérard Bérubé