Prêt levier : piège ou outil?

Par Didier Bert | 9 mai 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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James Pintar / 123RF

Autrefois populaire, le prêt levier a vu sa réputation s’assombrir en même temps que la réglementation se durcissait autour de son utilisation. Emprunter pour investir est une stratégie qui ne convient pas à tous. Mais conserve-t-elle son utilité?

Un couple avec trois enfants d’âge primaire, disposant d’un revenu familial de 80 000 $, endettés par trois prêts leviers d’un montant total de 600 000 $ avec des frais de souscription différés en 2022 et un taux de décaissement de 8 % par année destiné à couvrir le remboursement des prêts… Cette situation, bien réelle, est celle qu’a rencontrée l’an dernier Maxime Gauthier, chef de la conformité et représentant en épargne collective à Mérici Services Financiers.

VIVRE AU-DESSUS DE SES MOYENS 

« ­Je leur ai dit : si une crise financière survient demain, le décaissement du capital ne permettra plus de couvrir les obligations du prêt… et vous vous gonflez une énorme bulle d’impôt à payer plus tard, relate le conseiller. Ils vivaient au-dessus de leurs moyens et ils s’étaient habitués à dépenser de l’argent qu’ils n’avaient pas. »

L’image du prêt levier présentée dans les médias est souvent celle d’individus endettés jusqu’au cou. En l’occurrence, les membres du couple en question étaient d’anciens clients du cabinet sherbrookois Beaudoin, Rigolt + Associés. En mars 2017, le Tribunal administratif des marchés financiers (TMF) a retiré l’inscription de ce courtier en épargne collective pour des manquements à la conformité. Le témoignage du vérificateur indépendant mentionnait notamment que les prêts leviers « représentaient de 70 à 80 % des opérations de ce courtier ».

L’Autorité des marchés financiers avait noté des activités de falsification de documents, entre autres pour rendre des clients admissibles à des prêts leviers, et l’absence répétée de la personne agissant comme chef de la conformité, qui était alors aux études à temps plein.

CAS MARGINAUX 

Ce cas n’est pas unique, mais il demeure peu fréquent. En 2016 et 2017, le comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière (CSF) s’est prononcé sur quatre dossiers concernant des prêts leviers. Cela représente à peine 2 % du nombre de dossiers traités au cours de ces deux années.

Dans trois cas, l’intimé a été radié ou mis à l’amende pour avoir fait souscrire des prêts leviers sans qu’ils correspondent au profil de l’investisseur, ou pour avoir fourni de fausses informations sur des demandes de prêts leviers. Le quatrième dossier était en instance de l’audition sur sanction au moment d’écrire ces lignes. L’intimé a notamment été reconnu coupable de ne pas avoir procédé à une analyse complète et conforme des besoins financiers de son client.

De son côté, l’Autorité des marchés financiers précise que « les dossiers de condamnations en lien avec des prêts leviers sont très marginaux ».

Si le nombre de prêts leviers problématiques est limité, c’est aussi parce que cet outil est moins utilisé que dans le passé. « ­Jusqu’au début des années 2000, il se faisait beaucoup de prêts leviers au Québec, observe Gaétan Veillette, planificateur financier au Groupe Investors. C’était une stratégie répandue dans le conseil en placement. »

RÉGLEMENTATION DURCIE 

Mais l’évolution des règles a découragé les investisseurs-emprunteurs, croit M. Veillette. En 1994, c’est d’abord le gouvernement fédéral qui a abandonné l’exonération de 100 000 $ sur les gains en capital réalisés sur les biens de nature générale… ce qui pouvait être utilisé pour alléger la facture fiscale des prêts leviers. Puis, le gouvernement du Québec a supprimé la déduction fiscale sur les intérêts d’un prêt en l’absence de revenus de placement équivalents, rappelle le planificateur financier. Conséquence : chaque année où les intérêts payés sont supérieurs aux revenus encaissés, seule la part des intérêts équivalente aux revenus encaissés peut être déduite fiscalement.

La baisse des marchés qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 a aussi tempéré l’ardeur des investisseurs face à des rendements en baisse, rappelle M. Veillette, qui croit qu’ils ont gardé une certaine prudence depuis ces événements. Cela a participé au délaissement des prêts leviers, pointe-t-il.

Les autorités de réglementation ont aussi rigidifié les procédures d’approbation des prêts leviers, souligne le planificateur financier, qui y voit un frein majeur à l’utilisation de cet outil.

« ­Généralement, un prêt pour l’achat d’un placement ne devrait pas dépasser 30 % de la valeur nette du client et 50 % de la valeur nette liquide du client, précise Sylvain Théberge, porte-parole de l’Autorité. De plus, les paiements totaux des dettes ne devraient pas être supérieurs à 35 % des revenus totaux (excluant les revenus de placement) du client. » Ces calculs de ratios visent à vérifier la solidité financière de l’emprunteur.

À présent, le durcissement des procédures décourage des conseillers et des cabinets au point que certains préfèrent éviter de proposer un prêt levier au client, affirme Gaétan Veillette. « ­Ils privilégieront d’autres stratégies, comme l’investissement dans une entreprise, qui peut être encore plus risqué que le prêt levier, dénonce-t-il. L’approche prudente est devenue excessive. »

« Je crois au prêt levier, mais il faut qu’il soit contrôlé. »

– Sylvain B. Tremblay

LE LEVIER COMME OUTIL 

C’est que le prêt levier peut trouver sa place dans la stratégie du client, lorsqu’il peut se permettre une prise de risque. C’est le cas d’un investisseur plus aisé, capable de verser des sommes dont il n’a pas besoin pour vivre afin de rembourser son emprunt.

Des individus aux revenus plus modestes peuvent parfois y trouver leur compte, en améliorant à la fois leur épargne et leur endettement grâce à un transfert de passif. Par exemple, cela peut se traduire par un investissement de 5 000 à 15 000 $ dans un REER, en profitant d’un remboursement d’impôt important pour libérer des cartes de crédit utilisées à pleine capacité, note Maxime Gauthier.

« ­On remplace un passif coûteux par un autre moins coûteux, tout en investissant dans le REER », explique-t-il. Hormis de tels cas, peu de clients aux revenus modestes sont aujourd’hui admissibles à un prêt levier, conclut toutefois le chef de la conformité de Mérici Services Financiers.

« ­Je crois au prêt levier, mais il faut qu’il soit contrôlé, affirme de son côté Sylvain B. Tremblay, vice-président, Gestion privée à Optimum Gestion de placements. C’est ajouter un élément de risque à la stratégie de placement. »

« Il me semblerait dangereux de contracter un prêt levier aujourd’hui alors qu’on approche de la fin d’un cycle boursier. »

– Maxime Gauthier

DES CRITÈRES INDISPENSABLES 

Pour maîtriser l’effet de levier, on doit respecter un minimum de conditions, à commencer par vérifier la pertinence de la prise de risque. « ­Un représentant de courtier en épargne collective ou de cabinet en assurance de personnes doit expliquer que le prêt levier ne convient pas aux clients plus âgés ou qui approchent de la retraite et dont la position du portefeuille vise à maximiser la production d’un revenu et la préservation du capital », illustre Sylvain Théberge.

Et les plus âgés ne sont pas les seuls concernés. « ­Le représentant doit notamment s’assurer que son client possède une tolérance au risque de moyenne à élevée », rappelle M. Théberge. Si les marchés dégringolent, le client voit son actif fondre alors que son passif demeure au même niveau. Non seulement il doit continuer à rembourser son prêt, mais il ne peut plus compter sur les rendements de placement pour le faire.

En 2016 et 2017, le comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière s’est prononcé sur quatre dossiers concernant des prêts leviers. Cela représente à peine 2 % du nombre de dossiers traités au cours de ces deux années.

C’est pour cela que « le représentant doit s’assurer que la situation financière du client est saine et qu’il est en mesure de rembourser le prêt, en plus des intérêts », poursuit-il.

Si le client est entièrement dépendant du rendement du capital ou des revenus de placement, il se place en situation de grande vulnérabilité, avertit Maxime Gauthier. Le prêt doit donc pouvoir être couvert par des sommes d’argent dont le client n’a pas besoin à court ou moyen terme.

Les conditions de marché sont aussi à considérer, poursuit le chef de la conformité de Mérici Services Financiers. « ­Il me semblerait dangereux de contracter un prêt levier aujourd’hui alors qu’on approche de la fin d’un cycle boursier, précise M. Gauthier. Quand on se situe au creux de la vague et qu’on a des chances raisonnables de croissance, le risque est amoindri. »

Certaines options sont à bannir, croit-il, dont les frais de souscription différés. « ­Si les conditions de marché deviennent mauvaises, ces frais deviennent une barrière à la sortie », précise-t-il.

Et la valeur du décaissement peut aussi mettre en péril la stratégie du client. Pour des fonds de série T5, où l’on décaisse 5 % du capital chaque année, le gain en capital latent augmente tous les ans, souligne M. Gauthier. L’impôt se trouve différé, avec une facture fiscale qui peut être très élevée en fin de prêt.

DES ANNÉES POUR S’EN SORTIR 

Le couple avec trois enfants que Maxime Gauthier a accompagné a dû mettre la hache dans ses dépenses quotidiennes. Le taux de décaissement a pu être ramené de 8 à 5 %. La stratégie a été orientée vers le remboursement de ses 600 000 $ de prêts leviers le plus rapidement possible, en liquidant les placements qui pouvaient l’être. « ­Ils sont très disciplinés, salue M. Gauthier, mais cela leur prendra des années avant de pouvoir laisser leurs prêts leviers derrière eux. » Le dossier est à présent entre les mains de l’Autorité et de la Chambre de la sécurité financière.

Cependant, le conseiller et le cabinet ne sont pas les seuls acteurs d’un prêt levier. On peut se demander comment une institution financière a pu prêter autant à ce couple. Les institutions financières devraient systématiquement effectuer une double vérification, préconise M. Gauthier. « ­Qu’est-ce que ça coûterait de valider les éléments de la demande auprès du client envoyé par le conseiller? demande-t-il. Si le client ment, il sera responsable de sa propre turpitude. » Et si le conseiller a été négligent, l’institution financière pourrait toujours refuser l’émission du prêt.

Puisque les prêts leviers sont moins fréquents, leur maîtrise l’est d’autant moins. Le conseiller doit donc lui-même se protéger d’un recours ultérieur en documentant abondamment sa recommandation de prêt levier. « ­Si le conseiller est diligent, qu’il juge que la situation du client vaut la peine de demander un prêt levier, qu’il décrit très clairement ce dernier au client, avec ses avantages et ses risques, il doit aussi très bien documenter le processus en cas d’enquête ultérieure », recommande M. Gauthier. « ­On a vu des recours juridiques intentés par les enfants de clients après un revers sur les marchés financiers », renchérit Gaétan Veillette.

En juillet 2016, B2B Banque a mis fin à sa relation d’affaires avec le cabinet Beaudoin, Rigolt + Associés. L’institution financière a décliné les demandes d’entrevue de Conseiller, tout comme la Banque Laurentienne, propriétaire de B2B Banque. La Banque Nationale et Industrielle Alliance n’ont pas non plus accepté nos demandes d’entrevue sur l’utilisation du prêt levier.

L’appât du gain

Un conseiller mal intentionné pourrait abuser du prêt levier pour empocher un montant important. C’est que le prêt levier génère une double rémunération, puisque le représentant vend à la fois un prêt et un placement. Et c’est aussi une rétribution rapidement engrangée.

Si un client épargne 400 $ par mois, le conseiller peut encaisser 5 % de la somme, soit 240 $ par an. Mais si le même client souscrit un prêt levier de 100 000 $, le conseiller encaissera le même 5 %, sauf que cela lui donnera 5 000 $ d’un coup. Ce qui représente une rémunération équivalente au travail engagé auprès de 21 clients qui épargnent 400 $ par mois.

« ­Et c’est comme cela qu’on voit des conseillers se promener avec de super tableaux ­Excel pour expliquer qu’on fait travailler l’argent de quelqu’un d’autre et qu’on s’enrichit avec ! » regrette ­Maxime ­Gauthier, qui condamne cette pratique douteuse, heureusement très peu répandue.


• Ce texte est paru dans l’édition de mai 2018 de Conseiller.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.