Quand des conseillers boudent les clients de demain

Par Jean-François Venne | 9 avril 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Le mariage entre jeunes clients et conseillers n’est pas facile. Les jeunes n’ont pas la tête à planifier leurs finances et les conseillers ne les jugent pas très payants. Ceux qui les ignorent risquent-ils de perdre les clients profitables de demain?

«­La planification financière est techniquement peu accessible aux jeunes en raison des coûts et, de toute manière, ils n’y pensent pas vraiment, croit Sylvain B. Tremblay, vice-président, Gestion privée à ­Optimum ­Gestion de placements, à ­Montréal. En plus, beaucoup sont méfiants envers les conseillers, qu’ils considèrent comme des « vendeurs de fonds ».»

De fait, une grande partie des jeunes clients des conseillers, quand ils en ont, sont les enfants de leurs clients plus âgés. Il y a quelques années, la firme de Sylvain B. Tremblay a décidé de mener une offensive en ce sens afin d’assurer la pérennité de sa clientèle. Le plus jeune client de M. Tremblay a présentement 36ans.

«La planification financière est techniquement peu accessible aux jeunes en raison des coûts et, de toute manière, ils n’y pensent pas vraiment.»

– Sylvain B. Tremblay

Le gestionnaire de patrimoine montréalais bien connu Fabien Major rapporte un effort similaire de son côté, pour les mêmes raisons. Avec une clientèle dont la moyenne d’âge est de 54ans, il veut s’assurer d’entrer en contact avec les enfants de ses clients. Il les invite à se joindre à certaines discussions, comme la planification de la succession. Il croit que les cabinets qui évitent systématiquement les jeunes risquent de peiner à renouveler leur clientèle. Lui-même s’efforce de les approcher sur leur propre terrain, en promouvant sur les médias sociaux des textes qu’il a écrits sur des sujets qui les intéressent, comme les cryptomonnaies ou les conseillers-robots.

Malgré ces efforts, c’est généralement quand la situation financière des gens se complique, dans la trentaine ou la quarantaine, qu’ils vont voir un professionnel du conseil financier.

«Une partie de ma clientèle, des gens âgés de 30 ou 40 ans, géraient ­eux-mêmes leurs investissements en ligne au début, illustre Fabien Major. Puis, les montants sont devenus importants et avec le travail et la famille, ils ont moins de temps pour s’en occuper. Ils ont des questions sur le fractionnement du revenu ou la fiscalité, par exemple. Là, la valeur du conseil ressurgit à leurs yeux.»

Avant cela, ils ne sont pas si nombreux à épargner. En 2015, 45% des ménages dont le principal pourvoyeur était âgé de 15 à 24ans épargnaient, selon Statistique Canada. Un tiers de ceux qui le faisaient optaient pour un CELI et 14,3%, pour un REER. Lorsque la personne apportant la principale source de revenu avait entre 25 et 34ans, 67,9% des foyers épargnaient. Le REER avait la faveur de 37,3% d’entre eux, contre 42% pour le CELI.

Un rapport de BMO publié en octobre 2017 démontre que 63% des baby-boomers et 62% des membres de la génération X voient l’épargne-retraite comme une priorité financière, contre seulement 32% des Y (nés entre 1980 et 2000). Ces derniers sont toutefois les premiers à considérer primordiale l’épargne pour des objectifs à court terme, comme les vacances, le fonds d’urgence ou l’achat d’une maison.

Le surendettement constitue la principale préoccupation de 29% desY et 23% ont comme premier objectif le remboursement de dettes accumulées.

Source: BMO etVanguard

DES CLIENTS PEU PAYANTS 

Il faut dire que si les jeunes boudent les conseillers, plusieurs de ces derniers le leur rendent bien et ce n’est pas par mauvaise volonté. «En raison des modes de rémunération, servir certains jeunes clients en placement équivaut à du bénévolat, malheureusement», déplore Paule Savard, conseillère en sécurité financière et représentante en épargne collective affiliée à SFL, à Québec.

Les jeunes font souvent des placements à court ou moyen terme, par exemple dans un REER, pour ensuite utiliser le RAP à l’achat d’une maison. Le conseiller ne peut tirer de frais de sortie de tels investissements, indique-t-elle. Si un client place 3000dollars dans un fonds commun de placement, il faut le rencontrer, établir un profil d’investisseur, ouvrir un compte, déterminer les objectifs financiers, remplir toute la paperasse, sans compter le suivi fait par l’adjointe. Pour ce boulot, la conseillère touchera en un an une mirobolante commission d’environ 22,50$.

«Si les parents ont un actif sous gestion plus important chez moi, ça vaut la peine, mais sinon ça ne fonctionne pas, c’est une perte de temps et d’argent», conclut Paule Savard. La conseillère sert donc les enfants de certains de ses clients, mais ne fait pas de développement d’affaires auprès des jeunes.

«On se fait souvent dire que les jeunes clients ne sont pas intéressants parce qu’ils rapportent peu, mais j’essaie plutôt de voir leur potentiel.»

– Dominique Yelle

De son côté, Dominique Yelle, planificatrice financière à Lafond Services Financiers, à Québec, calcule que de 15 à 20% de sa clientèle a moins de 30ans. «On se fait souvent dire que les jeunes clients ne sont pas intéressants parce qu’ils rapportent peu, mais j’essaie plutôt de voir leur potentiel, dit-elle. Plusieurs m’ont recommandé d’autres clients, plus à l’aise financièrement. Ils ont aussi souvent des parents dont ils hériteront éventuellement de placements ou d’argent à gérer. Il est plus exigeant de servir ces clients, car ils ont besoin d’encadrement et il y a pas mal d’éducation financière à faire, mais c’est motivant.»

Son optimisme tient en partie à sa situation particulière. Dominique Yelle sert ses propres jeunes clients, mais aussi des clients de son père Michel Yelle, conseiller en sécurité financière et conseiller en assurance et rentes collectives. Elle admet qu’elle aurait de la difficulté à gagner sa vie si elle n’avait que des clients peu âgés. Sa clientèle compte environ 35 personnes, lesquelles lui ont confié deux millions de dollars en actif sous gestion (ASG) dans des fonds communs de placement, alors que les 125 clients de son père représentent 16millions de dollars en ASG, sans compter les fonds distincts. Ses clients possèdent donc en moyenne 57143$ chacun en ASG, contre 128 000$ pour les clients de sonnbsp;père.

«C’est parfois étonnant. Certains arrivent avec 10000 ou 15000 dollars à investir. On dit que les jeunes ne font pas de gros salaires, mais on oublie souvent qu’ils ont peu de responsabilités financières.»

– Francis Frappier

Francis Frappier, conseiller en sécurité financière et président de Finexia, à Saint-Jean­sur-Richelieu, compte quelques jeunes parmi son bloc d’affaires, surtout des enfants de ses clients. Il note d’ailleurs qu’en général, quand des jeunes ont recours à ses services, c’est qu’ils ont été sensibilisés par leurs parents à l’importance d’avoir un conseiller et de commencer tôt à épargner. «C’est parfois étonnant. Certains arrivent avec 10000 ou 15000dollars à investir, soutient le conseiller. On dit que les jeunes ne font pas de gros salaires, mais on oublie souvent qu’ils ont peu de responsabilités financières.»

95% des enfants changent de conseiller après le décès de leursparents.

Source: BMO etVanguard

Par contre, bien communiquer avec eux peut exiger une certaine adaptation de la part des conseillers. Peu friands de rencontres en personne ou de conversations téléphoniques, les jeunes préfèrent les courriels, les textos ou la messagerie instantanée pour communiquer, ajoute-t-il. Et ils posent beaucoup de questions.

Francis Frappier dit recevoir fréquemment des messages en contenant six ou sept, toutes à développement. «On ne les voit pas lorsqu’ils lisent la réponse, alors c’est difficile de savoir s’ils ont bien compris, estime Francis Frappier. On a moins d’interaction avec eux.»

LE RISQUE DE LES LAISSER FILER

Beaucoup de conseillers laissent donc les jeunes démarrer dans la vie sans eux, pour s’y consacrer lorsqu’ils auront plus d’argent à investir et des besoins de planification plus complexes. Cependant, un facteur pourrait rendre cette approche plus périlleuse qu’avant: l’arrivée des conseillers-robots.

L’étude de ­BMO montre que les Y sont plus nombreux à faire affaire avec des conseillers-robots que les ­baby-boomers ou les X (respectivement 16%, 6% et 7%). De fait, avec leurs frais peu élevés et leur approche très technologique, ces services sont taillés sur mesure pour les jeunes.

Au ­Canada, l’ASG des ­conseillers-robots s’élève déjà à 3,32milliards de dollars américains (4,17G$ CA) en 2018, selon ­Statista. Ils sont utilisés par 600000 personnes au pays. L’ASG moyen par utilisateur est de 18617dollars américains (23392$ CA). Et ce secteur a de beaux jours devant lui. On s’attend à une croissance annuelle de 43,5% entre 2018 et 2022, ce qui hausserait son ASG à 14,09milliards de dollars américains (17,7G$ CA) en2022.

Si les jeunes prennent l’habitude d’utiliser ces services, y ­a-t-il un risque qu’ils ne reviennent pas vers les professionnels du conseil financier plus tard?

«Je crois que plusieurs jeunes resteront du côté des ­conseillers-robots à cause des frais peu élevés et d’autres les rejoindront aussi, car ces services sont très médiatisés, estime Francis Frappier. Cependant, il faudra voir comment les robots performeront si le marché plante. Si ça se passe mal, certains pourraient revenir vers nous.»

Pour Sylvain B. Tremblay, le conseiller-robot n’est qu’un outil. «Ça n’empêche pas de consulter un planificateur financier, avance-t-il. Ce dernier ne fait pas que du placement, il travaille sur la succession, les questions matrimoniales, les stratégies fiscales et plein d’autres choses. Vous pouvez très bien consulter un planificateur financier même si vous utilisez un ­conseiller-robot ou une plateforme de courtage à escompte. Évidemment, c’est plus facile pour les conseillers qui travaillent à honoraires, car ils ne comptent pas sur les commissions liées à la vente de produits pour gagner leur vie.»

Certains croient même que les automates de la finance peuvent faire œuvre utile auprès des jeunes. «Ils peuvent les initier à l’investissement au début, tout comme les plateformes de courtage à escompte», croit Fabien Major. S’il y a un risque, selon lui, c’est pour les conseillers qui ne communiquent pas avec les jeunes et n’insistent pas pour rencontrer les enfants de leurs clients.

Benjamin ­Creary, directeur des ventes – comptes nationaux à Vanguard, encourage les conseillers à s’approprier les outils d’intelligence artificielle. Cela aidera à attirer les jeunes qui apprécient l’utilisation des nouvelles technologies, mais permettra aussi aux conseillers de les servir plus efficacement et plus rapidement, éliminant en partie le problème des faibles revenus de ces épargnants.

«C’est une occasion pour les conseillers, croit-il. L’émergence des conseillers-robots vient surtout du fait qu’ils sont très concurrentiels au chapitre des coûts. Les conseillers peuvent pourtant les utiliser eux-mêmes pour automatiser l’investissement ou le rééquilibrage des fonds, par exemple. Cela leur permettra de jouer leur vrai rôle de coach comportemental auprès des épargnants.»

41% des Y jugent que la retraite est trop loin pour commencer à la préparer financièrement.

Source: BMO etVanguard

Les recherches de Vanguard démontrent qu’investir avec l’aide d’un conseiller procure en moyenne 3% de rendement net de plus aux investisseurs par rapport à ceux qui se privent de leurs services. Si plusieurs aspects entrent en ligne de compte, comme la répartition d’actif ou la fiscalité, la moitié de ces gains supplémentaires est due aux changements de comportement de l’investisseur induits par le conseiller.

Les professionnels des services financiers risquent ainsi de voir leur bloc d’affaires s’amenuiser pour avoir boudé les clients de demain, au moment où leurs concurrents robotisés leur font une cour assidue. Mais ­Paule ­Savard s’inquiète, elle, des conséquences futures de cette situation sur les finances des jeunes.

«S’ils n’ont pas accès à du conseil, nous continuerons de recevoir dans nos bureaux des quarantenaires endettés, peu ou pas assurés et qui n’ont pas vraiment commencé à épargner pour leur retraite», craint‑elle.


• Ce texte est paru dans l’édition d’avril 2018 de Conseiller.

Jean-François Venne