Que reste-t-il du fractionnement du revenu?

Par Me Katia Sebastiani | 5 mai 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Au mois de juillet 2017, le ministre des Finances Bill Morneau a annoncé des propositions législatives qui ont, ni plus ni moins, bouleversé la communauté fiscale. Elles incluaient de nouvelles dispositions visant à limiter considérablement le fractionnement du revenu et empêcher la multiplication de l’exonération des gains en capital lors de la vente d’actions admissibles de petite entreprise et de biens agricoles ou de pêche admissibles.

Les propositions venaient aussi modifier la possibilité qu’une société bénéficie de ses gains en capital pour distribuer des liquidités à ses actionnaires à un taux d’imposition favorable. Le ministre Morneau avait également suggéré une réforme du régime d’imposition des revenus de placement au sein des sociétés privées.

La réaction des contribuables provenant de tous les secteurs de l’économie a été forte. Le gouvernement a cédé à la pression et accepté d’atténuer sa réforme de façon considérable. Ainsi, les dispositions touchant l’exonération des gains en capital et les distributions de sociétés à même leurs gains en capital ont été abandonnées. La réforme initialement proposée sur l’imposition des revenus de placement des sociétés a été ramenée à de légers ajustements lors du budget fédéral de février.

LE FRACTIONNEMENT DANS LA MIRE 

Ce qui est demeuré, toutefois, c’est une modification importante à la possibilité pour les contribuables de fractionner leurs revenus, notamment ceux provenant des sociétés qu’ils contrôlent, avec les membres de leur famille.

Le fractionnement du revenu est une technique de réduction d’impôt basée sur le fait que le régime d’imposition canadien est à taux progressif. Les taux d’imposition s’appliquent par tranches de revenus et augmentent progressivement plus le revenu est élevé. Ainsi, un même montant est moins imposé s’il est gagné par plusieurs personnes que par un seul contribuable. Partant de ce principe, un propriétaire d’entreprise pourrait choisir de répartir les revenus générés par la société entre les membres de la famille, notamment ceux ayant des revenus faibles, afin de réduire la charge fiscale globale.

Une des techniques de fractionnement les plus fréquentes est de verser des dividendes provenant de la société entre les membres de la famille, soit en leur permettant d’en être actionnaires directs, soit en leur distribuant de tels dividendes par une fiducie familiale discrétionnaire actionnaire de la société.

Avant les modifications, l’impôt sur le revenu fractionné s’appliquait uniquement aux mineurs – incluant, sauf exception, le revenu de dividendes provenant de sociétés privées – et avait pour effet de les assujettir au taux marginal le plus élevé applicable aux particuliers, soit 53,31% au Québec, et de rendre leurs parents solidairement responsables du paiement de cet impôt.

Les nouvelles règles de fractionnement du revenu − applicables depuis le 1er janvier 2018 − ont élargi considérablement l’assiette de l’impôt sur le revenu fractionné et réduit les occasions de fractionnement.

Les changements suivants ont été apportés en ce qui a trait aux revenus de dividendes:

  • L’impôt sur le revenu fractionné n’est plus seulement limité aux mineurs – toute personne résidant au Canada peut y être assujetti. Ainsi, le fractionnement avec les enfants majeurs et les conjoints ou conjointes peut maintenant être visé par les nouvelles règles[1].
  • ­En ce qui concerne les personnes majeures (incluant les conjoints), l’impôt sur le revenu fractionné s’appliquera seulement aux revenus provenant d’une «entreprise liée»[2]. Celle-ci inclut toute entreprise exploitée par une société dans laquelle une personne liée au contribuable est propriétaire de plus de 10% des actions (en valeur) ou participe à ses activités de façon régulière[3].

Dans le cas de revenus provenant d’entreprises liées, certaines exceptions sont prévues, lesquelles dépendront de l’âge de la personne.

Pour les personnes ayant atteint l’âge de 17ans avant l’année d’imposition donnée (toutes les personnes majeures): sera exclu du revenu fractionné le revenu qui provient d’une entreprise pour laquelle le particulier a travaillé de façon régulière et importante pendant l’année d’imposition en cours ou pendant les cinq années d’imposition précédant l’année en cours[4]. À cet égard, une personne qui travaille une moyenne de 20 heures par semaine pendant cette période sera réputée avoir participé aux activités de l’entreprise[5].

Pour les personnes âgées de 17 à 23ans avant l’année d’imposition donnée: en plus de l’exception applicable à toutes les personnes majeures décrite ci-dessus, seront exclus les revenus suivants:

  • ­Le rendement exonéré, soit le rendement calculé au taux prescrit par règlement sur la valeur des biens avec lesquels le contribuable peut avoir contribué à la société et au prorata du nombre de jours de l’année au cours de laquelle le bien contribué sert aux activités de l’entreprise. A priori, les avances de fonds effectuées par le particulier et le prix de souscription du capital-actions appartenant au particulier seront inclus dans cette exception. Présentement, le taux prescrit est de 2%.
  • Le rendement raisonnable. Pour le déterminer, il est uniquement permis de tenir compte des contributions en «capital indépendant» du particulier. Pour être admissible à titre de «capital indépendant», il ne doit pas provenir d’une entreprise liée, ni d’un emprunt ou d’une dette (incluant ceux contractés auprès d’une personne non liée) et ne doit pas avoir été transféré au particulier par une personne liée autrement qu’en raison d’un décès[6]. L’Agence du revenu du Canada considère un montant égal au rendement exonéré comme un rendement raisonnable.

Pour les personnes ayant 24ans ou plus: en plus de l’exception applicable à toutes les personnes majeures décrite ci-dessus, seront exclus les revenus suivants:

  • ­Le rendement raisonnable. Dans ce cas, pour déterminer le caractère raisonnable d’un revenu, il sera possible de tenir compte d’un éventail plus étendu de facteurs, soit le travail effectué à l’appui de l’entreprise, les biens avec lesquels on a contribué à l’entreprise (incluant, vraisemblablement, les biens qui ne sont pas admissibles au titre de «capital indépendant»), les risques assumés relativement à l’entreprise, les montants qui ont été payés au particulier relativement à l’entreprise et tout autre facteur pertinent. Il s’agit donc d’une question de faits, qui devra être analysée au cas par cas. Toutefois, pour bénéficier de cette exception, la personne recevant le revenu doit fournir un apport à l’entreprise, soit en capital, soit en main-d’œuvre.
  • ­Le revenu ou le gain en capital provenant d’«actions exclues». Quatre conditions doivent être respectées pour que des actions soient admissibles au titre d’actions exclues[7]. Premièrement, le particulier doit détenir directement (et non indirectement par l’entremise d’une fiducie) des actions représentant au moins 10% de l’ensemble des actions de la société, en vote et valeur.

Deuxièmement, la société ne doit pas être une société professionnelle, soit une société qui offre des services d’avocat, de chiropraticien, de comptable, de dentiste, de médecin ou de vétérinaire. Troisièmement, moins de 90% des revenus de la société pour l’année d’imposition doivent provenir de la prestation de services. Quatrièmement, plus de 90% des revenus de la société ne doivent pas provenir, directement ou indirectement, d’une entreprise liée. Ceci inclut notamment le revenu tiré de biens ou services fournis à l’entreprise liée, le rendement sur la participation dans l’entreprise liée (par exemple, les dividendes) et le gain en capital résultant de la disposition d’une telle participation[8].

QUE FAUT-IL EN CONCLURE? 

L’analyse des nouvelles règles permet de constater que le ministère des Finances voulait rendre le fractionnement du revenu avec les enfants majeurs d’âge universitaire (18 à 24ans) beaucoup plus difficile. Pour ces derniers, seul un apport en capital indépendant ou un apport en temps considérable pourra justifier la réception d’un dividende qui excède le taux prescrit sur les biens contribués à l’entreprise, qui est présentement très faible. Ainsi, dans leur cas, seules des circonstances relativement exceptionnelles permettront d’éviter l’impôt sur le revenu fractionné.

Le ministère a également visé de façon particulière les sociétés professionnelles et les autres sociétés de prestation de services en les écartant de la définition d’actions exclues. Dans ces cas, les possibilités de fractionner du revenu entre les membres de la famille seront limitées aux situations où un apport suffisant en capital ou en main-d’œuvre est présent. Or, comme l’analyse déterminant la suffisance est subjective, même dans les situations qui s’y prêtent, il sera difficile pour les contribuables de savoir si leurs dividendes sont à l’abri de l’impôt sur le revenu fractionné. Compte tenu qu’un dividende n’a jamais eu à être justifié par ce type d’apport, la jurisprudence sur la question est inexistante. Les contribuables devront donc se fier aux lignes directrices qui pourront être émises à l’occasion par les autorités fiscales.

Finalement, pour les entreprises autres que professionnelles ou de prestation de services, des structures de fractionnement seront possibles si un membre de la famille à faible revenu détient une participation directe d’au moins 10% dans la société. La question déterminante à cet égard sera d’établir si les revenus proviennent ou non de la prestation de services.

En matière d’impôt sur le revenu, la distinction entre les entreprises de prestation de services et les autres n’a jamais été pertinente auparavant. L’enjeu demeure donc de savoir où se trace la ligne de différenciation. Par exemple, est-ce qu’un hôtel offre un service ou loue une chambre? Est-ce qu’un photographe offre un service ou vend des photos? Qu’en est-il des prestations combinées, telles la mécanique automobile ou la restauration, où il y a à la fois un service rendu et des biens vendus?

Comme les nouvelles mesures sont très récentes, nous avons beaucoup de questions et très peu de réponses. Le temps saura sans doute nous apporter des éclaircissements. Chose certaine, les occasions de fractionnement du revenu sont maintenant beaucoup plus restreintes qu’auparavant.

Deux questions que le conseiller en sécurité financière devrait poser à son client :

1 Puisque le fractionnement du revenu avec les enfants d’âge préuniversitaire et universitaire n’est plus ce qu’il était, ­avez-vous plutôt pensé à recommander aux parents d’enfants en bas âge une assurance maladies graves pertinente avec ristourne de prime ? ­Votre client pourrait ainsi profiter d’une réserve de fonds pour des études futures.

2 Avez-vous songé à mettre à jour la planification successorale de vos clients propriétaires de sociétés privées sous contrôle canadien et réviser l’analyse des besoins financiers devenue désuète avec ces nouvelles règles ?

Jean-Guy ­Grenier, ­BAA, ­CMC, ­Adm.A., ­Pl. Fin., est directeur régional – Élite, ­Développement et ­Mise en marché, ­Assurance et Épargne pour les particuliers, chez ­Desjardins ­Sécurité financière.

katia_sebastiani_thumb_150x150 Me Katia Sebastiani est avocate spécialisée en fiscalité et droit des affaires chez Cain Lamarre.


[1] L’absence de limite d’âge s’applique aux revenus de tous genres. [2] Sous-alinéa 120.4 (1) « montant exclu » (e)(i), Loi de l‘impôt sur le revenu (ci-après citée « LIR »). [3] Par 120.4(1) « entreprise liée », LIR. [4] Sous-alinéa 120.4 (1) « montant exclu » (e)(ii), LIR. [5] Alinéa 120.4 (1.1)(a), LIR. [6] Par. 120.4(1) « capital indépendant », LIR. [7] Par. 120.4(1) « action exclue », LIR. [8] Alinéa 120.4(1.1)d), LIR.


• Ce texte est paru dans l’édition de mai 2018 de Conseiller

Me Katia Sebastiani