Régulateur national : une histoire sans fin

Par Jean-François Venne | 27 mai 2019 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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La ­Cour suprême a tranché : le projet de régime coopératif en matière de réglementation des marchés des capitaux est constitutionnel et en cours d’implantation. ­Est-ce la fin de cette longue saga ? ­Ne pariez pas ­là-dessus…

Au ­Canada, la réglementation des valeurs mobilières relève depuis toujours de commissions provinciales. Un système différent de celui que l’on retrouve, par exemple, aux ­États-Unis, où l’on compte sur un organisme fédéral (la ­Securities and ­Exchange ­Commission). Afin d’harmoniser les règles, les commissions provinciales collaborent au sein des ­Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM).

En 2018, la ­Cour suprême a autorisé la création d’une autorité nationale de réglementation des valeurs mobilières, à condition que la participation des provinces reste volontaire. Le régime coopératif en matière de réglementation des marchés des capitaux peut donc aller de l’avant.

Comme dans toute bonne saga, le début de ce bras de fer concernant l’établissement d’un organisme national de réglementation des valeurs mobilières au ­Canada trouve ses racines en des temps anciens.

Au 19e siècle, pour être précis. À cette époque, l’usage des valeurs mobilières connaît un certain essor, mais les marchés se développent surtout localement. Les premières tentatives d’encadrement viennent donc des autorités régionales.

Quant aux valeurs mobilières, « elles sont alors vues comme des titres de propriété, relevant du droit civil », explique ­Ivan ­Tchotourian, professeur de droit économique à l’Université ­Laval.

Lorsque l’Acte de l’Amérique du ­Nord britannique consacre la naissance du ­Canada en 1867, il faut partager les pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces. Ces dernières obtiennent la juridiction de la propriété et des droits civils. Les valeurs mobilières tombent donc sous leur responsabilité exclusive et le demeurent encore aujourd’hui. En 2011 et en 2018, la ­Cour suprême a par deux fois entériné cette séparation des pouvoirs.

« Au fil des ans, les arguments présentés par le gouvernement fédéral pour défendre sa commission nationale n’ont jamais cessé d’évoluer et de se recombiner. »

Stéphane Rousseau

L’éternel revenant

La forte croissance des marchés des capitaux au 20e siècle a toutefois amené le gouvernement fédéral à vouloir intervenir dans l’encadrement des valeurs mobilières. Dès 1935, la ­Commission royale d’enquête sur les écarts de prix propose la création d’une ­Commission des titres, chargée de superviser l’émission d’actions par les entreprises sous juridiction fédérale.

L’envie d’établir un organisme de réglementation national prend surtout de l’ampleur dans les années 1960. La commission ­Porter (1964) sur le système bancaire et financier, puis la ­Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) trois ans plus tard ramènent le sujet sur le tapis. Les deux recommandent la création d’une autorité de réglementation pancanadienne, mais décentralisée, basée sur la participation volontaire des provinces.

« ­Le gouvernement fédéral voit alors le marché des valeurs mobilières prendre de l’ampleur en même temps qu’augmentent les échanges entre les provinces et se questionne sur l’encadrement », précise M. Tchotourian. Un projet de commission nationale des valeurs mobilières a aussi été évoqué par le ministère de la ­Consommation et des ­Corporations fédéral en 1979, sans suite.

Au cours des années 2000, le projet prend une tournure différente. Entre 2003 et 2009, l’idée d’une autorité nationale de réglementation des valeurs mobilières qui remplacerait les commissions provinciales est de plus en plus souvent mise de l’avant. En 2009, le ministre des ­Finances du ­Canada de l’époque, le conservateur ­Jim ­Flaherty, élabore une loi fédérale sur les valeurs mobilières et la transition vers une commission nationale. Cette loi fera l’objet d’une contestation en ­Cour suprême, qui l’invalidera en 2011.

« ­Au fil des ans, les arguments présentés par le gouvernement fédéral pour défendre sa commission nationale n’ont jamais cessé d’évoluer », explique ­Stéphane ­Rousseau, professeur de droit spécialisé en gouvernance et droit des affaires à l’Université de ­Montréal.

Sont évoquées l’harmonisation d’une réglementation fragmentée entre les provinces, la diminution des coûts de transaction, l’efficacité de la protection des investisseurs partout au pays et de l’application des règles, ainsi que la gestion des risques systémiques après la crise financière de 2008.

« ­La réglementation du secteur financier est vue au fédéral comme un complément naturel à la compétence qu’il détient déjà sur le secteur bancaire », ajoute M. Rousseau.

3 provinces (Alberta, Québec et Manitoba) refusent net de se joindre au nouveau régime.

Guerre juridique

L’Ontario, l’une des plus ardentes promotrices du projet, se montre rapidement ouverte à l’idée d’une commission nationale. Elle pourrait bien sûr en être la première bénéficiaire, puisqu’il est clair que cet organisme serait installé à ­Toronto. La place financière ontarienne gagnerait donc en importance et en expertise. D’autres provinces, dont le ­Québec et l’Alberta, refusent net de se voir retirer l’encadrement des valeurs mobilières. L’affrontement politique devient rapidement juridique.

En 2011, le gouvernement fédéral se fait remonter les bretelles par la ­Cour suprême. À l’unanimité, les juges réitèrent la compétence des provinces sur la réglementation des valeurs mobilières et invalident le projet de loi de M. Flaherty.

Ils ouvrent toutefois une brèche, dans laquelle Ottawa ne tardera pas à s’engouffrer. En effet, ils reconnaissent que le fédéral a un rôle à jouer pour gérer les risques systémiques nationaux et que rien n’empêche la création d’un régime coopératif auquel les provinces auraient le loisir d’adhérer ou non. Les conservateurs revoient leur copie et présentent le régime coopératif en matière de réglementation des marchés des capitaux. Cette nouvelle mouture, de nouveau contestée devant les tribunaux, reçoit l’aval de la ­Cour suprême en 2018.

­Est-ce pour autant la fin de l’histoire ? « ­Disons plutôt que le débat se déplace du terrain juridique, où la décision est finale, au terrain politique », analyse M. Tchotourian.

Si l’établissement du régime coopératif ne semble plus faire de doute, le débat n’est pas clos quant à sa mise en œuvre, l’étendue de son champ d’intervention et ses relations avec les provinces non participantes.

Au ­Québec, le ministre des ­Finances caquiste Éric ­Girard a réagi promptement dès l’annonce de la décision de la ­Cour suprême l’an dernier, réitérant le refus de la province d’adhérer au nouveau régime. Il a souligné l’importance pour le ­Québec de conserver son autonomie et son expertise, insistant sur la valeur hautement stratégique du secteur de la finance.

5 provinces (Colombie-Britannique, Ontario, Saskatchewan, Nouveau-Brunswick et Île-du-Prince-Édouard) et 1 territoire (Yukon) adhèrent au projet de régulateur national depuis le début. La Nouvelle-Écosse a confirmé en avril 2019 qu’elle s’y joignait également.

Provinces rebelles

Des propos que l’Autorité des marchés financiers (AMF) interprète comme l’assurance que la position traditionnelle du ­Québec sur cette question sera maintenue et comme un vote de confiance envers elle. « ­La décision de la ­Cour suprême ne change rien pour l’Autorité, qui va continuer d’assumer pleinement son rôle d’organisme de réglementation intégré et de concentrer ses efforts sur l’encadrement des marchés québécois et la protection des consommateurs », avance ­Sylvain ­Théberge, directeur des relations médias de l’AMF.

Ce dernier rappelle que le ­Canada dispose déjà d’un régime coopératif : celui des ­ACVM, qui a aidé à harmoniser et augmenter l’efficacité de la réglementation au fil des ans.

« ­Si un nouvel organisme voit éventuellement le jour – et cela n’est pas pour demain – l’Autorité continuera d’être disposée, comme c’est le cas en ce moment au sein des ­ACVM, à collaborer afin d’assurer la stabilité et l’efficience des marchés et préserver un niveau de coopération essentiel au développement de la réglementation. Toutefois, ce nouvel organisme devra offrir au moins la même efficacité que ce qu’on retrouve en ce moment avec les ­ACVM. »

Le gouvernement albertain a réagi avec la même froideur, rappelant que le marché des capitaux de cette province, en plus d’être le deuxième plus grand au pays, était aussi différent des autres. Depuis plusieurs années, l’Alberta cite son expertise dans certains secteurs, notamment le pétrole, pour expliquer sa volonté de conserver l’encadrement des valeurs mobilières.

« ­Avoir un organisme de réglementation local qui comprend les particularités du marché est la clé pour assurer la protection des investisseurs et faciliter l’existence d’un marché des capitaux vigoureux en ­Alberta », a soutenu le ­néo-démocrate ­Joe ­Ceci, alors président du ­Conseil du trésor et ministre des ­Finances de la province, lorsque la ­Cour suprême a dévoilé sa décision l’an dernier. Le ­Manitoba refuse aussi de se joindre au nouveau régime, pour des raisons similaires.

« Les provinces garderont toujours voix au chapitre et il y aura un processus clair pour résoudre d’éventuels désaccords entre elles au sujet des règles. »

Frank Switzer

L’industrie dans le doute

Pourtant, le fédéral reste bien décidé à aller de l’avant. « ­En ce moment, les gouvernements provinciaux participants travaillent à déterminer le moment où le régime coopératif pourra amorcer ses activités et donner un échéancier clair à tous les acteurs du marché », explique ­Frank ­Switzer, chef des communications de l’Organisme de mise en place de l’Autorité des marchés des capitaux. Il faut dire que le défi n’est pas simple, puisque chaque province adhérente doit élaborer et faire adopter ses propres législations.

Pour ­Frank ­Switzer, le régime coopératif présente de nombreux avantages, le plus grand étant l’harmonisation nationale des lois et règlements qui encadrent les marchés des capitaux. « ­Les provinces garderont toujours voix au chapitre et il y aura un processus clair pour résoudre d’éventuels désaccords entre elles au sujet des règles », ­précise-t-il. Selon lui, le ­régime coopératif facilitera notamment les poursuites dans le cas de crimes financiers et assurera une meilleure gestion des risques systémiques.

D’autres se montrent plus dubitatifs. Sans vouloir se prononcer directement sur le cœur de la question, l’Institut des fonds d’investissement du ­Canada (IFIC) rappelle qu’il existe déjà un régime de passeport entre les commissions provinciales, lequel harmonise les règles et les pratiques et permet à un participant au marché d’accéder à celui des autres provinces en ne traitant qu’avec l’autorité de son territoire. Il craint que la venue d’un nouveau joueur ne le remette en question ou n’ajoute un intermédiaire coûteux.

Ces appréhensions pourraient s’avérer en partie fondées, selon ­Me ­Anita ­Anand, titulaire de la ­Chaire J.R. Kimber consacrée à la protection des investisseurs et gouvernance des entreprises à l’Université de ­Toronto. ­Celle-ci voit d’un bon œil la centralisation de l’encadrement au sein du régime coopératif, qui créera un guichet unique pour les émetteurs et les consommateurs.

« ­La difficulté qui se pose est bien sûr liée aux juridictions non participantes, puisque certaines activités resteront de compétence provinciale, comme les échanges quotidiens de valeurs mobilières, alors que d’autres relèveront du régime coopératif, par exemple la lutte contre la fraude financière. »

Stéphane ­Rousseau souligne, lui, l’éventualité que la nouvelle formule complique l’évolution des règles d’encadrement. « ­Les commissions provinciales non participantes et le régime fédéral partagent le même objectif d’assurer la stabilité et l’efficience des marchés, et la législation déjà existante fonctionne plutôt bien, ­rappelle-t-il. Cela pourrait réduire les frictions. Toutefois, le défi pourrait se poser lorsque des réformes seront proposées. Les provinces non participantes ­pourront-elles et ­voudront-elles collaborer à leur élaboration ? »

Ian ­Russell, ­PDG de l’Association canadienne du commerce des valeurs mobilières (ACCVM), se fait plus tranchant et rappelle que les arguments invoqués par M. Switzer conviendraient ­peut-être dans le cas où toutes les provinces participeraient, mais que ce n’est pas le cas présentement.

« ­Nous nous retrouvons en fait avec quatre organismes de réglementation, dont un rassemble plusieurs provinces, ­souligne-t-il. Il faudra donc trouver une manière d’assurer une coopération entre eux, ­peut-être créer un organisme au sein duquel ils échangeront. En quoi ­est-ce que ce sera mieux que la collaboration actuelle des provinces au sein des ­ACVM ? »

Il ajoute que les priorités de l’industrie ne résident certainement pas du côté de la création d’une nouvelle autorité de réglementation. « C’est une industrie où la concurrence est féroce, dans laquelle les coûts ne cessent d’augmenter et qui connaît des conditions de marché difficiles, tant du côté de la vente au détail que de l’institutionnel, ­dit-il. L’industrie cherche plutôt une réglementation plus efficace et simplifiée. »

L’ACCVM discute depuis un certain temps avec les ­ACVM pour alléger le fardeau de la conformité. M. Russell craint que cet enjeu ne soit relégué aux oubliettes le temps que le régime coopératif soit opérationnel, ce qui pourrait prendre des années.

La saga pourrait donc s’allonger encore de plusieurs chapitres, notamment s’il y a un changement de parti au gouvernement aux prochaines élections fédérales.

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• Ce texte est paru dans l’édition de mai 2019 de Conseiller. Vous pouvez consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Jean-François Venne