Éthique et fraude en conseil financier 1/2

Par Bernard Viau | 27 juin 2022 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
7 minutes de lecture

Cet article est le premier d’une série de réflexions portant sur l’éthique dans notre profession. Que votre spécialisation soit en assurance, avec les fonds de placements ou en valeurs mobilières, vous connaissez tous les exigences de la conformité ainsi que la différence entre honnêteté et fraude. La frontière est nette, mais il existe parfois des zones de brouillard. Voici l’histoire d’une fraude parfaitement légale. Une fraude internationale où deux de mes clients ont perdu des milliers de dollars sans que personne ne puisse poursuivre de coupables, pas même la GRC, le FBI ou Interpol.

La clé pour comprendre cette fraude est que, chaque pays possédant ses propres lois, il suffit de bien les connaître pour les contourner.  Ma grand-mère, lorsqu’elle était jeune, n’avait pas le droit d’aller danser à Québec ; c’était défendu par le clergé. Une époque révolue, mais qui illustre très bien mon point. Ma grand-mère se rendait donc à Montréal, une ville où le clergé n’était pas aussi rigide, pour danser. Les cerveaux qui ont organisé la fraude dont mes clients ont été victimes ont utilisé la même logique que ma grand-mère.

L’HISTOIRE ET L’ENQUÊTE

Il y a plusieurs années, alors que je travaillais en valeurs mobilières, un ami, avocat de profession, m’a contacté pour un de ses clients qui avait acheté des actions canadiennes et qui pensait avoir été floué.   Le montant représentait autour de 50 000 $ en valeur actuelle.  Mon client, appelons-le Michel, avait acheté 5000 actions de Champion d’Or, une compagnie listée à Toronto et 4000 actions de Tesco Med, une compagnie listée à la bourse de Denver et donc transigée aux États-Unis.[1]  Il s’est mis à paniquer le jour où, voulant vendre ses actions, il a découvert que son courtier de Madrid avait disparu. Il avait besoin d’aide.

Trois semaines plus tard, j’ai reçu de lui divers documents :

  • états de compte et relevés de transactions de son courtier, International Investment Advisors,
  • ainsi que plusieurs lettres d’investissement,
  • des rapports trimestriels
  • et des prospectus des compagnies impliquées.

J’ai tout de suite remarqué quelques lacunes, principalement dans le style littéraire normalement utilisé en finance.

Il avait acheté des actions de Champion d’Or à trois occasions : à 1.15$, à 2.00$ et finalement à 2.75$. Il avait ensuite vendu la moitié de sa position et, heureux d’avoir fait un profit, il avait rajouté quelques milliers de dollars pour investir dans le titre de Tesco Med sur les conseils du conseiller.

J’ai découvert la fraude en quelques minutes : Champion d’Or n’avait jamais transigé plus haut que 1.25 $ dans les cinq années précédentes. Quant à Tesco Med, il n’affichait aucune transaction au cours des dernières semaines. Les actions de mon client valaient au plus 50 sous, si j’arrivais à vendre le lot complet, ce dont je doutais en raison du volume journalier transigé. Ce type d’actions, les juniors ou penny stocks, offre autant de liquidité qu’un ruisseau en période de sécheresse.

Quelques semaines plus tard, j’entre en contact avec deux autres confrères de Michel qui s’étaient aussi fait piéger par le même stratagème. Cette fois, il y avait un troisième investissement, un certificat de dépôt lié aux marchés boursiers. Le Fond Sécurité 2000 International était administré par une compagnie de gestion enregistrée aux Bahamas. J’ai analysé leur prospectus avec soin. Un client informé n’y aurait rien vu de suspect, mais n’importe quel conseiller d’expérience aurait posé plusieurs questions.

Suite à ces recherches, j’ai informé mes clients. Une perte totale. Existe-t-il un recours légal ? Dans quel pays ? Bien sûr, Champion d’Or est une compagnie canadienne, mais ici c’est une coquille juridique, un « shell », rien de plus. Des garanties sur le certificat de dépôt ? Non aucune, à cause du fiduciaire et du statut juridique de mes clients. Mais aux Émirats arabes unis ? En Espagne alors ?

Je me rappelle très bien la curiosité que cette affaire avait déclenchée en moi. Je connaissais la stratégie du « pump & dump » [2], mais ici cette stratégie n’était que la partie émergée de l’iceberg. Les conseillers en valeurs mobilières qui manipulent des actions avec cette stratégie se font souvent pincer par les autorités parce qu’ils ne se focalisent que sur un seul pays. Pour que la stratégie soit inattaquable, il faut plusieurs pays et plusieurs sociétés-écrans de manière à ce qu’aucune autorité policière ne puisse ouvrir d’enquête. Pour ma recherche, j’ai contacté six bureaux d’enquête différents dans autant de pays. Ils avaient tous les mains liées. Dans chacun des pays, les opérations étaient légales.

RÉSUMONS ET COMMENTONS LES FAITS

Mes clients étaient, sur le plan juridique, des étrangers munis de permis de travail. Aucune loi nationale ne garantissait leurs placements.

  • Les intermédiaires sont des conseillers en valeurs mobilières qui travaillent dans des cabinets financiers établis en Espagne et au Portugal. Ils manipulent le cours des titres boursiers pour arnaquer des gens. Pour tout le côté administratif, ces cabinets financiers de l’ombre utilisent plusieurs employés qui ne savent même pas qu’ils travaillent dans ce qu’on appelle un « boiler room » [3]. C’est voulu, car cette ignorance leur permet d’offrir un meilleur service à la clientèle. Les fraudeurs recherchent des employés légitimes, détenteurs de permis en règle ou de diplômes. Bref, des employés dociles, honnêtes et manipulables.
  • Les permis et enregistrements de ces cabinets financiers sont tous rédigés dans des paradis fiscaux. Une fois créés, ces cabinets appliquent pour des permis d’exploitation principalement en Europe. Les documents légaux importants, actes constitutifs et statuts de société, sont rédigés par des notaires ou des avocats locaux agissant en tant que simples intermédiaires. La plupart du temps, eux non plus ne savent rien d’important et ils ne sont donc pas moralement responsables d’une fraude.  Pour identifier les têtes dirigeantes, dans mon cas, j’ai dû scruter les actes notariés rédigés en Espagne, aux Îles Vierges Britanniques et au Panama.
  • Les produits financiers vendus sont des actions ordinaires en Bourse et parfois, comme ici, des certificats de dépôts qu’on enregistre aux noms des clients. Les actions transitent sur les parquets de Bourse, mais montrent fréquemment peu de liquidité. Le bloc de contrôle majoritaire des actions (float) était détenu par une société de gestion basée à l’île de Man, un autre paradis fiscal [4]. Le contrôle d’un bloc d’action, majoritaire ou important, est primordial pour toute manipulation d’actions en Bourse surtout pour les arnaques ou les prises de contrôle (takeovers). Pour des délits d’initiés, on utilise plutôt des options ou des contrats de commodités.
  • L’argent utilisé est toujours le dollar américain et il transite par le système bancaire SWIFT[5]. Mes clients faisaient leurs paiements directement dans le compte bancaire du courtier sans passer par un quelconque département des opérations, une procédure pour le moins inhabituelle. L’argent était transféré à Zurich en Suisse depuis la succursale bancaire des clients à Abu Dhabi aux Émirats arabes unis.
  • Des poursuites possibles ? Au Canada, la GRC avait ouvert un dossier sur cette fraude, car l’action sous-jacente, Champion d’Or, était une compagnie canadienne. Aux États-Unis, le FBI avait aussi ouvert un dossier sur la même fraude, puisque Tesco Med était une compagnie américaine. En Europe, Interpol avait également ouvert un dossier comme les cabinets étaient situés en Espagne et que la banque était en Suisse…

Mais finalement, tout cela n’a pas été si concluant…

À suivre…

Lire : Éthique et fraude en conseil financier 2/2

[1] Une recherche récente sur Internet me laisse soupçonner que la même fraude est toujours active aujourd’hui.  Les cerveaux de cette organisation ont modifié les noms de leurs cabinets financiers.

[2] Une stratégie qui fait monter artificiellement le cours et le volume d’actions transigées grâce à une action concertée entre plusieurs conseillers financiers pour attirer des clients.  Au moment choisi, on tire la chasse d’eau et on empoche l’argent des clients.  C’est assez courant comme stratégie.

[3] En anglais, le terme boiler room exprime très bien l’activité qui consiste à réchauffer lentement un client pour l’amener à nous confier de plus en plus d’argent. Aucune traduction française n’arrive à transmettre cette idée de cuisiner lentement un client pour gagner sa confiance. Cependant le verbe « mariner » pourrait être acceptable.

[4] Référez-vous au site http://www.paradisfiscaux.com/royaumeunis.htm pour comprendre les particularités légales. Le terme paradis fiscal est socialement accepté, mais les conseillers et fiscalistes des placements offshore utilisent plutôt le terme aseptisé de pays à fiscalité réduite.  Personnellement, je préfère le terme de pays de complaisance, un terme emprunté à la marine. L’article qui suit explique bien l’utilité d’un tel pavillon. https://www.ledevoir.com › opinion › idees › 16394 › naufrage-du-prestige-le-petrolier-coule-un-jeu-virtuel

[5] SWIFT, Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication.  Pour comprendre son importance et son rôle, référez-vous à  https://www.swift.com/node/16771