Éthique, intelligence artificielle et conseil financier (partie 1)

Par Bernard Viau | 19 Décembre 2022 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
7 minutes de lecture

Cet article est le premier d’une suite de trois qui s’intéressent à l’éthique et à l’avenir de la profession de conseiller consécutive à l’introduction des applications informatiques appuyées par l’intelligence artificielle (IA).  Comme dans beaucoup d’autres domaines, c’est une révolution. Comment se préparer à un tel défi de carrière ? Pour en parler, il faut d’abord comprendre ce que ces applications de IA contrôlent déjà dans notre profession et ce qu’elles ne peuvent pas faire. 

Nous avions présenté, dans le premier article de cette série sur l’éthique, le cas d’une fraude internationale où la conformité et la déontologie étaient respectées. L’IA va-t-elle encourager ou combattre de telles fraudes ? L’éthique dans les applications informatiques dotées d’IA est un sujet délicat. Mes demandes d’entrevue ont d’ailleurs été rejetées.

On sait que la conformité et la déontologie sont réglementées et respectées dans la profession, mais l’éthique touche la morale et c’est plus compliqué. L’éthique est au-dessus des lois nationales, c’est un concept, un vœu et on sait que la finance a toujours été, dans l’Histoire, réticente à discuter de concepts moraux.  Qu’en sera-t-il de l’éthique avec les applications informatiques dotées d’IA ?

Il y a une trentaine d’années, lorsque j’étais conseiller en valeurs mobilières, j’ai fondé avec deux associés ce qu’aujourd’hui on appellerait une fintech. Notre algorithme détectait une volatilité suspecte dans le prix de centaines d’options cotées en Bourse, pour ensuite calculer le profit potentiel d’une stratégie spéculative de couverture. Vous me connaissez en tant que conseiller à la retraite, mais j’ai également travaillé plusieurs années en tant que programmeur. Parlons de quelques concepts de base nécessaires pour comprendre l’IA et ses applications informatiques.

DISSIPONS DES ILLUSIONS

Un algorithme est une simple formule mathématique, en bref quelques lignes de code. Par contre, le programme qui contient l’algorithme comporte plusieurs centaines de lignes d’instructions. Elles servent à organiser les écrans, à structurer les données d’entrée et à manipuler les variables de programmation. L’important à savoir ici est que l’algorithme central, le cerveau ou l’élément déclencheur de l’action, cet algorithme se résume souvent à une vingtaine de lignes de code. Vingt lignes très précieuses qui doivent être protégées de la concurrence. De là le secret corporatif et le concept de la boîte noire. Seuls les concepteurs connaissent précisément l’emplacement de ces 20 lignes de code, le secret de la Caramilk.

Il existe des algorithmes, des formules mathématiques, pour tout calculer en finance.

Au premier niveau : calculer les intérêts d’une hypothèque, le profil d’investisseur ou le prix d’une option en fonction du temps écoulé, trois exemples d’algorithmes très simples et qu’on programme facilement depuis une trentaine d’années.

Au deuxième niveau : prévoir le cours d’un titre en Bourse avec un algorithme. Là, il s’agit de quelque chose d’un peu plus compliqué, car cet algorithme se base sur l’analyse technique. Cependant, aujourd’hui on y arrive, en tout cas pour les mouvements boursiers à court terme.

Au troisième niveau apparaît l’IA : analyser le comportement de l’investisseur, ou du client, au moyen des données transactionnelles, pour sonder ses émotions, prévoir ses réactions ou pour l’influencer vers l’action désirée. Je parle ici d’une forme de profilage du client et de propagande, de marketing si vous préférez le terme.

Tout cela peut se programmer et nous sommes déjà rendus à ce troisième niveau avec les applications informatiques actuelles.

L’IA reconnaît les visages, fait du journalisme et analyse vos courriels. Ces logiciels composent des articles financiers sur des compagnies publiques en utilisant les informations de leurs rapports annuels et trimestriels. Aujourd’hui l’IA contrôle donc déjà, en partie, le flux de données financières.

Quelle image mentale avez-vous de la Bourse ?

Sûrement celui d’une salle remplie d’écrans et de traders, toutefois cette vision est dépassée depuis l’an 2000. La Bourse, maintenant, c’est une salle remplie de serveurs informatiques installés dans des bâtiments hautement sécurisés.

En Amérique, plus de 75% des transactions boursières y sont exécutées, à raison de plusieurs milliers d’ordres d’achat et de vente à chaque minute. En Europe, ce pourcentage est autour de 40%. La réalité d’aujourd’hui est donc que la grande majorité des transactions boursières du monde sont gérés par des programmes informatiques conçus par des geeks, experts en maths, qui ne savent rien de la valeur des entreprises et encore moins des employés derrière les symboles boursiers CAE, FCX ou RTX. Les décisions d’achat ou de vente d’actions en Bourse sont effectuées par des boîtes noires que ni l’Autorité des marchés financiers (AMF) ni la Securities and Exchange commission (SEC) n’arrivent à réglementer. Ces boîtes noires que sont ces serveurs abritent ce qu’on appelle des traders algorithmiques.[1] J’y reviendrai plus loin.

Une conséquence sur le plan humain : la majorité des traders ont quitté le parquet de la Bourse et travaillent dans d’autres domaines. Les conseillers en valeurs mobilières ont également vu leurs effectifs diminuer. Les conseillers en sécurité financière sont les prochains en liste. Cependant avec nous la situation est différente, car notre profession est à la limite de ce que l’IA peut gérer, soit la psychologie des relations humaines et la confiance des clients, bref le troisième niveau.

L’IA EN FINANCE

Pour vous faire une idée des bouleversements que l’IA apporte dans tous les domaines financiers, consultez l’article de l’AFGES qui s’occupe de formation pour les mondes de la banque et de l’assurance en Europe[2].

Dissipons maintenant une deuxième illusion, elle concerne l’IA, un mot à la mode et qu’on emploie à toutes les sauces. Pour être qualifié d’application utilisant l’IA, un programme doit utiliser des techniques de programmation spéciales. L’utilisation et l’analyse du langage naturel sont des exemples. Le concept de réseau neuronal pour raffiner ses algorithmes par renforcement positif en est un autre. Grâce à leur programmation, les algorithmes de trading courtage peuvent ainsi s’adapter aux conditions souvent très changeantes des marchés financiers, une marque d’intelligence.

Je n’entrerai pas dans les détails, ce serait assez technique et hors sujet, mais pour donner un exemple, une application qui établit le profil d’investisseur d’un client en fonction de son revenu, de ses actifs et de sa tolérance au risque pour proposer des placements n’est pas une application de l’IA, car la programmation sous-jacente est de niveau collégial.

Même commentaire pour le logiciel de gestion de la clientèle, le CRM (Customer Relationship Management) que votre employeur vous fournit au bureau. La programmation d’un tel système de gestion est relativement simple et ces applications existent depuis de nombreuses années. Quelques logiciels récents de CRM commencent cependant à utiliser l’IA ce qui facilitera notre travail[3].

Mais, revenons sur le sujet de l’éthique. Le problème central aujourd’hui en éthique est que l’ordinateur, le robot ou le trader algorithmique est à la fois l’acheteur, le vendeur, l’intermédiaire qui réalise la transaction et souvent aussi le journaliste financier qui la commente.

Toutes les bases sont ainsi réunies pour monter une stratégie de « pump & dump » au niveau international.  C’est un problème de conformité et de transparence comme vous dirait n’importe quel comptable en vérification. Ces 20 lignes de code s’occupent de nos prêts, de nos données de crédit et de la gestion de nos épargnes. Vous pouvez sûrement y déceler des problèmes d’éthique potentiels.[4]

En tant que conseillers, nous sommes tous, qu’importe notre spécialité, la vitrine du monde de l’argent.  Par analogie, on pourrait dire que nous sommes les premiers répondants du bien-être financier. C’est vers nous que les consommateurs et les investisseurs se tournent naturellement pour avoir des conseils. Cette situation pourrait changer rapidement. Vous savez comme moi que, pour toutes les institutions financières, un conseiller quelle que soit sa spécialité est, d’abord et avant tout, un vendeur de produits financiers. Nous sommes jugés sur nos seules ventes mensuelles ou trimestrielles. Conséquence logique : le jour où l’on arrivera à concevoir un algorithme qui soit meilleur vendeur, les conseillers comme vous et moi seront relégués au service après-vente.

Ce qui sauve actuellement la profession face à l’IA, c’est que seul un être humain peut gagner la confiance d’un autre être humain. Pour le moment du moins, car la recherche de pointe en informatique s’attaque, depuis peu, au contrôle des émotions humaines et à leur reproduction à l’écran.

[1] Pour comprendre le trading haute fréquence, regardez cette vidéo

[2] Voir l’AFGES

[3] Voir le site de la compagnie NEXJ

[4] Voir cet article