Éthique, intelligence artificielle et conseil financier (partie 2)

Par Bernard Viau | 2 janvier 2023 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
7 minutes de lecture
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Cet article s’intéresse à l’éthique et à l’avenir de la profession de conseiller consécutive à l’introduction des applications informatiques appuyées par l’intelligence artificielle (IA).  Comment se préparer à un tel défi de carrière ? Voyons ce que contrôlent déjà dans notre profession ces applications et surtout ce qu’elles ne peuvent pas faire. 

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET ASSURANCE

Les avantages de l’IA en assurance sont énormes. On l’utilise pour la vérification des formulaires et des propositions avant leur tarification, mais aussi pour détecter les erreurs ou les fraudes, celles des clients comme celles des conseillers. Bref, une multitude d’applications ont déjà permis aux assureurs de sauver beaucoup d’argent grâce à des algorithmes. Plusieurs entreprises informatiques sont d’ailleurs spécialisées dans les applications d’assurance.

Vous connaissez probablement les sites web qui s’annoncent comme étant des comparateurs d’assurance. Y trouverait-on des applications de l’IA ? Rien à voir, ce ne sont que de jolies pages en couleur qui renvoie l’usager aux sites des différents assureurs. Tout ce que les comparateurs d’assurances veulent avoir, c’est votre courriel et votre numéro de téléphone. Tout le reste est inutile pour son objectif premier : déclencher un clic vers l’assureur. L’IA n’est pas encore pour le grand public. Un client potentiel doit absolument rencontrer un conseiller. Notre profession est sauvée… pour le moment.

Prenons l’assurance invalidité comme exemple.  Les prestations d’invalidité sont un domaine où les tentatives de fraude sont fréquentes. Les maux de dos et la dépression sont classiques à cet égard, comme vous le savez déjà.

Comment arrivez-vous à détecter que quelqu’un vous ment ? Une question d’expérience, répondrait un enquêteur chevronné, ou le héros de la série télévisée Lie to me. Pour détecter une possible fraude lors d’une demande de prestations en invalidité, l’assureur va enregistrer la conversation téléphonique : « votre appel est enregistré pour fins de formation ». Mais, cela va bien plus loin, car lorsqu’on analyse l’intonation de la voix, elle fournit une indication du niveau de stress. Couplée à d’autres informations comme le dossier médical ou les informations des comptes sociaux, l’intonation du client devient significative.  Les fameuses 20 lignes de code peuvent alors afficher, à l’écran de l’employé et en temps réel, une fenêtre d’alerte pour le guider dans ses questions[1].

Dans le domaine de l’actuariat, l’IA est très utile, car elle peut fouiller pour nous toutes les archives des années passées et en dégager les tendances à long terme sur les coûts d’assurance. Quel sera le prix des primes d’assurance si se produit tel événement dans les prochaines années compte tenu de…  L’IA est la mieux placée pour faire de la futurologie.

Si la sécurité financière ou l’assurance sont votre spécialité, visitez ce site web pour apprécier l’étendue des applications possibles dans ce domaine[2].

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET INVESTISSEMENTS EN BOURSE

Il existe plusieurs applications pour nous guider dans le choix, le suivi et la gestion des placements. Certaines applications peuvent vérifier les fraudes les plus fréquentes, d’autres le risque financier ou les transactions douteuses que certains clients peuvent apporter avec eux. Il existe également des applications pour le grand public qui permettent de gérer son portefeuille.

Ce site web, par exemple, offre à ses abonnés un logiciel de trading haute fréquence pour les placements.

Prenons un autre exemple dans le domaine des placements.  Le profil d’investisseur est le premier document à compléter. Ce profil varie selon les institutions, mais il est comparable d’une institution à l’autre.

Les produits financiers, en revanche, sont très différents selon les institutions.  Mais, voici une question d’éthique : pourrait-on imaginer que les 20 lignes de code puissent aussi tenir compte des commissions que l’opération va nous rapporter comme conseiller ou comme intermédiaire ? Les 20 lignes de codes faisant partie du secret corporatif, n’attendez aucune réponse officielle, mais je peux vous dire qu’elles sont très faciles à programmer. On m’a déjà suggéré de le faire dans le passé.

Voici un point d’éthique capital pour les valeurs mobilières, mais aussi pour tous ces fonds d’investissement que vous conseillez à vos clients. Tous les investisseurs devraient avoir accès à l’information financière et celle-ci devrait être complète, fiable et diffusée en temps réel. Ce fil d’information en continu, autrefois le ticker, est connu en informatique sous le vocable : data feed. Cependant, il existe également des fils d’information plus discrets, des private data feed, réservés aux gros investisseurs institutionnels. Ces informations leur donnent un avantage très net sur les investisseurs individuels comme vous et vos clients. Avec un temps de réaction de l’ordre du millième de seconde, ces ordinateurs transigent sans qu’aucun humain n’ait le temps d’entrer son ordre au clavier. Dans ce siècle, les données personnelles et corporatives valent donc plus que de l’or. Mais, de quelles données parle-t-on au juste ?

Les données les plus payantes à découvrir pour investir son argent sont les informations privilégiées. Elles sont très surveillées par les organismes de réglementation : l’Autorité des marchés financiers (AMF) et la Securities and Exchange commission (SEC).  Ces informations proviennent des initiés et leur famille, des membres des conseils d’administration et des très gros actionnaires. Mais, il existe également des initiés plus discrets. Je parle ici des fournisseurs de communication, des grands cargos de données informatiques ainsi que de tous les spécialistes qui ont accès au livre des comptes, plus connu dans le jargon du métier sous son vocable anglais : the book. Il s’agit d’un tableau de tous les ordres d’achat et de vente avec leur prix, leur volume, l’intermédiaire désigné ainsi que l’heure d’enregistrement et de modification éventuelle des ordres.

Retournons en arrière pour mieux comprendre. Dans une salle de trading, anciennement sur le parquet, on retrouvait grosso modo trois groupes de personnes : les indépendants, les traders rattachés à une firme de courtage et les spécialistes.

Ces derniers seuls détenaient la liste des ordres d’achat et de vente d’un titre, incluant les mystérieux ordres stop, ceux qui sont loin du prix affiché et qui sont placés par les spéculateurs. Les détails de ce petit cahier noir sont des informations absolument cruciales pour la négociation des titres boursiers. Les personnes les plus importantes à surveiller sur le parquet étaient donc les spécialistes. Ça, c’était hier.

Aujourd’hui le livre des ordres est entièrement informatisé et les gros investisseurs y ont accès.  Le flux de données que vous voyez sur votre écran est un résumé, comme l’étaient autrefois les chiffres sur le menu des restaurants asiatiques. En analysant les métadonnées, on peut y trouver l’identité de l’acheteur ou du vendeur d’un titre. Si Warren Buffet, ou tout autre gourou de la finance achète une action, c’est qu’il a de très bonnes raisons de le faire.

En conséquence, espionner les transactions des spécialistes initiés est une activité très lucrative. Ne pensez pas qu’il s’agit d’un scénario de film, c’est la réalité. Les private data feed sont accessibles aux investisseurs institutionnels et ils paient une fortune pour cette ’information.

C’est un problème d’éthique insoluble. Comment la finance en est-elle arrivée là et que pouvons-nous y faire, nous les conseillers pour nos clients ?

La Bourse était autrefois un organisme privé où les courtiers étaient des associés qui se payaient de leur poche un siège à la Bourse. Il y a quelques années ces bourses sont devenues des compagnies publiques. La Bourse du Nasdaq, de New York et celle de Toronto sont toutes des entreprises à but lucratif qui vendent au plus offrant des espaces rigoureusement standardisés pour les serveurs informatiques de leurs clients importants.  Ces clients sont des firmes de trading haute fréquence, bref des traders robotisés transigeant des titres en millième de secondes. Les algorithmes de trading calculent les opportunités de profit en tablant sur les prix de toutes les bourses du monde et en tenant compte des taux de change et des informations privilégiées contenues dans le book. Leur vitesse d’exécution se calcule en millième de seconde. Tout cela est caché dans ces fonds de placement que vous conseillez à vos clients pour leur CELI ou leur REER.

La somme des transactions financières qu’un serveur informatique effectue en une seule journée dépasse l’entendement. Détecter et prouver une fraude pour l’AMF, la SEC ou tout autre organisme de réglementation est quasiment impossible. Plus facile de détecter une fraude au casino qu’à la Bourse.

De nos jours, le monde de la finance est donc géré par les entreprises, corporations ou institutions qui ont les meilleurs serveurs, la plus récente technologie et les programmeurs les plus créatifs.

Si les applications informatiques ont de très réels avantages à la Bourse, la question de l’éthique devient compliquée. Qui décide d’acheter ou de vendre quoi, et quand. Vingt lignes de code suffisent pour, comme au poker, bluffer sur ses réelles intentions d’achat ou de vente d’actions. Cela permet de manipuler le prix affiché sur vos écrans. On appelle cela du spooling[3]. C’est illégal, mais très payant. C’est surveillé par l’AMF et la SEC, mais c’est très difficile à prouver à cause de la fameuse boîte noire protégée sous le sceau du secret corporatif.

Les organismes de réglementation ont donc programmé des applications de l’IA qui visent à démasquer les fraudes en Bourse. Les premiers logiciels de ce genre sont apparus après les attentats du 11 septembre 2001 et avaient pour mission de traquer les traders initiés des attaques quelques jours avant l’heure H.

Et alors ? Quelle importance pour mes clients au bureau, pourriez-vous me demander ? Vous allez vite le découvrir…

LIRE AUSSI

Éthique, intelligence artificielle et conseil financier (partie 1)

[1] Une entreprise d’IA pour les assureurs 

[2] Un aperçu des applications possibles en assurance

[3] Voir une explication ici  

Bernard Viau