La « règle des 21 ans »

Par Vanessa Sarveswaran | 17 Décembre 2021 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
7 minutes de lecture

En vertu du Code civil du Québec, une fiducie est établie lorsqu’une personne, appelée constituant, transfère des biens de son propre patrimoine à un autre patrimoine qui est constitué dans un but précis. La fiducie entre en vigueur dès que le fiduciaire accepte de détenir et d’administrer le patrimoine fiduciaire (essentiellement les biens de la fiducie) au profit des bénéficiaires désignés de la fiducie.

La fiducie familiale, typiquement une fiducie discrétionnaire au profit des membres de la famille, est un véhicule communément utilisé en planification fiscale et successorale. En effet, elle offre une grande latitude quant à l’attribution de ses revenus et quant à la distribution de ses biens à ses bénéficiaires. La fiducie familiale permet également, dans certaines circonstances, de procurer une protection d’actifs additionnelle à l’encontre des créanciers futurs, des économies d’impôt et plusieurs autres avantages.

Saviez-vous toutefois qu’elle sera assujettie à une disposition réputée de chacun de ses biens tous les 21 ans suivant sa date de création, qui engendrera potentiellement de l’impôt à payer?

Cette règle fiscale, connue comme la « règle des 21 ans », est une préoccupation importante lorsque les biens détenus par la fiducie ont pris de la valeur et comporte un gain non réalisé (latent) important. Cette disposition réputée pourrait engendrer une facture fiscale assez salée si rien n’est fait. Ainsi, il importe de bien connaître cette règle afin de mitiger les conséquences fiscales potentielles qui peuvent en découler.

LA RÈGLE DES 21 ANS 

Une fiducie familiale discrétionnaire est réputée, à des fins fiscales, avoir disposé de chacun de ses biens (sauf exception) tous les 21 ans suivant la journée à laquelle elle a été établie pour un produit de disposition égal à la juste valeur marchande du bien et avoir acquis le bien de nouveau immédiatement après ce jour pour un montant égal à cette valeur[1].

Tel que susmentionné, lorsque la fiducie détient des biens ayant une plus-value accumulée, les gains en capital seront réalisés par la fiducie et les impôts y afférents devront être payés aux autorités fiscales. Comme il n’y a pas eu de vente réelle des biens, la fiducie devra, par conséquent, avoir les liquidités nécessaires afin de payer cette facture d’impôts.

Prenons l’exemple suivant:

La fiducie familiale Jackson a été créée le 1er novembre 2001. Elle est administrée par deux fiduciaires et comprend quatre bénéficiaires discrétionnaires. Toutes ces personnes sont des Canadiens aux fins fiscales. La fiducie détient les biens suivants : un terrain vacant acheté par la fiducie pour un prix de 10 000 $ et qui vaut maintenant 100 000 $, ainsi que des actions privilégiées d’une société privée ayant un coût de 25 000 $ et une juste valeur marchande de 75 000 $.

Le 21e anniversaire de la fiducie approche à grands pas et Madame Jackson, qui est co-fiduciaire et bénéficiaire de la fiducie, se demande quelles options s’offrent à elle afin de minimiser les impôts de la fiducie qui résulteraient de la règle des 21 ans.

Il existe plusieurs solutions de planification à explorer. L’analyse de ces options devrait idéalement se faire bien à l’avance, au moins dans les 12 à 24 mois précédant le 21e anniversaire de la fiducie.

Découvrez trois stratégies qui pourraient être envisagées par les fiduciaires de la fiducie familiale Jackson.

1) Transférer les biens de la fiducie aux bénéficiaires avant le 21e anniversaire

Une stratégie très populaire lorsque vient le temps d’aborder la règle des 21 ans est de transférer, si les modalités de la fiducie le permettent, les biens de la fiducie à un ou plusieurs de ses bénéficiaires sur une base d’impôt différé (roulement) en vertu du paragraphe 107(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu (ci-après « LIR »).

Ainsi, dans la mesure où les biens ayant un gain latent ont été distribués aux bénéficiaires du capital par voie de roulement[2] avant le 21e anniversaire de la fiducie, l’application de cette règle n’engendrera aucun impôt à payer par la fiducie, car la fiducie ne détiendra plus les biens à ce moment. Il faut cependant s’assurer de respecter toutes les conditions prévues dans la LIR afin de pouvoir bénéficier du roulement.

Toutefois, dans certains cas, il peut être désavantageux ou inapproprié d’effectuer un transfert des actifs de la fiducie en faveur des bénéficiaires pour des raisons autres que fiscales. Nous pouvons penser notamment à la situation où le bénéficiaire est mineur ou irresponsable et qu’il est préférable de maintenir un contrôle sur les biens de la fiducie. Dans cette situation, il pourrait être plus judicieux de ne pas transférer les biens à ce bénéficiaire de façon prématurée.

Il importe de mentionner également que le roulement prévu au paragraphe 107(2) LIR ne peut être effectué en faveur d’un bénéficiaire non-résident. Les bénéficiaires de la fiducie familiale Jackson étant tous résidents du Canada, le roulement devrait être disponible si plusieurs conditions sont réunies.

2) Dévolution irrévocable de l’ensemble des participations dans la fiducie

Il arrive qu’une fiducie ne soit pas en mesure de transférer ses actifs à ses bénéficiaires sur une base de roulement avant la disposition réputée pour des raisons fiscales ou qu’il ne soit pas souhaitable de transférer les biens aux bénéficiaires pour des raisons non fiscales.

Dans ce cas, les fiduciaires pourraient, si les modalités de la fiducie le permettent, envisager une dévolution irrévocable de l’ensemble des participations de la fiducie aux bénéficiaires. En effet, sous réserve de certaines exceptions, la règle des 21 ans ne s’applique pas à une fiducie dont l’ensemble des participations ont été dévolues irrévocablement.

L’expression « dévolu irrévocablement » n’est pas définie dans la LIR. Généralement, un bien sera considéré comme étant dévolu irrévocablement « si chaque bénéficiaire détient ses droits dans la fiducie sans aucune condition et qu’aucun événement ultérieur ne puisse annuler ses droits »[3].

Si c’est la  solution que vous envisagez, il est important d’analyser l’acte de fiducie afin de s’assurer que les fiduciaires ont les pouvoirs nécessaires pour procéder à la dévolution irrévocable des participations dans la fiducie. Ainsi, dans la mesure où les bénéficiaires de la fiducie familiale Jackson ont droit à la totalité du revenu et du capital de la fiducie, si leurs participations leur sont dévolues irrévocablement avant le 21e anniversaire de la fiducie, il n’y aurait alors aucune disposition réputée des biens de la fiducie.

3) Ne rien faire

Finalement, il pourrait être souhaitable de ne rien faire à l’aube du 21e anniversaire de la fiducie, notamment si cette dernière ne détient aucun bien ayant un gain latent matériel. Dans cette situation, la survenance de la disposition réputée se produirait avec aucune ou peu de conséquences fiscales.

Cette approche devrait également être considérée lorsque les gains en capital réalisés en raison de la disposition réputée pourraient être réduits par les pertes en capital inutilisées ou latentes de la fiducie ou, si plusieurs conditions sont réunies, lorsque l’exonération cumulative des gains en capital relative aux actions admissibles de petites entreprises des bénéficiaires peut être utilisée. Alternativement, des mesures pourraient également être prises afin de réduire la valeur des gains en capital non réalisés avant le 21e anniversaire de la fiducie. Par exemple, les actions privilégiées détenues par la fiducie familiale Jackson pourraient être rachetées sur plusieurs années.

Ainsi, une fiducie peut être assujettie à la règle des 21 ans suivant le moment de sa création, mais il est possible d’y échapper en mettant en place une stratégie appropriée avant la date de la disposition réputée.

Il importe de mentionner à Madame Jackson que les stratégies susmentionnées en relation avec la règle des 21 ans peuvent être combinées dans le contexte d’une bonne planification fiscale. À cette fin, une analyse de tous les faits, incluant les attributs fiscaux des biens détenus par la fiducie à l’approche du 21e anniversaire, est primordiale. Il faudra également tenir compte de nombreuses considérations autres que fiscales, telles les dynamiques de famille et la situation particulière de chaque bénéficiaire, dans la prise de décision afin de déterminer quelle approche est la meilleure dans les circonstances.

[1] Paragraphe 104(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[2] Transfert de propriété au coût au lieu de la juste valeur marchande.

[3] Interprétation technique de l’Agence du revenu du Canada, 2011-0414841E5 – Dévolution irrévocable des participations dans une fiducie familiale, 18 décembre 2013.

Vanessa Sarveswaran

Vanessa est vice-présidente, planification fiscale, de la retraite et successorale, à Gestion mondiale d’actifs CI. Vanessa est une fiscaliste avec une maîtrise en fiscalité et une avocate spécialisée dans la planification successorale qui a été admise au Barreau du Québec en 2015. Elle se spécialise dans la planification fiscale pour les sociétés, les fiducies et les sociétés de personnes, ainsi que dans la planification post-mortem et successorale. Elle offre également des conseils fiscaux à des personnes fortunées. Vanessa est membre de l’Association de planification fiscale et financière (APFF), de la Fondation canadienne de fiscalité (FCF), de la Society of Trust and Estate Practitioners (STEP) et de l’Association du Jeune Barreau de Montréal, et fait également du bénévolat à la Clinique juridique de Saint-Michel. Avant de se joindre à CI, Vanessa a travaillé au sein d’un cabinet de droit fiscal de renommé, à Montréal, et au sein d’un important cabinet comptable. Gestion