Clientèle orpheline : un défi de taille – première partie

Par Sophie Stival | 12 mars 2013 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Le phénomène de la clientèle orpheline est multifactoriel. Le vieillissement de la population et des conseillers, conjugué à un problème de relève, sont des éléments à considérer.

La clientèle orpheline existe depuis longtemps au sein de l’industrie des services financiers. Il suffit qu’un représentant quitte la profession, parte chez un concurrent ou prenne sa retraite pour que son client soit transféré à un autre conseiller. En assurance de personnes, cette transition et la qualité du service offert représentent depuis quelques années un défi de taille.

Conseiller a constaté qu’il existe peu de données publiques permettant de quantifier l’ampleur du phénomène. Voici quelques éléments d’explication à un problème qui est, lui, bien réel.

Cette situation touche dans une moindre mesure le secteur des investissements, puisque le domaine du placement est plus encadré et fiscalisé. « Grâce au numéro d’assurance sociale qui est accolé aux placements des investisseurs, l’État peut assurer un certain suivi », explique Michel Mailloux, consultant et formateur en conformité financière.

Comme les polices d’assurance au Canada ne sont pas soumises à l’impôt, les assureurs ne peuvent pas exiger un tel numéro de leurs clients. Dans le secteur de l’épargne et du placement, les règles déontologiques sont également plus strictes. « Les suivis sont obligatoires et réguliers. On doit bien connaître le profil d’investisseur de chacun de ses clients », ajoute M. Mailloux.

Selon la Chambre de la sécurité financière (CSF), le problème des clients orphelins est essentiellement lié à la rémunération. « Il y a dans le domaine de l’assurance de personnes un nombre élevé de pratiques d’affaires et de modes de rémunération qui complexifient le dossier », déclare Me Marie Elaine Farley, vice-présidente aux Affaires juridiques et corporatives de la CSF.

Absence de permis

« La loi est claire, pour avoir droit à une commission liée à une police d’assurance, il faut avoir un permis », affirme Me Farley. Cette dernière fait référence aux conseillers qui reçoivent encore des commissions de renouvellement, bien qu’ils ne travaillent plus dans l’industrie. Selon elle, ces ententes signées entre les assureurs et les représentants ont créé et créent toujours des problèmes de clients orphelins. « Bien des représentants se voient assigner de nouveaux clients alors qu’ils ne reçoivent aucune rémunération pour les servir. Personne ne veut travailler gratuitement et ça se comprend », explique-t-elle. Dans ces conditions, plusieurs assureurs et agents généraux se retrouvent avec une patate chaude, soit des clients orphelins dont personne ne veut s’occuper…

« L’assurance est un domaine complexe qui nécessite un suivi des besoins changeants de la clientèle, rappelle Me Farley. Une police d’assurance vie, ce n’est pas une assurance auto. Elle est fonction de la condition de l’individu. On se la procure souvent dans la trentaine alors que l’on est en santé. Dans bien des cas, on souhaitera la conserver de nombreuses années. Ma première préoccupation, c’est qu’il faut servir ces clients », dit-elle.

Selon Claude Di Stasio, vice-présidente, Affaires québécoises à l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP), ces commissions de renouvellement sont souvent considérées comme un salaire différé. D’ailleurs, dans certains contrats, d’anciennes ententes, lorsque le représentant décède, sa succession continue à recevoir cette rémunération, précise-t-elle.

Relation rompue avec l’assureur

Pour différents motifs, l’assureur met parfois fin à sa relation d’affaires avec un représentant autonome. Que ce soit pour une raison économique, parce que les activités du conseiller ne génèrent pas assez de revenus ou qu’il existe une mésentente entre celui-ci et l’assureur, la conséquence demeure la même : le client se retrouve souvent orphelin.

Dans de telles circonstances, l’assureur a généralement le dernier mot. Certains ne donnent plus accès aux informations de l’assuré, ce qui ne permet plus au conseiller d’assurer un service adéquat. D’autres sont plus ouverts et autorisent le représentant à servir son client quant aux polices en vigueur, tout en ne lui donnant plus la possibilité de vendre sa gamme de produits.

« Dans bien des cas, c’est l’agent général qui se retrouve pris entre l’arbre et l’écorce », constate Me Farley. D’un côté, le représentant conserve ses permis, mais ne peut plus servir son client. Il continue tout de même à recevoir des commissions de renouvellement puisque son contrat le stipule. De l’autre, l’assureur se tourne vers l’agent général et lui demande de trouver un conseiller pour son client devenu orphelin. « Comment trouver un bon représentant qui souhaite servir cette clientèle, mais pour laquelle il ne recevra aucune rémunération? se questionne Me Farley. On parle beaucoup des obligations des représentants, mais les assureurs ont aussi une part de responsabilité. »

L’industrie verse habituellement un certain pourcentage à la vente et, ensuite, des commissions de renouvellement aux représentants. « Si on changeait ce nom par commission de service, ça réglerait peut-être des problèmes », croit Me Farley. Ainsi, un conseiller qui ne sert plus un client ne recevrait plus de commissions de renouvellement.

« Le représentant est un professionnel qui sert ses clients en conseiller consciencieux et dans son intérêt premier. Ce faisant, il est normal qu’il soit rémunéré pour le servir comme c’est le cas avec une commission de service. Plusieurs assureurs procèdent déjà ainsi », remarque Me Farley. La Loi sur la distribution de produits et services financiers stipule qu’il doit y avoir un représentant qui sert un client. C’est le mode d’opération », rappelle la vice-présidente aux Affaires juridiques et corporatives de la CSF.

L’exemple de la Financière Sun Life

La Financière Sun Life a bâti un système de rémunération qui met à l’avant-plan le service au client. Ceci permet également de rétribuer le représentant affecté à la clientèle orpheline. « On se distingue de l’industrie, qui offre généralement une rémunération très élevée lors de la vente du produit d’assurance pour ensuite verser des commissions de renouvellement plus faibles et sur une durée de quatre à cinq ans en moyenne, explique Stéphane Beaumier, vice-président régional à la Financière Sun Life. Chez nous, les commissions sont payables sur la durée de vie des polices. Cela procure donc un revenu au représentant qui a vendu la police et, s’il y a lieu, à celui qui a été désigné pour assurer le service. »

« Nous sommes la seule compagnie d’assurance au Québec qui paie des commissions de renouvellement à vie », rappelle M. Beaumier. Toutefois, le revenu lié à la transaction initiale sera généralement inférieur à celui que verse la concurrence. Ce système implanté en 1989 a contribué à fidéliser les clients, précise-t-il. « Le taux de rétention de la clientèle est de 96 % à la Financière Sun Life alors que celui de l’industrie se situe autour de 92 %. Les représentants sont incités à offrir un bon service aux clients afin de conserver la valeur de leur bloc d’affaires. Plus le temps passe, plus ça devient intéressant. En fin de compte, tout le monde est gagnant », dit-il.

M. Beaumier est conscient que la concurrence n’a pas les moyens, ni la capacité de mettre en place un tel système de rémunération. Il faudrait alors commissionner à nouveau tous les blocs d’affaires dans les livres. Même si la Financière Sun Life paye des honoraires à vie aux représentants, le taux élevé de rétention de la clientèle amortit en grande partie ces coûts. Les clients étant plus rentables après un certain nombre d’années, sur le million que compte l’assureur au Canada, ce 4 ou 5 % de mieux que l’industrie fait une différence.

Ailleurs, certains représentants n’ont aucune incitation à servir les clients orphelins puisque les commissions de renouvellement ne sont souvent plus versées, bien que la police soit toujours en vigueur, rappelle M. Beaumier.

Puisque les clients des représentants appartiennent à la Sun Life, la commission de renouvellement est versée au conseiller qui assure le suivi et non à celui qui a vendu la police initiale. Si ce dernier part chez un concurrent, quitte l’industrie ou prend simplement sa retraite, l’assureur lui proposera alors de racheter son bloc d’affaires. « À la signature de son contrat d’embauche, le représentant connaît la procédure de rachat, explique-t-il. On lui indique ensuite deux fois par année la valeur de rachat de son bloc d’affaires. » Les clients orphelins se voient donc attribuer un représentant qui recevra une commission de service. « Cette rémunération serait toutefois moins élevée que si c’était lui qui avait fait la vente initiale », concède M. Beaumier.

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Les polices orphelines

Un client nouvellement orphelin devrait être avisé dans un délai raisonnable. Plus le temps passe et plus le risque de perdre sa trace augmente. En cas de décès ou si le client déménage, c’est la police d’assurance qui sera alors orpheline.

« Au décès d’un client orphelin, l’assureur risque de ne pas en être informé », explique Michel Mailloux. Si les bénéficiaires ne sont pas au courant de l’existence de la police, il peut y avoir un certain flou qui persiste pendant quelques mois, voire quelques années. Dans une relation normale où un représentant est officiellement attitré et qu’il assure un service continu pour chacun de ses clients possédant une ou plusieurs polices, on évite ce genre de problème, rappelle M. Mailloux. En cas de décès, la succession sera alors avisée.

Puisqu’il n’y a aucun registre centralisé des clients orphelins, on peut se demander si certains ne sont pas carrément oubliés. « L’AMF doit prendre en main les choses en s’attablant avec les assureurs et les professionnels », croit M. Mailloux. À la fin de 2010, plus de six millions de résidents du Québec possédaient pour 771 milliards de dollars d’assurance vie). Le montant d’assurance moyen détenu par les ménages couverts par une assurance vie se chiffrait à 281 700 $ dans la province.

« Des produits non réclamés, des gens qui oublient des polices, particulièrement dans le cas de petits montants, il y en a dans les livres des assureurs », concède Claude Di Stasio. Au Québec, la Loi sur les biens non réclamés contraint les assureurs à faire des recherches raisonnables lorsqu’une police semble orpheline, rappelle-t-elle. Après un certain nombre d’années, généralement trois ans, les sommes assurées et payables en vertu d’un contrat d’assurance vie seront remises à Revenu Québec. Un registre des biens non réclamés permet à n’importe quel citoyen de retrouver ses biens. Les montants y resteront consignés entre 10 et 30 ans.

Sophie Stival