Segmentation de votre clientèle : une question d’atomes crochus !

Par Sophie Stival | 28 janvier 2011 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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De nombreux conseillers adoptent la règle du 80/20. Selon ce principe, qui s’inspire de la loi de Pareto, 80 % d’une clientèle représente seulement 20 % de son chiffre d’affaires. Christian Paré et Éric Lapointe se sont tous deux lancés dans l’aventure en cédant une part substantielle de leur clientèle. Ils nous racontent leur expérience.

Des conseillers qui servent des centaines, voire un millier de clients, ce n’est pas rare dans le domaine des services financiers. Au fil des ans, la clientèle grossit, mais le temps disponible, lui, ne s’allonge pas.

Sans parler des normes déontologiques et de la conformité, elles aussi de plus en plus strictes. Bref, plusieurs conseillers n’ont pas assez de 24 heures dans une journée pour bien faire leur travail.

La règle de Pareto, qui doit son nom à l’économiste italien Vilfredo Pareto, a permis d’atténuer ces problèmes en transformant la vie professionnelle et personnelle de nombreux représentants. Dan Richards, chroniqueur et président de ClientInsights, constate lui-même que plusieurs conseillers québécois adoptent cette stratégie du 80/20. C’est-à-dire qu’ils font le choix de vendre un pourcentage avoisinant 80 % de leur clientèle pour se consacrer activement aux 20 % restants.

Quand la qualité l’emporte sur la quantité

Planificateur financier depuis 24 ans, Christian Paré est également président fondateur d’Aisance services financiers et partenaire de SFL Placements. Il a opté pour la stratégie du 80/20 il y a une dizaine d’années. Il a donc cédé quelque 700 clients du millier qu’il comptait. Son expérience s’est avérée si concluante qu’il a souhaité la partager avec ses collègues : depuis quelques années, M. Paré donne des conférences sur le sujet.

Christian Paré

Selon le planificateur financier, les conseillers qui ont trop de clients courent deux risques. D’abord, celui de voir ces derniers partir chez un concurrent, ou encore le risque que les besoins financiers de ces clients soient mal servis. « Les conseillers et les institutions financières ont donc intérêt à répartir cette “possibilité d’affaires qui dort” en l’offrant à de jeunes conseillers », affirme M. Paré.

Comme plusieurs de ses confrères, il a pris la décision en 2003 d’acheter la clientèle d’un conseiller prenant sa retraite. Or, il s’est vite rendu compte qu’il n’avait d’affinités qu’avec un très petit nombre de ces personnes. « J’aime parler longuement avec mes clients. Je bâtis pour chacun d’eux une planification financière avec des recommandations et un plan d’action. Ça prend beaucoup de temps. Quand un lien de confiance est établi, je peux répondre aux besoins des clients au fur et à mesure que leur situation change. Dans le cas de cette nouvelle clientèle, ma façon de travailler leur était imposée. Ce n’était évident pour personne », explique-t-il. Trois ans et une bonne dose de réflexion plus tard, il fait le choix de se départir de 70 % de sa clientèle, ce qui représentait 30 % de ses revenus.

« J’ai été guidé par les atomes crochus que j’avais avec ma clientèle »

« En examinant ma liste de clients, la seule question qui a primé a été : quand sonne le téléphone, est-ce que j’ai envie de parler à cette personne, suis-je significatif pour elle ? J’ai été guidé par les atomes crochus que j’avais avec ma clientèle. Plus on passe de temps avec ses clients, plus on développe une relation d’affaires intéressante et plus ce lien se fonde sur la confiance. J’ai alors compris une chose très importante : ce n’est pas le nombre de clients qu’on sert qui compte, mais bien la qualité de la relation », raconte-t-il.

Christian Paré a pris soin de planifier la transition de sa clientèle vers un autre conseiller. « J’ai offert sur une période de six mois ces nombreux clients à un jeune représentant de mon bureau. Cette personne avait été bien formée et, surtout, je ne lui ai pas cédé  »du bois mort » comme certains le font. Aujourd’hui, ce conseiller s’est établi ailleurs et nous avons gardé une bonne relation. Il gagne très bien sa vie », précise M. Paré. Ce dernier sait que des conseillers, au sein de SFL, ont vendu des comptes à d’autres représentants qu’ils ne connaissaient pas. Selon lui, la transition s’effectue en général facilement. « Tout le monde veut que ça se passe bien et celui qui achète une clientèle veut bien sûr la rentabiliser », souligne-t-il.

Des actifs qui ont triplé en cinq ans

Avant de vendre cette clientèle, M. Paré avait deux assistantes, il était submergé par la paperasse et les exigences en conformité. « C’était difficile à gérer. Je manquais de temps », se souvient-il. Malgré l’inquiétude des premiers mois, le planificateur financier a vite constaté après la transaction qu’il gagnait sur tous les tableaux. En dépit d’une conjoncture difficile et de la crise financière des dernières années, Christian Paré a triplé ses actifs dans les cinq années qui ont suivi son entente. « Ce nombre élevé de clients était une fausse sécurité. Ça m’empêchait de développer une nouvelle clientèle, en accord avec ma façon de travailler. Aujourd’hui, j’ai le temps de parler à mes clients plusieurs fois par année. Je n’ai pas peur de leur dire que je les ai choisis. Et j’ai surtout plus de plaisir dans mes relations avec eux. J’ai gagné du temps et une qualité de vie », conclut-il.

Vendre ses clients pour dormir en paix

Éric Lapointe est conseiller en placement depuis 11 ans. En 2006, il se joint, avec deux associés, à Assante Gestion de patrimoine. L’équipe a vendu il y a quelques mois 300 de ses clients à un jeune représentant de son bureau de Brossard. Cette transaction représente environ 40 % de la clientèle et 10 % des actifs gérés. « Notre équipe est jeune et en croissance continue. Nous souhaitons éventuellement vendre plus de clients, mais nous procédons par étapes, nous avons un plan de match. Notre premier objectif était de ne plus détenir de comptes inférieurs à 150 000 $. Nos nouveaux comptes excèdent maintenant un seuil établi à 250 000 $ », explique le conseiller et ancien joueur des Alouettes. Cette règle est toutefois très flexible, puisque la famille des clients et les amis ne sont pas écartés pour autant. De plus, les entrepreneurs sont des clients privilégiés, vu leur fort potentiel.

Éric Lapointe

« Je dors très mal quand je n’offre pas le service promis et que mes clients méritent. Or, vendre cette clientèle nous a permis de libérer énormément de temps », constate M. Lapointe. Tout comme Christian Paré, il insiste sur l’importance de faire affaire avec la bonne personne. « Nous voulions vendre à un représentant dynamique et professionnel, qui travaille comme nous. C’est ce que nous avons fait en cédant cette clientèle à un conseiller qui s’est joint à notre succursale voilà cinq ans », explique-t-il. Le client demeure ainsi en terrain connu et le nouveau conseiller obtient une clientèle bien implantée et fidèle.

Baisser ses revenus pour grossir

Évidemment, au lendemain d’une telle transaction, les revenus écopent un peu, admet M. Lapointe. « Mais le temps libéré nous permet de nous concentrer sur une clientèle plus aisée. Un client qui détient un à trois millions d’actif, par exemple, aura généralement besoin de services plus pointus, de suivis plus nombreux. Soudainement, on a plus de temps pour exploiter nos compétences. On s’engage socialement dans des activités ou auprès de fondations, on parle de don planifié à nos clients, et ainsi de suite », poursuit le conseiller. Le bouche à oreille et les références sont aussi des outils de développement de premier plan. « Des clients bien servis et en confiance parleront de nous à leur famille, à leurs amis », note-t-il.

Le groupe souhaite cibler assez rapidement une clientèle ayant des actifs de plus de 500 000 $. Ces nouveaux comptes qui se grefferont au fil des mois permettront à Éric Lapointe et à son équipe de se départir d’un nouveau pourcentage de clients.

Par exemple, 10 millions de nouveaux actifs seront préférables à une ancienne tranche de 10 millions si l’actif moyen par client est beaucoup plus élevé. Ainsi, une vingtaine de nouveaux clients pourraient remplacer une centaine d’anciens. Une telle stratégie peut pénaliser certains des petits clients, reconnaît le conseiller. « Prendre la décision de se départir d’une partie de sa clientèle, ce n’est jamais simple. C’est du domaine des émotions. Notre démarche vise avant tout à nous assurer que ces clients auront le degré de service auquel ils ont droit. Nous ne souhaitons pas qu’ils se lassent et partent ailleurs. C’est pourquoi il faut transférer à certains moments stratégiques une partie de notre clientèle à un conseiller ou à un adjoint de confiance. Bien souvent, cette personne a déjà rencontré et servi ces clients. Cela solidifie également les bases des jeunes conseillers, qui ont une clientèle moins établie », affirme-t-il.

Les conseillers qui souhaitent ralentir ou cherchent de la relève ont intérêt à adopter la stratégie du 80/20, croit M. Lapointe. « Depuis une dizaine d’années, les marchés ayant été plus difficiles, les ménages sont plus endettés, c’est beaucoup plus difficile pour les nouveaux conseillers, les indépendants. En offrant des clients à un adjoint ou à un jeune qu’on a formé, on s’assure que le transfert se passe bien. Le taux de rétention de la clientèle est alors bien plus important », affirme-t-il.

Il n’est jamais trop tôt pour bouger

Christian Paré ne croit pas qu’il y ait un nombre minimum de clients ou d’actifs à détenir avant d’envisager une telle stratégie. Il est toutefois difficile d’après lui d’offrir un service personnalisé lorsqu’on dessert plus de 250 couples. Mais la règle du 80/20 n’est pas une panacée. Selon M. Paré, un représentant qui préfère offrir un service ponctuel à un très grand nombre de clients préférera répondre aux demandes quand elles se présentent plutôt que de s’engager dans une démarche plus proactive.

Dans le cas de M. Lapointe, la décision de céder une bonne part de sa clientèle s’est imposée lorsqu’il a discuté avec des collègues qui avaient adopté une stratégie s’apparentant à la règle du 80/20. Il a aussi constaté que les conseillers plus âgés regrettaient de ne pas l’avoir fait pendant la période de croissance de leur pratique. À leurs yeux, la transition se serait faite plus en douceur et aurait été moins lourde à gérer. Certains n’ont pas osé se lancer de crainte de perdre trop de revenus et surtout, parce qu’ils ne souhaitaient pas vendre leurs clients à un acheteur externe.

M. Paré fait un peu le même constat : « Trop de conseillers s’accrochent à leurs actifs gérés ou à leur clientèle. Ils se sentent trop inquiets pour préparer leur relève et penser à céder des clients. Mais il n’y a pas d’âge pour bouger, il faut simplement penser à agir quand par exemple le plaisir de parler à certains clients n’y est plus. Bien entendu, la rentabilité dans la relation d’affaires est également un élément à prendre en considération. » M. Paré n’hésitera pas à refaire une autre transaction si de nouvelles contraintes de temps ou de rentabilité survenaient.

Sophie Stival