Le capitalisme incite-t-il au crime?

Par Emmanuelle Gril | 28 mai 2014 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
5 minutes de lecture
Sakhorn Saengtongsamarnsin / 123RF

Le constat que fait Jean-François Gayraud est inquiétant : dans son ouvrage coup de poing, Le nouveau capitalisme criminel, il démontre que depuis la fin des années 1980, le capitalisme a acquis un redoutable potentiel criminogène. État des lieux.

La feuille de route de Jean-François Gayraud est impressionnante. Ce commissaire divisionnaire de la police nationale en France est aussi docteur en droit pénal, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Institut de criminologie de Paris, notamment.

C’est par vocation qu’il a choisi de faire carrière dans la police, mais il traque aussi les bandits à travers les pages de ses ouvrages. Depuis 2005 en particulier, il navigue dans les eaux troubles de ce qu’il appelle la géopolitique et la géo-économie du crime. « La criminologie ne s’intéresse pas à la macroéconomie, or, je souhaitais sortir du cadre de cette discipline et du vase clos de la sociologie. Parallèlement, j’ai été frappé par le phénomène des récentes crises financières, très brutales, et je me suis interrogé sur leurs causes. J’ai donc voulu éclairer les phénomènes de niveau macro-économique à la lumière criminologique », explique-t-il en entrevue avec Conseiller.ca.

Jean-François Gayraud – Crédit photo : ©DRFP/Odile Jacob.

Son dernier livre, Le nouveau capitalisme criminel, est le cinquième d’une série amorcée il y a quelques années aux éditions Odile Jacob, dans laquelle il explore de nouveaux horizons criminologiques. Il y pousse sa réflexion et son analyse encore plus loin en s’attaquant au trading à haute fréquence, au blanchiment d’argent et aux dimensions criminelles des crises financières. Une charge musclée contre ce qui constitue la face cachée du capitalisme.

Les dimensions criminelles des crises financières

Jean-François Gayraud part du constat suivant : depuis la fin des années 1980, le capitalisme a profondément changé. Il est devenu excessivement dérégulé, mondialisé et les activités financières y occupent une place prépondérante, ce qui ouvre la porte à la fraude et au crime. « La potentialité criminelle du capitalisme d’aujourd’hui est redoutable. Il existe une véritable incitation à la fraude », assure-t-il. Autrement dit, le crime fait partie du système.

Lorsque l’auteur se penche plus particulièrement sur la question des crises financières, il note un certain nombre de caractéristiques communes : elles sont de plus en plus fréquentes, ont des effets à l’échelle mondiale, un fort impact social et budgétaire, et enfin, elles ont aussi une dimension criminelle. « La crise des subprimes aux États-Unis est en partie le résultat de la fraude de criminels en col blanc. Quant à la crise financière qui a frappé le Japon dans la seconde moitié des années 1980, elle est le fruit, là aussi pour partie, d’une association entre les cols blancs et le crime organisé, les yakuzas. Dans le cas de la crise en Albanie, à la fin des années 1990, le crime organisé a littéralement escroqué tout un pays avec les pyramides financières », illustre-t-il. Et si le lecteur n’était pas encore convaincu par la démonstration, Jean-François Gayraud donne d’autres exemples : le Mexique, l’Espagne et la Colombie. Un portrait saisissant qui nous plonge dans des abîmes de réflexion.

FRAUDE INVISIBLE ET ARGENT SALE

M. Gayraud s’attaque aussi au trading à haute fréquence (THF), lequel permet de négocier à la nanoseconde des milliers d’ordres de Bourse et donne lieu à toutes sortes de dérapages. « On peut analyser cet outil à deux niveaux. Avec une lecture macro-économique, on constate que le THF permet les délits d’initié de façon systémique, et qu’il légalise aussi la spéculation et la concurrence déloyale. Au second niveau, lorsqu’on s’attarde à la dimension pénale, on remarque que l’hypervolume et l’hypervitesse rendus possibles par le THF créent une sorte d’écran qui rend la fraude quasi invisible au plan juridique et matériel. L’opacité de ces instruments protège littéralement les acteurs frauduleux », soutient Jean-François Gayraud.

L’auteur déplore également que l’on ne dispose pas actuellement des outils technologiques qui permettraient de détecter ces fraudes, et que lorsqu’on réussit enfin à les mettre au jour, l’administration de la preuve est si complexe qu’il demeure impossible de faire condamner qui que ce soit.

Enfin, il analyse aussi le phénomène du blanchiment d’argent sale par le biais des narcobanques. « La question du blanchiment d’argent est centrale, car l’argent recyclé dans l’économie légale permet au crime non seulement de jouir de ses profits mal acquis, mais surtout d’acquérir des parts de l’économie et de la finance légale et par conséquent de se doter d’une position haute face aux élus. L’argent du crime n’est jamais neutre, et en se blanchissant, en se légalisant, il vient griser voire noircir les institutions légales, qu’elles soient politiques, économiques ou financières », souligne-t-il.

LA DÉMOCRATIE OTAGE DE LA FINANCE

La finance, telle qu’elle est aujourd’hui, prend littéralement les États en otage et nuit à l’essence même de la démocratie. « À chaque crise financière, les budgets publics doivent venir en aide aux institutions financières qui elles, sont coupables. Les États ne parviennent pas à les dompter, elles leur imposent leur point de vue sournoisement et insidieusement. Or, le prix à payer pour les remettre à flot est colossal : la dernière crise a déjà coûté 450 milliards d’euros au budget des États de l’Union européenne. Et c’est sans parler du coût social. En Grèce par exemple, on compte désormais 28 % de chômeurs et on assiste aussi à une hausse du nombre de suicides », explique M. Gayraud.

Dans un tel contexte, quel est l’avenir de la finance? Peut-elle encore être « sauvée » et purgée de ses démons? Il existe effectivement des solutions, selon l’auteur, mais il faudra faire preuve de courage politique et les États doivent se donner les moyens de mettre un terme à certaines pratiques. « Malheureusement, trop de lois sont purement cosmétiques. Et attention, réguler ne veut pas dire placer davantage de canots de sauvetage autour du Titanic pour tenter de sauver le système! On devrait plutôt à interdire certains instruments, le THF notamment », indique Jean-François Gayraud.

La lutte risque d’être longue et le rapport de force, colossal. Mais l’auteur estime que l’action est la seule issue possible. « Rien n’est pire que le déni, c’est l’aveuglement qui tue. Il faut avoir le courage de poser des diagnostics justes et d’apporter de nouveaux remèdes. »


Le nouveau capitalisme criminel, Jean-François Gayraud, Odile Jabob, 2014, 368 pages, 45,95 $.

Emmanuelle Gril