Les services financiers après le mouvement #MeToo

Par Didier Bert | 25 avril 2019 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Photo : Shao-Chun Wang / 123RF

Les révélations sur le harcèlement qui ont pullulé dans la foulée du mouvement #MeToo ont touché bon nombre de secteurs d’activité, des médias à la politique, mais les services financiers ne semblent pas avoir été entachés. Les professionnels du domaine ne doivent cependant pas s’attendre à ce que des comportements inappropriés demeurent sous silence.

Aucun scandale n’a éclaté dans les institutions financières au Québec. Les conseillers interrogés disent avoir peu entendu parler de harcèlement autour d’eux, et quand c’était le cas, cela concernait d’autres secteurs d’activité.

PAROLE LIBÉRÉE

Le mouvement #MeToo n’a pas changé grand-chose aux formations offertes aux conseillers, expliquent Annie Bienvenue, coach en communication, et Esther Pelchat, formatrice et conférencière en étiquette professionnelle et protocole. « Le seul changement est qu’avant, on ne parlait pas des comportements déplacés, dit cette dernière. Maintenant, les gens voient les conséquences qui en découlent. »

Dans les formations qu’il offre, Pierre Dastous n’a pas non plus reçu beaucoup de questions sur le harcèlement. « Mais nous sommes tous conscients que les réputations se défont encore plus vite depuis le mouvement #MeToo, témoigne le planificateur financier. En particulier, cela a sensibilisé la gent masculine sur le genre de comportements qui ne passe plus. »

Pourtant, le harcèlement et les comportements déplacés sont bien une réalité dans l’industrie. SSQ Assurance reçoit une ou deux plaintes officielles chaque année, à l’issue d’un processus de diagnostic et de traitement des situations problématiques.

Les principaux risques viennent surtout des relations hiérarchiques, croit Danielle Giroux, planificateur financier à SFL Gestion de patrimoine, qui souligne un risque plus élevé « quand il y a des personnes en situation de pouvoir les unes par rapport aux autres ».

Mais si les comportements déplacés et le harcèlement peuvent être le fait du conseiller, il peut aussi en être victime. Et ces faits inappropriés peuvent aussi se dérouler avec les clients, hors de toute relation hiérarchique.

CHARMANT OU CHARMEUR?

Avec #MeToo, la parole se libère bien plus facilement qu’avant pour dénoncer des faits délictueux. Le mouvement a apporté une réflexion sur nos comportements, observe Esther Pelchat. « Je crois qu’il aura aidé à recadrer des comportements déplacés, poursuit-elle. C’est ancré dans la tête des gens qu’on ne doit plus accepter cela. »

Les conseillers devraient désormais être capables de faire la différence entre « être charmant » et « être charmeur », explique ainsi Mme Pelchat. « Le charmant a notre intérêt à cœur, tandis que le charmeur a des intérêts plus flous, qu’on sent à travers des remarques personnelles », résume-t-elle.

La différence entre les deux peut être difficile à percevoir, car le conseiller entre dans la vie des gens pour connaître leurs besoins et leurs objectifs financiers. Cette difficulté pourrait-elle parfois laisser croire à des clients que le professionnel dépasse les limites? Ce ne sera pas le cas « s’il s’en tient aux finances et au bien-être de la famille », souligne Mme Pelchat.

Si la ligne entre charmeur et charmant paraît fine, demandez-vous pour quelles compétences vous souhaitez être reconnu, suggère Mme Pelchat. « Est-ce pour conseiller les bons produits financiers, ou pour être le beau garçon qui fait du charme? questionne-t-elle. Les gens rappelleront le professionnel qui a offert un bon service, plutôt que le charmeur. »

DE LA TENUE ET DU VOUVOIEMENT

Plus que jamais, « le conseiller ne peut pas arriver avec ses gros sabots, en essayant de charmer un peu trop son client », indique Esther Pelchat. Cela tombe bien : « On voit de moins en moins de représentants « mononcles », et c’est une bonne chose, acquiesce Pierre Dastous. On sait tous qu’une blague grivoise est un dérapage. »

Le conseiller devrait se demander comment ses interlocuteurs peuvent le percevoir, selon sa tenue vestimentaire et son attitude. « On doit être habillé convenablement, rappelle Mme Pelchat. Cela donne le premier signal qu’on est dans une relation professionnelle. »

Quand on rencontre un client pour la première fois, la tenue vestimentaire dépend de l’image de marque que souhaite véhiculer le conseiller. Il doit être en cohérence avec son employeur. Si celui-ci est axé sur une image traditionnelle, comme peuvent l’être les banques, le costume-cravate et le tailleur sont de rigueur, car ils affichent dès les premières secondes une image conforme à ce qu’un client peut attendre d’un conseiller financier traditionnel, explique Annie Bienvenue. « Quand un client s’attend à rencontrer un professionnel avec une certaine expertise, il évalue inconsciemment la crédibilité du conseiller en quelques secondes », explique-t-elle. C’est là que la tenue vestimentaire est importante. »

Mais « si l’employeur ne veut justement pas avoir l’air traditionnel, le conseiller a une latitude différente », souligne Mme Bienvenue. La cravate peut être oubliée, tout en misant sur une belle chemise. Le tailleur pourra faire place à une jolie blouse ou à une jupe. La vigilance doit toutefois être de mise pour ne pas allier un décolleté et une jupe très courte, indique Mme Bienvenue, tout en martelant qu’« aucune tenue ne peut justifier des commentaires déplacés ». L’objectif demeure de projeter une image professionnelle.

S’ADAPTER AU CLIENT

Une fois que la relation est établie avec le client, la tenue vestimentaire peut être ajustée en fonction de l’habit du client lui-même, toujours en se mettant à son niveau, voire un cran plus chic pour lui montrer l’importance de la rencontre, conseille Annie Bienvenue. Le conseiller peut opérer un ajustement en enlevant sa cravate quand il va rencontrer un client agriculteur dans sa ferme. « On doit rester dans notre univers professionnel, mais on peut certainement s’ajuster pour ne pas mettre notre interlocuteur mal à l’aise », dit-elle.

Une fois la tenue adaptée, il reste à garder une « petite barrière », qui consiste à éviter les familiarités, précise Esther Pelchat. « Vouvoyez vos clients et continuez à les vouvoyer, même en utilisant le prénom du client! On est plus proche de lui, mais on garde le côté professionnel. Le « vous » permet de garder une limite, alors que le « tu » fragilise la relation », explique Mme Pelchat. Le tutoiement enlève une limite, et ajoute un doute sur le fait que l’échange demeure strictement professionnel.

Cette barrière doit être conservée même dans des moments plus détendus, comme lorsqu’on rend visite à un client chez lui, en fin de journée. « Gardez une distance justement parce que vous êtes chez le client », préconise Esther Pelchat.

Au début d’une relation d’affaires, le conseiller et le client sont en recherche de confiance. Et au bout de quelques rencontres, ces dernières peuvent devenir très conviviales, voire un peu trop… met en garde Annie Bienvenue.

Quand on communique avec nos clients, on veut connecter avec eux, explique-t-elle. « On leur demande de nous raconter leur histoire… mais cette histoire peut provoquer un malaise, pointe-t-elle, en citant l’exemple d’une discussion qui aborderait le sujet du décès, qui pourrait être difficile émotionnellement pour le client. Dans ce cas, on préfère survoler. On utilise des mots moins chargés, pour éviter d’avoir des images trop concrètes. »

Certains gestes sont à proscrire. « Évitez de faire la bise d’emblée, cela évitera de la confusion », dit Mme Pelchat. Ne parlez pas de choses personnelles telles que les relations de couple ou les pratiques sexuelles, prévient Annie Bienvenue. « Et si le client vous demande ce que vous faites vendredi soir, répondez-lui poliment que cela fait partie de votre vie intime », ponctue-t-elle.

Le bureau est le meilleur endroit pour parler affaires. « En privilégiant un lieu professionnel, on ne laisse aucun doute sur l’intérêt qu’on porte à notre client », souligne Mme Pelchat. La rencontre avec un client doit se faire au restaurant seulement s’il est impossible d’être ailleurs. Et cela peut être pour un café, pas forcément pour un repas, dit-elle. Si une forte attirance mutuelle survient, mieux vaut transmettre le dossier du client à un autre conseiller, ce qui évitera toute confusion entre sentiments et affaires.

RESTER À L’ÉCOUTE

En restant professionnel, on ne donne aucun doute au client sur l’intérêt qu’on lui porte, pointe Mme Pelchat. Mais le conseiller doit demeurer attentif aux signaux que peut lui envoyer ce dernier.

« Si la personne est toujours en train de reculer en notre présence, c’est qu’elle rétablit sa bulle et que nous ne devons pas tant avancer vers elle », précise Annie Bienvenue. C’est au conseiller de s’ajuster à son client. « C’est lui qui dicte la profondeur de la relation », illustre-t-elle.

En fin de réunion, le conseiller peut valider sa façon de communiquer avec son client. « Demandez-lui s’il est confortable avec votre manière d’interagir, recommande Annie Bienvenue. S’il y a un malaise, le client ne vous le dira peut-être pas directement, mais vous le sentirez sans doute si la réponse est superficielle. » Dans ce cas, questionnez-vous, poursuit-elle.

OBLIGATION LÉGALE POUR LES ENTREPRISES 

Si les conseillers ont des devoirs quant au comportement à adopter en situation professionnelle, la responsabilité incombe aussi aux cabinets et institutions financières. C’est que les entreprises de toutes tailles sont légalement tenues de disposer de procédures pour prévenir le harcèlement, mais aussi pour accompagner les employés qui en sont victimes. Et cela ne date pas d’hier : la prévention du harcèlement a été inscrite dans la Loi sur les normes du travail le 1er juin 2014.

À la suite de cette modification législative, SSQ Assurance s’est dotée d’une politique en faveur d’un milieu de travail sain. « Le harcèlement n’est pas tolérable, quelle que soit sa forme et sa provenance », réitère Daniel Ouellet, vice-président, Opérations, auprès de SSQ Assurance.

Une quinzaine d’employés issus de tous les domaines ont été formés pour écouter les travailleurs qui souhaitent parler d’une situation problématique. « L’objectif est de ne laisser personne en plan », explique Daniel Ouellet. Au cours de cet entretien, l’employé formé pour écouter ces situations et le travailleur qui se plaint de harcèlement doivent envisager une issue. Cela peut passer par un processus informel, tel que rappeler à l’ordre un collègue auteur de blagues grivoises.

SENSIBILISATION À LONG TERME

Mais si l’employé ne veut pas de ce processus, il est invité à déposer une plainte officielle de harcèlement. Un comité d’enquête instruit cette plainte. Ce dernier est composé de cinq employés issus de différents services, divers niveaux hiérarchiques et de sexes opposés. « L’objectif est de dresser le portrait le plus factuel possible de la situation », illustre M. Ouellet. Le comité peut faire affaire avec un enquêteur externe, si nécessaire.

Un rapport est ensuite adressé à l’employeur, qui doit prendre la mesure appropriée pour faire cesser la situation problématique, voire sanctionner l’auteur des faits.

Ce processus a connu une vague de consultations à ses débuts, entre 2004 et 2010, de l’ordre d’une quinzaine chaque année, qui débouchaient sur quatre ou cinq plaintes. Depuis, « les employés comprennent mieux la différence entre un comportement vexatoire et un conflit entre individus, précise M. Ouellet. Cela a amené certains à se remettre en question et à revoir leur comportement. »

À présent, SSQ Assurance enregistre cinq ou six consultations par année, conduisant au dépôt d’une ou deux plaintes, précise M. Ouellet. Parfois, ni les collègues ni les clients ne sont concernés. « Il nous est arrivé d’intervenir auprès d’un fournisseur insistant », illustre Daniel Ouellet.

« Ce processus permet à tout le monde de savoir où on loge, souligne M. Ouellet. Le plus important est d’être présent et de faire savoir ce qu’on ne tolère pas, en agissant rapidement. »

La sensibilisation permet de dénoncer, mais aussi d’amener des personnes à remettre en question leur comportement, à faire davantage attention, résume-t-il. « Celui qui faisait des blagues déplacées a peut-être réfléchi », résume-t-il, pour expliquer la baisse du nombre de consultations… malgré la survenue de #MeToo.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.