À la recherche de l’épargne perdue

Par Didier Bert | 23 septembre 2013 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Quelle mouche a donc piqué les Québécois pour les transformer ainsi d’un peuple de fourmis, épargnantes et peu endettées, en une nation de cigales endettées au-delà de leurs revenus?

Entre 1982 et 2012, le taux d’épargne des Québécois a fondu, passant de 19,4 % à 1,5 % de leur revenu disponible annuel, selon des chiffres compilés par le service Études économiques du Mouvement Desjardins. Cela signifie que, chaque année, un Québécois épargne actuellement l’équivalent de cinq jours de revenus. Et comme ceci n’est qu’une moyenne, on peut raisonnablement penser qu’une bonne moitié d’entre eux consomment plus qu’ils ne gagnent! Naturellement, les consommateurs font appel au crédit pour financer leur train de vie. De ce point de vue, au contraire, c’est la ruée! Sur la même période de 30 ans, le taux d’endettement des Québécois a explosé, passant de 48,3 % à 142,7 % de leur revenu disponible. Il leur faudrait débourser l’équivalent de 17 mois de revenus pour s’acquitter de toutes leurs dettes.

Pas de réserve de sécurité Tout ceci n’est que statistique, direz-vous… Mais sur le plan individuel, la situation est tout aussi inquiétante. « Les ménages québécois n’ont pas une épargne de précaution suffisante », constate Mario Couture, économiste au Mouvement Desjardins. « On encourage les gens à avoir un coussin de sécurité de trois à six mois de revenus, en cas d’urgence ou de coup dur, ajoute Alexander Tkachyk, planificateur financier à la BMO. Mais comme le crédit est très bon marché, les gens ne sont pas poussés à mettre de l’argent de côté. »

Le crédit. Le coupable semble tout trouvé! C’est lui qui aurait dissuadé les Québécois de remplir leur bas de laine… Surtout que depuis trente ans, les taux d’intérêt sont passés d’une fourchette de 10-20 % à seulement quelques points de pourcentage! De quoi doper l’achat à crédit, devenu peu coûteux… et décourager l’effort d’épargne, rémunérée à peine au-dessus de l’inflation. Ajoutez à cela une volatilité inquiétante sur les marchés d’actions, et on obtient une explication raisonnable : le crédit a remplacé l’épargne comme coussin de sécurité des Québécois. « Les économistes n’ont commencé à étudier la relation entre l’épargne et le crédit que dans les années 1990 », signale André Babeau, professeur émérite à l’université Paris-Dauphine et spécialiste de premier plan des questions d’épargne et de pouvoir d’achat en France. Leur conclusion : « Plus on a un accès facile au crédit, plus le taux d’épargne est faible. Mais ce lien est complexe et c’est loin d’être la seule explication ! » Dans son prochain livre, André Babeau recense près de 25 causes possibles, économiques et sociologiques, pour expliquer l’effort d’épargne d’une population.

Le crédit facile n’est donc pas la seule raison du désamour des Québécois pour leur bas de laine. Alors, quelles sont les autres?…

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Cher immobilier

  • La résidence principale constitue une part importante de l’épargne des Québécois. « Les placements financiers ne sont pas la première épargne, ce sont des remboursements d’emprunts, rappelle André Babeau. L’achat immobilier est une épargne forcée, parce que vous vous engagez à céder une partie de votre revenu, souvent plafonnée à 30 % dans les pays occidentaux. C’est une contrainte énorme pour celui qui s’endette. »
  • Si on compare le pourcentage de ménages propriétaires au Québec et en France, il est… exactement le même ! Cinquante-huit pour cent (58 %) des ménages possèdent une résidence principale, ici comme en France. La différence est que les crédits hypothécaires en cours représentent 110,4 % du revenu disponible annuel des Québécois. Alors que, tout compris (crédits hypothécaires et à la consommation), l’endettement des Français se limite à moins de 82 % de leurs revenus.

Les écureuils français «Ah, si tous les Québécois épargnaient comme ma tante », soupire Alexander Tkachyk. Ce planificateur financier, originaire d’Europe de l’Est, essaie parfois de pousser sa tante âgée de 81 ans à s’octroyer de petits plaisirs, comme celui de s’acheter une bonne bouteille de vin plutôt qu’un « vinier ». « Mais pour elle, c’est un sacrilège! », s’exclame-t-il. Il explique que la dame, née en Europe, a connu la Grande Dépression dans les années 1930 et qu’elle en a gardé le souci de ne pas dilapider son argent. Ce souci d’épargner semble perdurer en Europe. Dans les médias, la France est souvent citée en exemple, avec son taux d’épargne de 16 % en 2012, selon les chiffres de l’OCDE. Attention! Ce taux n’est pas calculé de la même manière en France et en Amérique du Nord. Une fois corrigé, le taux d’épargne nette des Français s’établit entre 12 et 14 %, estime André Babeau. Cela signifie tout de même que, chaque année, les Français épargnent l’équivalent d’un mois et demi de revenus… comparativement aux cinq jours d’épargne annuelle des Québécois!

Et que, même depuis la crise de 2008, malgré la lourde dette de leur pays, les hausses de taxes et le taux de chômage, les Français continuent d’épargner. Et plutôt que de doper leur consommation pour stimuler la croissance économique, les ménages français ont limité leur endettement à 81,9 % de leurs revenus, souligne M. Babeau. Cet écart entre le Québec et la France peut-il s’expliquer uniquement par un accès plus facile au crédit chez nous? Le crédit à la consommation est encore récent en France, où il est devenu populaire seulement à la fin des années 1990. Bien sûr, les Français ne peuvent pas s’endetter sur leurs cartes de crédit… puisqu’ils n’en ont pas! Ce qu’ils appellent « cartes de crédit » correspond chez nous aux cartes de débit. Or, sans cartes de crédit, pas d’endettement à la consommation… Ce qui expliquerait que les Français aient conservé l’habitude d’épargner? Pas si vite! En France, le crédit n’est pas considéré comme un coussin de sécurité. Là-bas, l’épargne est d’abord liquide, ce qui permet de l’utiliser comme réserve de sécurité. « Presque rien n’est investi en actions, constate André Babeau, malgré les incitatifs fiscaux proposés par les gouvernements depuis 25 ans. » L’aversion des Français envers le risque les tient encore éloignés des marchés boursiers.

Et si l’on revient de ce côté-ci de l’océan, on s’aperçoit que le crédit facile n’a pas empêché les Américains de se désendetter après la crise du papier commercial adossé à des actifs (PCAA) en 2008. Pendant ce temps, les Québécois ont continué d’accumuler les dettes au même rythme que les 25 années précédentes. Depuis quatre ans, le taux d’endettement des ménages américains a chuté de 10 %, alors que celui des Québécois grimpait d’autant! Certes, nos crédits à la consommation ont moindrement augmenté en 2009 et en 2010… mais ils ont bondi en 2011 (+8,4 %) et en 2012 (+4 %).

Un budget… Pour quoi faire?

Cinq ans après la crise des PCAA, les Québécois semblent nager en pleine insouciance, alors que les ménages des autres pays occidentaux diminuent ou limitent leurs dettes. Les Québécois paraissent suffisamment confiants pour oublier que leur absence d’épargne les conduira dans le mur au premier coup dur. Pourtant, il suffirait d’une remontée des taux d’intérêt ou d’un effondrement du marché immobilier pour subir un désendettement à marche forcée, exactement ce que vivent les Américains depuis quatre ans. Brusquement, il faudrait se mettre à consommer moins que ce que l’on gagne et, de plus, trouver une marge de manœuvre pour payer ses dettes. Comment expliquer cette insouciance? « Épargner, c’est comme une résolution de nouvelle année, quand on décide de perdre du poids et de faire du sport, illustre Alexander Tkachyk. On commence, puis on va de moins en moins au centre de conditionnement physique. Et quand arrive le mois de février, on passe devant sans s’arrêter. » Et c’est ainsi que les crédits augmentent, tandis que l’épargne est négligée, déséquilibrant dangereusement le bilan financier. On le sait, l’épargne est victime de la surconsommation, de l’absence de budget familial, mais également du manque de connaissances financières.

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Le rôle du conseiller

Dans son travail quotidien, le conseiller doit être capable d’identifier cette insouciance et ce manque d’éducation financière. « Nous devons faire ouvrir les yeux à nos clients, en leur offrant des objectifs (d’épargne) à court terme, et en facilitant l’automatisation de l’épargne », croit Sébastien Trudel, conseiller en sécurité financière et en rentes collectives, et auteur de L’investisseur zen, comment rester rationnel quand les marchés financiers ne le sont pas. « Tout ce qui nous paraît désagréable, comme épargner, doit être automatisé. On commence par épargner, puis on dépense ce qui reste. » Difficile cependant de prévoir ses besoins financiers pour les décennies à venir. Mais que répondez-vous si on vous demande : dans six mois, aurez vous toujours un emploi? Votre maison aura-t-elle la même valeur? Les intérêts de votre hypothèque seront-ils aussi bon marché?

Peut-être que,dans six mois,vous pourrez vous féliciter d’avoir un peu d’argent devant vous, amassé petit à petit, chaque semaine, dans un compte d’épargne. Mais peut-être pas. Appelons ça la roulette québécoise?

Note : L’Association des banquiers canadiens a refusé la demande d’entrevue de Conseiller.

Succès et échecs des incitatifs à l’épargne

Dans tous les pays, les gouvernements cherchent à influencer le niveau d’épargne. « Imaginez comme le gouvernement français serait content si le taux d’épargne pouvait diminuer de 4 % pour être consommé et stimuler la croissance économique ! », dit en souriant André Babeau.

Au Québec, le REER reporte l’impôt sur les sommes investies, et le CELI exonère de taxes les plus-values engrangées. Mais « les incitatifs fonctionnent surtout avec les gens qui épargnent déjà », note Alexander Tkachyk.

Et si ces mesures obtenaient de trop bons résultats, « on augmenterait l’épargne, mais ce serait au détriment de la consommation », prévient Mario Couture. Cela reviendrait à hâter les conséquences d’une crise économique. « Quand le contexte se détériore, les gens reportent les dépenses, et épargnent davantage ou se désendettent. C’est le cas actuellement chez les Américains, depuis 2008. »

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.