Abolition de la CSF : le grand dérangement

Par Jean-François Venne | 10 janvier 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Elnur / 123RF

Le projet de loi 141 déposé en octobre dernier transfère à l’Autorité des marchés financiers les pouvoirs de la ­Chambre de la sécurité financière. Depuis, le débat fait rage. S’il est adopté, quelles conséquences aura ce changement ? ­Comment fonctionnera la nouvelle formule ?

Depuis qu’il a déposé son projet de loi, le ministre des ­Finances ­Carlos ­Leitão a soutenu à l’Assemblée nationale que la ­Chambre de la sécurité financière (CSF) ne serait pas vraiment abolie puisque l’Autorité des marchés financiers (AMF) reprenait sa mission.

Pourtant, le préambule de son propre projet de loi énonce clairement qu’il vise à supprimer la ­Chambre : « ­Sixièmement, ce projet de loi modifie la ­Loi sur la distribution de produits et services financiers afin notamment […] d’abolir la ­Chambre de la sécurité financière et la ­Chambre de l’assurance de dommages ; de confier à l’Autorité des marchés financiers les responsabilités en matière de contrôle de l’exercice de l’activité de représentant dont, entre autres, la déontologie et la formation […] ».

Une période transitoire est prévue. L’article 552, s’il est adopté tel quel, fait de l’AMF l’administratrice provisoire de la ­CSF, dont elle poursuivra les enquêtes après l’adoption de la loi. Concrètement, la ­Chambre ne pourra plus déposer de plaintes devant le comité de discipline un mois après la sanction de la loi. Seules les auditions des plaintes déjà entreprises à cette date se poursuivront devant le comité de discipline. Celles qui n’ont pas encore été traitées seront plutôt prises en charge par le ­Tribunal administratif des marchés financiers (TMF).

« Une fois la loi adoptée, l’Autorité pourra abroger ou remplacer le ­Code de déontologie et le règlement sur la formation continue de la ­CSF. »

Me Valérie ­Lemaire

L’AMF désignera les employés de la ­CSF qui viendront travailler pour elle. Elle appliquera aussi provisoirement le ­Code de déontologie de la ­CSF et son règlement sur la formation continue obligatoire. « ­Une fois la loi adoptée, l’Autorité pourra abroger ou remplacer le ­Code de déontologie et le règlement sur la formation continue obligatoire de la ­CSF », explique ­Me ­Valérie ­Lemaire, associée au cabinet ­Langlois.

Autrement dit, le projet de loi sera adopté sans que l’on sache comment l’AMF compte organiser les obligations des représentants. « ­On efface le régime actuel, mais sans avoir défini celui qui va le remplacer, déplore ­Me ­Marie ­Elaine ­Farley, présidente et chef de la direction de la ­CSF. Le gouvernement se donne carte blanche pour tout modifier par règlement une fois le projet de loi approuvé. »

L’une des grandes différences entre la ­CSF et l’AMF est justement la forme que prend la discipline. À la ­Chambre, à la manière d’un ordre professionnel, l’encadrement est fait par les pairs. Deux avocats sont nommés par le ministre des ­Finances du ­Québec aux postes de président et ­vice-président. Se joignent toujours à eux deux praticiens exerçant dans la même discipline et le même secteur de commercialisation que le représentant visé par une plainte.

À l’Autorité, les plaintes se retrouvent devant le ­TMF. Ce dernier compte trois avocats (un président, deux ­vice-présidents) nommés par le gouvernement du ­Québec et un membre à temps partiel. En 2014, le rapport ­Noreau, signé par quatre juristes de l’Université de ­Montréal, remettait en cause l’indépendance des tribunaux administratifs. Il classait le ­TMF parmi les 15 tribunaux administratifs au ­Québec où les nominations sont entièrement discrétionnaires. C’est donc dire que le gouvernement pourrait y placer ses « amis », ou encore déloger un président dont les décisions lui déplairaient.

« On efface le régime actuel, mais sans avoir défini celui qui va le remplacer. »

Me ­Marie ­Elaine ­Farley

En règle générale, un seul membre siège au tribunal pour trancher lors d’une plainte. ­Est-ce à dire que l’abolition de la ­CSF sonne le glas de l’encadrement par les pairs ?

« ­Le projet de loi prévoit que les dossiers soient jugés par le membre du tribunal et deux assesseurs, ces derniers devant être des représentants dans la discipline en lien avec les activités exercées par le défendeur lorsqu’il a commis les infractions qui lui sont reprochées, explique ­Me ­Lemaire. ­Est-ce que cela permettra de maintenir une certaine forme d’encadrement par les pairs ? ­Pour le savoir, il faudra attendre de voir le règlement adopté par l’AMF, déterminant qui sera membre du tribunal administratif. »

L’une des trois priorités adoptées par l’Autorité dans son plan stratégique 2017‑2020 est justement de renforcer son rôle de régulateur de proximité. « ­La ­CSF est très proactive auprès de ses membres en prévention, elle offre beaucoup d’information sur la conformité et la déontologie, indique ­Me ­Lemaire. L’AMF ­développera-t-elle ses propres outils pour assumer cette mission ? »

Pour ­Gino Savard, président de ­MICA ­Cabinets de services financiers, la différence entre la ­CSF et l’AMF est claire. La première est un organisme d’autoréglementation. La seconde est une police.

Le projet de loi se base sur six rapports du gouvernement du Québec produits entre avril 2013 et juin 2015.

« ­Si on enlève l’autoréglementation, qui est au cœur de tout système [d’ordre] professionnel comme celui des avocats ou des médecins, ça veut dire que l’on n’est plus considérés comme des professionnels », indique celui qui est aussi premier ­vice-président du conseil d’administration de la ­CSF.

« ­Je ne vois pas en quoi l’abolition de la ­Chambre protège mieux les consommateurs, ­continue-t-il. Ça aide seulement les banques et ­Desjardins, qui n’aimaient pas rendre des comptes à la ­CSF à cause de son indépendance. La ­CSF est un organisme d’autoréglementation et non une branche du gouvernement comme l’AMF. Elle est donc imperméable à leur lobbyisme, ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’Autorité, auprès de laquelle les grandes institutions financières interviennent constamment. »

LE FAMEUX GUICHET UNIQUE

Le ministre des ­Finances soutient plutôt que le public sera mieux protégé avec son projet de loi. C’est d’ailleurs à peu près tout ce que son cabinet a écrit à ­Conseiller par courriel, déclinant notre demande d’entrevue. Selon lui, le fait d’instituer un guichet unique éliminera la confusion dans l’esprit des consommateurs, qui, aujourd’hui, ne savent pas s’ils doivent porter plainte à l’AMF ou à la ­CSF, selon lui.

Un argument que n’achète pas ­Marie ­Elaine ­Farley. « C’est un faux débat et ce n’est certainement pas une raison suffisante pour abolir la ­CSF et l’encadrement par les pairs, ­déplore-t-elle.

Présentement, la ­CSF enquête sur les représentants, peu importe où le citoyen dépose sa plainte. Cette dernière est acheminée là où il faut et il y a beaucoup d’échanges d’information entre la ­CSF et l’AMF. »

Du côté de l’Autorité, on préfère ne pas donner d’entrevue pour le moment. On avance toutefois que l’intégration des activités de la ­CSF, axées sur la formation et la déontologie des représentants, viendra renforcer la protection des consommateurs en favorisant la cohérence d’action et en éliminant la confusion auprès du public.

Quant à l’argument du dédoublement des responsabilités entre les deux organismes qu’il conviendrait d’éliminer, il fait sursauter ­Option consommateurs. « ­Les rôles de la ­CSF et de l’AMF sont complémentaires, soutient ­Me Annik ­Bélanger-Krams, avocate de l’organisme. Nous nous inquiétons plutôt de la concentration de ces deux mandats au sein d’un même organisme. Nous redoutons que cela ne mène à l’affaiblissement de l’encadrement des représentants au profit de celui des cabinets. »

Un tel changement serait dommageable, car en encadrant les cabinets plutôt que les individus qui y travaillent, on court le risque que ces derniers se sentent moins responsables de leurs actes, ­juge-t-elle.

« Les répercussions, pour un représentant, de se retrouver devant le syndic ou le comité de discipline sont beaucoup plus importantes que s’il est sanctionné par son entreprise. L’amende peut être lourde, le dommage à la réputation est grand puisque la sanction est publique [contrairement aux décisions prises à l’intérieur d’une entreprise] et peut engendrer une perte de clientèle. Le représentant peut même faire face à une radiation temporaire ou permanente. L’encadrement par les pairs et le système disciplinaire de la ­Chambre protègent donc mieux les consommateurs », ajoute ­Me ­Bélanger-Krams.

Il y a une grande disparité entre les connaissances financières du conseiller et celles de ses clients. C’est pour éviter que le premier ne puisse en profiter que le législateur était intervenu en encadrant les représentants de manière aussi serrée et en leur imposant des devoirs déontologiques, dont la ­CSF devait assurer le respect, ­explique-t-elle.

Daniel ­Guillemette, président de ­Diversico, ne nie pas que la présence de deux organismes puisse causer des dédoublements, notamment lorsqu’un conseiller est propriétaire d’un cabinet. Mais il espère que l’AMF maintiendra l’encadrement par les pairs. Une trop forte judiciarisation du processus disciplinaire avantagerait les cabinets, dotés d’une solide structure juridique, et désavantagerait les conseillers indépendants, ­croit-il.

« Nous voulions un renforcement du mandat de la ­CSF en la transformant en ordre professionnel. Le ministre a plutôt choisi l’abolition. Il a écouté les grandes institutions financières et non les distributeurs ou les consommateurs. »

Flavio ­Vani

DE SIMPLES VENDEURS?

Chose certaine, les réactions fusent de toutes parts dans l’industrie depuis l’annonce de l’abolition de la ­CSF. Devant la ­Commission des finances publiques en décembre, le ­Conseil des professionnels en services financiers (CDPSF) n’a pas voulu se prononcer officiellement sur l’intégration de la ­Chambre à l’AMF, faute de consensus en ses rangs. Mais pour lui, le fait que deux personnes de l’industrie soient chargées d’accompagner le président du tribunal administratif préserverait l’encadrement par les pairs.

Le projet de loi modifie 57 lois, en abroge une, en remplace deux autres et en édicte deux.

L’intégration à l’AMF du modèle d’autoréglementation de la ­CSF la rapprocherait d’un ordre professionnel, alors qu’elle a plutôt été jusqu’à maintenant le gendarme des marchés financiers, ­juge-t-il. Cependant, ce scénario est loin d’être garanti, comme le projet de loi prévoit que le ­Code de déontologie de la ­CSF soit abrogé ou remplacé par un règlement adopté par l’Autorité.

Son de cloche fort différent du côté de ­Flavio ­Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers. « ­Nous voulions un renforcement du mandat de la ­CSF en la transformant en ordre professionnel, ­déplore-t-il. Le ministre a plutôt choisi l’abolition. Il a écouté les grandes institutions financières et non les distributeurs ou les consommateurs. »

Selon lui, la Chambre, contrairement à l’AMF, est un organisme de proximité, qui connaît le travail des conseillers. Il craint que sa disparition ne ramène le rôle du professionnel en conseil financier à celui de simple vendeur. Il en voit d’ailleurs la trace dans certaines modifications proposées dans le projet de loi 141.

Il pense notamment à l’article 27, lequel exigeait auparavant qu’un représentant en assurance recueille personnellement les renseignements nécessaires à l’identification des besoins d’un client.

Le projet de loi le remplace par la simple obligation de « s’enquérir de la situation du client », ce qui, selon M. Vani, signifie qu’on pourrait le faire par téléphone ou par courriel plutôt qu’en personne.

« ­On parle ici entre autres de renseignements qui pourraient être donnés par le client ­lui-même sur une plateforme de soumission par ­Internet. Parce qu’il faut se rappeler, nous sommes en 2017… » indiquait pour sa part ­Louis ­Morisset, ­PDG de l’AMF, dans un discours prononcé au 12e ­Rendez-vous avec l’Autorité en novembre dernier.

M. Vani ajoute que l’article 27 stipulait aussi que le représentant devait « agir comme conseiller », mettant l’accent sur le statut professionnel, alors qu’il doit maintenant « s’assurer de conseiller adéquatement son client ». Pour lui, ces modifications érodent volontairement le statut quasi professionnel du conseiller.

Marie ­Elaine ­Farley a des inquiétudes similaires. « ­Dans le projet de loi 141, le conseil en assurance devient optionnel, ­avance-t-elle. Il n’est plus réservé aux professionnels certifiés et les consommateurs ne sont plus obligés de recourir à eux pour acheter de tels produits. C’est un vrai désaveu du système professionnel. »

« Les représentants, les institutions financières et, surtout, les consommateurs en bénéficieront. »

Yvan-Pierre ­Grimard

LES INSTITUTIONS FINANCIÈRES SATISFAITES 

Ces arguments ne convainquent pas ­Yvan-Pierre ­Grimard, directeur aux affaires gouvernementales chez ­Desjardins. « ­Un quasi-ordre professionnel, cela n’existe pas, il y a un ordre ou pas, ­martèle-t-il. À partir du moment où les représentants sont assujettis à un code de déontologie et à des obligations de formation continue et où des membres de la profession assistent le président du ­TMF, on demeure dans un encadrement [d’autoréglementation] de type professionnel. »

Desjardins militait depuis longtemps pour que l’AMF devienne le guichet unique de la réglementation financière. « ­Les représentants, les institutions financières et, surtout, les consommateurs en bénéficieront, assure ­Yvan-Pierre ­Grimard. Les consommateurs auront un seul numéro de téléphone où appeler et verront leur plainte prise en charge par [une seule et même autorité]. Cela permettra de les indemniser plus rapidement. Ce sera plus simple pour nous aussi d’avoir un seul interlocuteur dans ces situations. »

Pour aller plus loin

Projet de loi no 141, Loi visant principalement à améliorer l’encadrement du secteur financier, la protection des dépôts d’argent et le régime de fonctionnement des institutions financières, bit.ly/2AEJnlj

Présentement, si un consommateur se plaint de ­Desjardins, l’AMF collige l’information dont dispose la coopérative, illustre le lobbyiste. En parallèle, la ­CSF mène sa propre enquête auprès du représentant. Pendant ce temps, le consommateur attend chez lui qu’une décision soit prise. S’il appelle son institution financière, elle ne détient pas toute l’information sur le dossier, ­affirme M. Grimard. Si le client appelle le représentant contre lequel il a porté plainte, ce dernier ne peut pas lui parler, car cela irait à l’encontre de son code déontologique. ­ Yvan-Pierre ­Grimard donne aussi l’exemple de la formation continue. Lorsqu’une fin de cycle approche, ­Desjardins ne sait pas quels représentants respectent leurs obligations de formation continue. Elle envoie à l’AMF une liste de ceux dont elle veut renouveler les permis. L’AMF procède, puis envoie quelques mois plus tard un avis de ­non-renouvellement pour les conseillers qui n’ont pas fait leur formation continue. Or, pendant un certain temps, ces représentants ont agi sans être conformes. « ­La centralisation des informations éliminera ces irritants », soutient M. Grimard.

À la branche québécoise de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes, la présidente ­Lyne ­Duhaime se réjouit aussi de l’intégration de la ­CSF à l’AMF. « ­Le projet de loi dans son ensemble modernise le cadre juridique, une bonne nouvelle, selon nous, ­dit-elle. Le guichet unique simplifiera les démarches, peu importe que le consommateur ait un problème avec un cabinet ou un représentant. Comme la ­CSF sera intégrée à l’AMF, je ne vois pas comment le travail des conseillers en sera affecté. À la limite, l’encadrement sera ­peut-être plus strict devant le ­Tribunal administratif que devant le comité de discipline de la ­CSF, mais cela serait à l’avantage des consommateurs. »

Marie ­Elaine ­Farley déplore quant à elle les nombreuses zones d’ombre qui subsistent. « ­Pour une loi si importante, une vraie réflexion s’impose, ­prévient-elle. Les changements vont avoir des répercussions majeures sur les citoyens québécois. »


• Ce texte est paru dans l’édition de janvier 2018 de Conseiller.

Jean-François Venne