Affaire KPMG : un juge est contraint de se récuser

Par La rédaction | 15 mars 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Un juge de la Cour canadienne de l’impôt chargé d’un dossier portant sur un stratagème fiscal élaboré par KPMG pour ses riches clients a dû se récuser à la suite de révélations de Radio-Canada, rapporte la chaîne publique d’information.

Selon les émissions Enquête et The Fifth Estate, le juge Randall Bocock avait en effet participé à une soirée cocktail organisée par un cabinet d’avocats impliqué dans cette affaire.

Jusqu’à la semaine dernière, celui-ci gérait l’unique cause devant la Cour de l’impôt concernant le stratagème mis au point par le cabinet comptable, qui avait permis à des gens d’affaires canadiens de cacher plus de 130 millions de dollars dans le paradis fiscal de l’île de Man, située entre l’Irlande et l’Angleterre, par le biais de sociétés-écrans.

SOIRÉE PRIVÉE VIP À MADRID

Lors du congrès de l’Association de fiscalité internationale à Madrid, en septembre dernier, le juge Bocock avait assisté à une soirée privée « sur une des terrasses les plus exclusives de la capitale espagnole », indique Radio-Canada, qui avait filmé sa sortie du cocktail. Or, celui-ci avait été « entièrement payé par Dentons, anciennement Fraser Milner, le cabinet d’avocats qui a fourni à KPMG un avis juridique validant son stratagème de l’île de Man en 1999 », souligne la chaîne d’information.

Interrogé dans le cadre d’Enquête, André Lareau, professeur en fiscalité à l’Université Laval, estime que « même si on peut croire que le juge n’a eu aucune conversation dans ce cocktail […], il ne doit pas se placer dans une situation où il risque d’être soumis à une influence ou même à une apparence d’influence ».

À la suite de la diffusion du reportage, le Conseil canadien de la magistrature (CCM) a déposé une plainte contre le juge Bocock et deux autres juges canadiens la semaine dernière. « Dans ces trois cas, il y aura un examen du Conseil sur les allégations ou la possibilité d’inconduite de la part de ces juges », a assuré son directeur général, Norman Sabourin.

LE JUGE EN CHEF SUR LA SELLETTE

Dans un document déposé en cour pour expliquer sa décision, le juge Bocock explique que l’ouverture d’une enquête par le CCM justifie le fait qu’il se soit récusé. Mais par ailleurs, il affirme qu’il n’était pas au courant que le cabinet Dentons était lié à l’affaire KPMG. « Ma conjointe et moi avons brièvement assisté à la réception qui était ouverte à tous les participants du congrès et à leurs invités. (…) J’étais conscient de tous ces faits mais j’ignorais que Fraser Milner (maintenant Dentons) était cité en référence dans les causes », écrit-il.

Radio-Canada indique par ailleurs que le remplaçant de Randall Bocock dans le dossier KPMG doit être nommé par le juge en chef de la Cour de l’impôt, Eugene Rossiter… qui fait lui-même l’objet d’une plainte du CCM concernant des propos controversés qu’il a tenus au sujet de la participation de magistrats à des soirées cocktail.

Au cours d’une conférence sur la fiscalité organisée à Calgary en novembre dernier, le juge Rossiter avait en effet encouragé cette pratique, indiquant qu’il avait bien l’intention de continuer à assister à des cocktails privés. « Nous mangerons de la pizza. Nous boirons du vin et nous en boirons beaucoup », avait-il alors proclamé, sous les applaudissements de son auditoire. Avant la diffusion du reportage d’Enquête, le juge en chef avait également déclaré à Radio-Canada que « le juge Bocock ne s’est pas placé en situation de conflit d’intérêts en assistant brièvement à une réception ouverte à tous les participants de la conférence ».

UNE POLÉMIQUE QUI N’EST PAS RÉCENTE

Ce n’est pas la première fois que de tels agissements suscitent la polémique. En avril 2016, Radio-Canada avait déjà révélé qu’un groupe de comptables, dont des employés de KPMG, avait reçu des responsables de l’Agence du revenu du Canada (ARC), y compris son commissaire, Andrew Treusch, dans un cocktail au très select club Rideau, à Ottawa. Au même moment, l’Agence était pourtant en négociations avec KPMG, qui refusait d’identifier ses clients ayant eu recours à son stratagème d’évasion fiscale.

Si nombre d’observateurs, dont ceux de l’Institut d’éthique appliquée, avaient trouvé douteux que des fonctionnaires de l’ARC trinquent avec les grandes firmes comptables, ce n’était pas le cas du sous-commissaire de l’Agence, Ted Gallivan. « Nous tentons d’avoir une culture à l’ARC où les hauts fonctionnaires répondent aux citoyens et ça inclut les grands cabinets comptables. Je ne crois pas que ce soit un problème », avait-il soutenu. Par la suite, plusieurs groupes de citoyens, des politiciens et des experts étaient cependant montés au créneau et avaient réclamé des comptes au gouvernement fédéral.

La rédaction