Au secours! Mon client est dément!

Par Didier Bert | 5 mai 2015 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
11 minutes de lecture

Quand l’un de vos clients commence à perdre la tête, que faire ? Le renvoyer chez lui ? Accepter sa signature en fermant les yeux ? Téléphoner à sa famille ? Pour le représentant se pose souvent un dilemme déchirant entre éthique et déontologie.

Quinze minutes après une rencontre qui s’était parfaitement déroulée, un client revient au bureau de Sylvain B. Tremblay, l’air un peu perdu : il ne parvenait pas à trouver son automobile. « Il ne savait plus où elle était stationnée, raconte le vice-président Gestion privée à Optimum Gestion de placements. Je suis descendu dans la rue avec lui et, en parlant, je me suis aperçu que quelque chose n’allait pas. »

Le conseiller appelle alors l’épouse du client pour qu’elle vienne le chercher… Celle-ci lui confirme l’apparition récente de difficultés mentales. Sylvain B. Tremblay ne voit pas d’entorse à la déontologie d’avoir communiqué avec elle. « Il y a une façon d’aborder le sujet avec les proches, explique-t-il. Bien sûr, c’est délicat car il y a la barrière de la conformité qu’on ne peut pas franchir… Mais c’est aussi une question de charité humaine ! » Quelque temps plus tard, il apprendra que l’épouse a dû faire homologuer le mandat en cas d’inaptitude que le client avait heureusement prévu.

Dans une telle situation, la sécurité du client était en jeu : s’il avait fini par retrouver son véhicule, serait-il parvenu à rentrer chez lui sans provoquer d’accident ?

PAS OBLIGÉ DE RÉALISER UNE TRANSACTION…

Mais quand une transaction est prévue alors que le client présente des troubles, la position du représentant devient vite intenable… à moins qu’il soit aussi médecin.

« Le conseiller doit toujours s’assurer que le client comprend la transaction », martèle Marie-Élaine Farley, présidente et chef de la direction par intérim de la Chambre de la sécurité financière.

Si tel n’est pas le cas, le représentant doit dans un premier temps vérifier si ce dernier possède un mandat en cas d’inaptitude ou une procuration permettant à un proche de prendre les décisions nécessaires en matière financière, poursuit Mme Farley.

Faute de ces documents, si le conseiller voit que le client présente des difficultés de compréhension, « il devrait contacter son service de conformité, mais surtout pas agir sur le coup », recommande Mme Farley. Le conseiller n’est pas obligé de réaliser une transaction qui ne va pas dans l’intérêt de son client, ajoute-t-elle, tout en concédant que s’il est juridiquement apte, « ultimement, le client a le droit de faire ce qu’il veut de son argent ».

NE PAS FERMER LES YEUX

Mais que dire au client dont on souhaite refuser la transaction, et qui n’est pas lui-même conscient de ses difficultés ? « Si le conseiller est convaincu que son client a un problème de traitement de l’information, il pourrait lui demander un temps de réflexion, voire l’encourager à aller chercher de l’aide auprès de son entourage », recommande Paul Simard, travailleur social et formateur à l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec.

Dans tous les cas, le conseiller ne peut pas fermer les yeux. Le Règlement sur la déontologie dans les disciplines de valeurs mobilières le rappelle dans son article 2 : « L’intérêt du client doit être au centre de ses préoccupations ». Un représentant a donc l’obligation de refuser une transaction qui nuit aux intérêts de son client. C’est en tout cas ce qu’en conclut Daniel Bissonnette, chef de conformité et planificateur financier à Services financiers Planifax.

« Dans le doute, la règle de base est de s’abstenir de procéder, tout en communiquant avec les proches pour les sensibiliser à la situation, suggère M. Bissonnette. Mais c’est très délicat car si le conseiller pose des gestes, il s’expose. » En effet, le représentant doit d’abord demander l’autorisation au client de contacter sa famille. Et mieux vaut obtenir une autorisation écrite qu’une parole qui pourrait être remise en cause plus tard, d’autant plus si le client rencontre des troubles avec sa santé mentale. « Cette démarche ne peut être effectuée qu’avec l’accord du client », abonde Michel Mailloux, formateur en déontologie auprès des conseillers, qui souligne par ailleurs que le fait de révéler des informations au sujet d’un client est une contravention au code criminel.

Le conseiller prend alors le risque de parler de troubles qu’il ne fait que supposer. « Qui sommes-nous comme conseillers pour évaluer sa santé mentale ? », interroge M. Mailloux. Le client peut se sentir insulté par l’initiative du représentant. Et la famille accueillir négativement l’appel du conseiller. Ce dernier se retrouve alors avec un double risque : celui de perdre son client et celui de se voir poursuivi en discipline et au criminel pour ne pas avoir respecté la confidentialité due à celui-ci.

UNE SPIRALE SANS ISSUE

La qualité de la relation de confiance entre le conseiller et le client prend tout son sens : le second doit être suffisamment confiant envers son représentant, et le premier doit connaître suffisamment la famille du client pour trouver les mots. Si cette proximité n’est pas assez forte, le conseiller demeure coincé entre sa volonté d’aider et son devoir déontologique… « Je ne serais pas à l’aise d’appeler un membre de la famille que je ne connaîtrais pas, relève Sylvain B. Tremblay. En même temps, je ne pourrais pas accepter une transaction si le client n’est pas en état de la valider. C’est une spirale ! »

Cette spirale ne connaît pas de solution à l’heure actuelle, déplore Michel Mailloux. « Aujourd’hui, si je rencontre un client qui semble souffrir d’un peu de démence, temporaire ou définitive, je n’ai pas le droit de communiquer avec la famille, constate M. Mailloux. Je ne peux pas discuter des affaires du père avec ses enfants, sauf si le client m’a donné une procuration. » Quant à faire signer au client une autorisation permanente de contacter la famille en cas de problème, cela reviendrait à accorder un mandat permanent au conseiller. Celui-ci obtiendrait alors la liberté d’utiliser ce mandat quand bon lui semble. « Le conseiller serait alors juge et partie… donc il serait en conflit d’intérêts », relève Michel Mailloux.

Et de son point de vue, l’expert en déontologie ne croit pas que le représentant soit en mesure de s’objecter à son client. « Je n’ai jamais vu une clause autorisant les conseillers à refuser une transaction à leurs clients, souligne M. Mailloux. Une personne qui n’est pas déclarée inapte est apte jusqu’à nouvel ordre… Si elle veut retirer des sommes, on ne peut pas l’en empêcher. On peut seulement tenter de la persuader. »

Dans ce travail de persuasion, M. Mailloux suggère de « jouer de finesse », par exemple en révisant le profil d’investisseur du client. Si la décision est contraire au profil, le représentant peut alors expliquer qu’il n’a pas le droit d’accepter la transaction, au risque d’être blâmé. Faute de parvenir à convaincre, l’expert en déontologie ne voit pas d’issue à cette problématique.

Mieux vaut prévenir

Comment éviter au client de se retrouver en situation de décider alors qu’il n’est plus en état de le faire ? Et comment éviter au conseiller de se retrouver devant le dilemme de choisir entre son éthique personnelle et le respect de sa déontologie ?

Mieux vaut parler de l’inaptitude quand le client va bien. Certaines rencontres entre le conseiller et son client sont propices à étendre la discussion à ce point. « J’aborde le sujet en parlant de la préparation de la retraite, confie Éric Ouellet, vice-président Gestion privée à Optimum Gestion de placements. Les gens veulent savoir d’où viendront leurs revenus une fois retraités. Je leur demande ce qu’ils ont prévu si leur santé se dégrade, et donc s’ils ont rédigé un testament et un mandat d’inaptitude. »

Et même si le client possède déjà ces documents, la discussion permet de vérifier qu’ils sont à jour. « Les gens ne veulent pas laisser de problèmes à leur entourage », observe M. Ouellet. Tout le travail du conseiller est de faire prendre conscience à son client qu’il n’y a peut-être personne autour de lui qui détienne non seulement une autorisation écrite, mais aussi la connaissance nécessaire pour l’aider ou pour lui succéder dans la gestion de ses affaires. »

Une absence catastrophique de mandat

Le notaire Paul Germain a rencontré une telle situation récemment. Un homme a perdu toutes ses facultés de manière irréversible. Sa conjointe, avec qui il a vécu 40 ans, ne bénéficie d’aucun montant d’argent : c’est lui qui subvenait aux besoins financiers du couple, et il n’avait prévu aucun mandat en cas d’inaptitude. Son patrimoine est bloqué. La dame se retrouve sans aucun revenu, alors qu’elle approche de la soixantaine. Et elle doit donc retourner sur le marché du travail. « Un mandat permet d’autoriser le mandataire à verser de l’argent au conjoint pour lui permettre de maintenir son rythme de vie », souligne Paul Germain.

En plus du mandat en cas d’inaptitude, il peut être prudent de prévoir une procuration, mais seulement « si on est dans un milieu familial stable et sûr, dans lequel la personne peut trouver quelqu’un de confiance pour agir durant les quelques mois nécessaires à l’homologation du mandat d’inaptitude », précise Paul Germain.

En effet, l’inaptitude requiert une évaluation médicale, qui peut être réalisée par un psychiatre ou par un médecin généraliste, ainsi qu’une évaluation psychosociale effectuée exclusivement par un travailleur social. Puis, le mandataire présente une requête en homologation à la Cour supérieure du Québec ou à un notaire accrédité, qui décidera de rendre le mandat exécutoire ou non. Le tribunal peut également recommander la mise sous tutelle ou sous curatelle si le mandat ne protège pas la personne de façon appropriée.


PAS DE DIRECTIVE RÉGLEMENTAIRE

« Il faudrait que l’Autorité des marchés financiers émette une directive donnant la permission de parler à la famille dans des situations clairement identifiées, croit M. Mailloux. Moralement, le conseiller devrait pouvoir faire quelque chose mais les règles l’empêchent d’agir. C’est un problème éthique grave. »

Le constat est identique pour le travailleur social Paul Simard. « Les autorités réglementaires doivent se pencher sur ce problème, assure-t-il, avant de souligner l’impact attendu du vieillissement de la population québécoise. Elles n’ont pas le choix parce que ce sont des situations qui vont survenir de plus en plus, et qui mettent le conseiller dans une situation difficile. Aujourd’hui, il agit à ses risques et périls. »

Les notaires possèdent une solution à ce problème. La Chambre des notaires du Québec met ainsi à disposition de ses membres un test destiné à valider la compréhension des actes par leurs clients. Et les notaires peuvent refuser d’effectuer un acte pour lequel le résultat serait négatif.

Pour l’heure, l’Autorité a répondu à Conseiller : « Nous nous attendons évidemment à ce que les professionnels des services financiers agissent de manière responsable envers les personnes présentant des troubles mentaux et à ce que ces dernières soient dirigées rapidement vers les services appropriés. »

33 248 C’est le nombre d’adultes bénéficiant de mesures de protection (tutelle, curatelle) en 2013 au Québec. De mars 2012 à mars 2013, 5 316 nouvelles personnes ont bénéficié de ces mesures.

36 % C’est le pourcentage d’adultes qui ont un mandat en cas d’inaptitude au Québec, soit 2,2 millions de personnes. Dans 60 % des cas, les mandataires sont les enfants du mandant. Dans 20 % des cas, ce sont les conjoints.

60 ans C’est l’âge moyen des mandataires.

80 ans C’est l’âge moyen du mandant au moment de l’homologation.

55 % Proportion de femmes parmi les mandataires.

50 % Proportion de femmes parmi les mandataires.

Source : Curateur public du Québec


• Ce texte est paru dans l’édition de mars 2015 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.