Avez-vous trop de clients?

Par Jean-François Venne | 4 mars 2016 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
12 minutes de lecture

Le nombre de clients varie grandement entre les professionnels du conseil financier. Et il n’existe pas de règles claires pour limiter la taille d’un portefeuille de clientèle. Alors comment savoir quand c’est trop ?

Si certains professionnels du conseil financier comptent quelques dizaines ou centaines de clients, d’autres en ont plus de 2 000. Trop ? La question n’est pas simple. Et c’est au professionnel lui-même d’y répondre, puisqu’il n’existe pas de limites chiffrées légales ou déontologiques.

« Il n’y a pas de règles particulières à l’Autorité des marchés financiers (AMF) concernant le nombre maximal de clients qu’un gestionnaire de portefeuille peut servir », confirme Sylvain Théberge, responsable des relations média de l’AMF.

Même son de cloche à la Chambre de la sécurité financière (CSF) au sujet des planificateurs financiers, courtiers en épargne collective et conseillers en sécurité financière. « Les règles déontologiques à cet égard ne concernent pas le nombre de clients, mais plutôt un principe, devant être respecté en tout temps : il faut être disponible et diligent pour ses clients, que l’on en compte 5 ou 500 », précise Me Marie Elaine Farley, présidente et chef de la direction de l’organisme d’autoréglementation. marie_elaine_farley_425

«Les règles déontologiques à cet égard ne concernent pas le nombre de clients, mais plutôt un principe, devant être respecté en tout temps : il faut être disponible et diligent pour ses clients.»

– Me Marie Elaine Farley, CSF

Selon elle, l’article 23 du code de déontologie pourrait éventuellement être invoqué par un client dans une plainte à la CSF, si celui-ci juge que son professionnel du conseil le néglige en raison d’un manque de temps. Cet article stipule que « le représentant doit faire preuve de disponibilité et de diligence à l’égard de son client ou de tout client éventuel ». Si le professionnel néglige de rappeler un client et que cela entraîne une conséquence négative pour ce dernier, le représentant pourrait voir sa responsabilité professionnelle engagée. Cet argument n’aurait jusqu’à maintenant jamais été évoqué comme sujet principal d’une plainte.

Mais devrait-on indiquer des barèmes chiffrés de manière un peu plus précise, ne serait-ce que pour aider le public à s’y retrouver ? Pas si simple, selon Me Farley. « Certains clients demandent plus de temps que d’autres, que ce soit parce qu’ils traversent une période de changement nécessitant plus d’attention, ou qu’ils souhaitent des suivis plus fréquents, dit-elle. Et les professionnels ne travaillent pas tous de la même manière. Certains ont de grosses équipes pour les appuyer, d’autres sont seuls. L’important est d’avoir la disponibilité et la compétence pour répondre adéquatement aux besoins de chaque client. »

Obliger les professionnels du conseil financier à restreindre leur portefeuille clients pourrait aussi avoir l’effet pervers d’isoler les personnes ayant moins d’actifs. Pour atteindre leurs objectifs financiers, les professionnels, notamment les indépendants, devraient alors privilégier les clients disposant d’actifs importants et procurant des revenus plus élevés. Il faut dire aussi que les différentes spécialités recouvrent des réalités variées. On peut, par exemple, accumuler davantage de contrats d’assurance que de clients en planification financière ou en gestion de portefeuille, en raison d’un suivi moins étroit.

Aux clients, Me Farley suggère moins de vérifier la taille de la clientèle que leur conseiller dessert que d’évaluer son niveau de service. Quel délai de réponse pour un message vocal, un courriel ou une demande de rendez-vous ? Y a-t-il quelqu’un pour répondre lorsque le représentant est en vacances ? Bref, ce qui compte, c’est la capacité du conseiller de bien les servir.

150 C’est le « nombre de Dunbar ». Selon l’anthropologue Robin Dunbar, une personne pourra entretenir une relation stable tout au long de sa vie avec 150 personnes. Certains l’utilisent comme cible du nombre de clients idéal.

GÉRER LES ATTENTES

Une vision des choses à laquelle souscrit totalement Isabelle St-Jean, conseillère en sécurité financière, représentante en épargne collective et coprésidente de Torrus Groupe Financier, qu’elle a fondé avec un collègue en mai 2015.

Pendant plus de huit ans, Isabelle St-Jean a été conseillère pour le compte d’un grand assureur. Au moment de son départ, en mai 2015, elle comptait près de 2 000 clients, dont certains pouvaient avoir deux ou trois contrats d’assurance avec l’entreprise. « Je gérais un million de dollars de prime en vie et plus de 17 millions de dollars en placement », se rappelle-t-elle.

Avec sa clientèle régulière, Mme St-Jean prenait contact par écrit deux fois par année, généralement lors de l’anniversaire du client et à Noël. Elle l’invitait alors à lui signifier tout changement majeur dans sa vie. Pour ses clients en placement, elle ajoutait un appel par année, et un aux trois ans pour les clients en assurance. Cela dit, certains ont besoin d’être appelés tous les deux ou trois mois, surtout quand le marché est très volatil, alors que d’autres exigent moins de temps.

Pour elle, les premières discussions avec les clients sont cruciales. Il faut bien gérer leurs attentes dès le départ et expliquer clairement ses engagements. Elle va même plus loin. « Il faut les responsabiliser eux aussi, croit-elle. Ils doivent prendre le réflexe de nous appeler ou de nous écrire quand un changement survient dans leur vie, qui pourrait modifier leurs besoins financiers ou d’assurance. »

Au sein de Torrus Groupe Financier, Isabelle St-Jean et son partenaire Bobby Lanctôt construisent un cabinet indépendant faisant du courtage et du réseau carrière. Son travail se partage donc entre servir ses clients et coacher des conseillers. Elle vise l’acquisition d’une centaine de clients pour son partenaire et elle. Les autres seront desservis par la vingtaine de représentants autonomes du groupe.

PROCESSUS AUTOMATISÉS = GAINS DE TEMPS

Représentante en épargne collective à Investia Services Financiers, Danielle Julien compte pour sa part environ 1 000 clients. Elle en a recruté une partie, l’autre étant partagée avec un représentant dont elle est en voie de racheter la clientèle. Une adjointe complète l’équipe. Danielle_Julien_150x150

« Ce n’est pas tant le nombre de clients qui importe que la manière de les gérer.  »

– Danielle Julien, représentante en épargne collective à Investia Services Financiers

« Je ne me suis pas questionnée à l’avance sur le nombre de personnes que je voulais avoir, j’ai plutôt concentré ma réflexion sur les processus que je souhaitais introduire pour servir efficacement ma clientèle, souligne-t-elle. J’ai notamment décidé d’utiliser beaucoup de produits gérés et surtout rééquilibrés automatiquement et systématiquement, ce qui réduit le temps de gestion par client. »

Danielle Julien travaille présentement de 35 à 45 heures par semaine, sans compter le développement des affaires, lequel se fait généralement en dehors des heures de bureau. Elle aussi s’assure dès le départ de bien clarifier les attentes de ses clients. D’autant plus qu’elle mise beaucoup sur la segmentation entre différents types de clients, demandant divers degrés d’attention.

« Ça ne me dérange pas de garder un client qui a un tout petit compte s’il a des produits gérés, mais il doit être à l’aise avec le fait que je vais le voir tous les deux ou trois ans, et l’appeler une fois l’an. Les clients qui ont de plus gros comptes ou des produits plus complexes seront contactés une fois par trimestre et rencontrés au moins une fois par année. »

Si elle croit que l’expérience aide à devenir de plus en plus efficace, elle admet que la conformité et l’administration représentent un lourd fardeau. Il est donc crucial d’avoir des processus en place. Par exemple, outre des produits gérés où sera directement investi l’argent des clients en fonction de leur profil et de leur tolérance au risque, des lettres types, envoyées automatiquement aux nouveaux clients, un système automatisé de codes de fonds, etc.

Dans les prochaines années, Danielle Julien compte plutôt porter son attention sur la qualité des clients que sur leur nombre. Elle souhaite notamment recruter plus de femmes professionnelles, pour qui elle aime travailler.

La loi des 80/20 On considère généralement que 20 % des clients représentent 80 % du chiffre d’affaires.


PLANIFIER LA CROISSANCE

De son côté, le planificateur financier Félix Deschatelets est en début de parcours, mais baigne dans la finance depuis son plus jeune âge, son père ayant fait carrière dans ce domaine. Il a d’ailleurs déjà eu plusieurs discussions avec ce dernier au sujet du nombre idéal et maximal de clients. Pour lui, un planificateur financier peut viser entre 300 et 500 clients, tout dépendant du niveau de service requis par chacun. Au-delà de 500, cela devient périlleux pour un planificateur travaillant seul et la qualité pourrait en souffrir.

Lui-même en compte actuellement 65. Il est en pleine phase d’accumulation de clientèle. Il veut s’assurer d’être capable de rencontrer tous ses clients deux fois par année, pour une discussion d’au moins une heure, sachant que le temps nécessaire pour servir un client peut augmenter en raison de certains événements (achat de maison, naissance, etc.). Le calcul est rapidement fait : 500 clients représentent 1 000 heures de rencontres par année. En supposant une semaine de travail de 40 heures et 48 semaines de travail par année, celui lui laisse 920 heures pour ses autres tâches, incluant le développement des affaires, ce qui lui semble suffisant.

Félix Deschatelets souligne que les nouvelles technologies lui permettent de partager de l’information plus rapidement, ce qui l’aide à la fois pour servir ses clients et pour améliorer ses stratégies de développement des affaires, notamment sur les réseaux sociaux. Des outils précieux pour optimiser l’efficacité des heures de travail.

S’ORGANISER POUR RÉUSSIR

Et dans les grands groupes, comment ça se passe ? Du côté de BMO Nesbitt Burns, le directeur général pour l’est du Canada, Sylvain Brisebois, admet qu’il n’y a pas de règle absolue et que l’institution n’impose pas de limite chiffrée au nombre de clients que ses conseillers en placement peuvent servir. Toutefois, il ajoute que c’est un élément qu’elle garde à l’œil.

« Il y a beaucoup de discussions entre les conseillers en placement et les directeurs de succursales pour organiser le travail de manière à offrir une bonne qualité de service, notamment lorsque l’on juge que le nombre de clients d’un conseiller commence à être lourd », note-t-il.

Lourd ? Pour un conseiller qui travaille seul avec un(e) adjoint(e), la tâche commence à se compliquer à partir du moment où il dessert plus de 150 familles, croit Sylvain Brisebois. BMO Nesbitt Burns insiste pour que ses conseillers contactent et rencontrent régulièrement leurs clients. Le directeur de succursale sonnera l’alarme s’il considère que le nombre de clients d’un de ses conseillers excède un certain seuil. BMO Nesbitt Burns utilise d’ailleurs un rapport régulier, contenant des informations comme le nombre de clients desservis, le type et le niveau d’actifs gérés, etc. Cela permet de surveiller la situation et d’évaluer le temps nécessaire pour offrir un service de qualité.

Le conseiller doit aussi réfléchir lui-même au type de clients qu’il veut. « S’il désire 100 M $ d’actifs, mais ne pas compter beaucoup plus que 100 clients, il doit se diriger vers une clientèle plus fortunée, illustre Sylvain Brisebois. De la même manière, le conseiller souhaitant doubler sa clientèle, mais pas ses heures de travail, a une réflexion à faire. »

Cette réflexion touchera souvent l’organisation du travail. Certains conseillers s’associeront à d’autres pour leur confier un type de clients ou des tâches précises. C’est notamment le cas de ceux qui consacrent une grande partie de leur temps au développement des affaires et souhaitent déléguer d’autres fonctions. Des spécialistes font régulièrement des visites dans les succursales de BMO Nesbitt Burns, afin de discuter avec les conseillers des meilleures approches en matière de gestion de la pratique.

LA FORCE DE L’ÉQUIPE

Au Groupe Investors non plus, pas de limite précise, mais un changement dans l’approche afin d’assurer un certain niveau de qualité. « Depuis dix ans, nous insistons de plus en plus sur l’importance du travail en équipe, notamment avec des associés spécialisés dans différents domaines et des adjoint(e)s administratif(ve)s », relate Carl Thibeault, vice-président principal. Image_Article_Mars_2015_Formation_Revoir_Carl-Thibeault_300

«Depuis dix ans, nous insistons de plus en plus sur l’importance de travailler en équipe.»

– Carl Thibeault, vice-président principal, Groupe Investors

Un conseiller établi et expérimenté d’Investors dessert de 200 à 250 familles. Il voit en moyenne de cinq à dix de ses clients par semaine. Lorsqu’il dépasse ce seuil, Investors s’assure qu’il bénéficie du soutien d’une équipe solide, notamment sur le plan administratif, en dépit de quoi la tâche risquerait de devenir trop pénible.

La plupart des conseillers travaillent également avec un ou plusieurs associés dotés des mêmes permis qu’eux. « Cela plaît à la clientèle, qui a accès à quelqu’un même quand l’un des conseillers est en vacances ou malade », note Carl Thibeault.

Alors, avez-vous trop de clients ? La réponse à cette question réside finalement dans l’analyse de trois paramètres : la qualité du service rendu, l’organisation du travail et la taille des équipes.

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• Ce texte est paru dans l’édition de mars 2016 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Jean-François Venne