Ce qui risque de demeurer, ce qui risque de disparaître

Par Daniel Guillemette | 7 Décembre 2015 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Tant qu’il y aura des consommateurs de produits, il y aura des manufacturiers de produits. Voilà la seule affirmation que je ferai aujourd’hui. Pour le reste, je me contenterai de vous livrer le fruit de mes réflexions, fondées sur mes observations et sur certaines hypothèses, élaborées lorsqu’il m’était impossible de mettre la main sur des faits vérifiables.

Les érudits d’Astérix et Obélix seront certainement tentés de me comparer au « Devin » dans l’album portant ce nom. À l’opposé de ce dernier, toutefois, mes prédictions ne visent pas à profiter de la naïveté des habitants d’un village mais plutôt à tenter de comprendre, en tant que dirigeant de cabinets de services financiers, comment mon environnement risque d’évoluer en ma faveur ou en ma défaveur dans les dix prochaines années.

Dans mon dernier billet, je tentais d’identifier le réseau de distribution qui risquait le plus d’écoper de toutes les pressions qui s’exercent autour des marchés financiers. Cet exercice m’a aussi permis, a contrario, d’identifier celui qui risquait d’en bénéficier le plus et également de comprendre d’où ces pressions tirent leur origine, sur la base du vieil adage « Cherche à qui le crime profite ». On comprendra évidemment que je n’ai ni la prétention ni la capacité d’enquêter sur un crime, mais que je cherche plutôt à découvrir les éléments structurels d’un plan stratégique à long terme, totalement légitime, qui semble réfléchi par des acteurs extrêmement puissants.

J’ai démarré mon analyse en prenant soin de dresser la liste des pressions observables suivantes :

  • Pressions visant à laisser plus d’espace aux institutions financières;
  • Pressions à la hausse sur la transparence dans la relation conseiller-client;
  • Pressions à la hausse sur l’encadrement réglementaire;
  • Pressions à la hausse sur les plaintes et poursuites contre les conseillers indépendants;
  • Pressions à la baisse sur les commissions et la rentabilité;
  • Pressions à la hausse sur les réseaux de distribution;

1. PLUS D’ESPACE AUX INSTITUTIONS FINANCIÈRES

Le modèle bancaire a été repensé pour permettre de gérer un important volume de transactions sans intervention humaine et sans risque pour l’institution émettrice. Un dollar par-ci et un autre par-là, multiplié par des millions de transactions, ça fait des milliards à la fin de l’année. Simple mais drôlement efficace.

Le service-conseil semble en contradiction avec ce modèle puisqu’il exige du temps et implique des gens. Il a de plus l’inconvénient d’engendrer des risques de plaintes et de poursuites. Vous ne serez donc pas surpris d’entendre l’AMF claironner que la vente d’assurance sans conseil sur internet est imminente, malgré la contradiction flagrante de cette option avec les obligations déontologiques pleinement justifiées en matière de protection des consommateurs que les conseillers doivent respecter lorsqu’ils aident leurs clients à choisir un produit financier.

L’expérience vécue par l’industrie du voyage démontre que la valeur du conseil diminue au même rythme que l’offre de produits financiers accessibles sans intermédiaire augmente. Comme ce fut le cas dans l’industrie du voyage, le consommateur de produits financiers poussera certainement l’audace jusqu’à demander des offres de conseils pour ensuite aller acheter lui-même son produit sur internet.

Cette nouvelle réalité risque d’obliger les conseillers à facturer des honoraires qui s’ajouteront au coût que devra supporter le client pour le produit qu’il achètera, mais qui seront certainement très inférieurs à la rémunération rattachée aux produits financiers actuels. L’institution financière pourra cependant vendre son produit sur internet sans risque ni responsabilité.

Mes prédictions :

  • Des pressions constantes continueront d’être exercées sur les organismes de réglementation pour qu’ils mettent fin à la nécessité d’offrir des conseils avant la souscription de produits financiers. Les institutions financières pourront ensuite inonder le marché avec des produits de masse pouvant être souscrits par le consommateur sur internet sans conseil et sans intervention humaine.
  • La chasse gardée des conseillers avec permis en ce qui concerne la vente de produits financiers risque de disparaître bientôt. Les conseillers indépendants et les réseaux d’agents exclusifs devront revoir leur modèle et commencer à facturer des honoraires pour leurs services-conseils, même s’ils reçoivent une commission actuellement. Quand elle disparaîtra, il leur restera au moins les honoraires.
  • Les conseillers indépendants risquent de créer leurs propres produits d’assurance accessibles par internet sans conseil. Le Conseil des professionnels en services financiers (CDPSF), en partenariat avec les autres associations nationales de conseillers, devrait concevoir les produits, en conserver la pleine propriété et le contrôle, et en faire assumer le risque en arrière-scène par un assureur choisi ponctuellement par voie de soumissions. Les conseillers pourront ainsi diriger leurs clients vers leurs produits plutôt que de les perdre au profit des institutions financières.

2. PLUS DE TRANSPARENCE

Comme nous avons pu l’observer en 2008, le secteur des services financiers est d’une puissance telle qu’il peut à lui seul déclencher une véritable catastrophe à l’échelle planétaire. La crise alors provoquée a été tellement lourde de conséquences pour l’humanité tout entière qu’il est devenu pleinement justifié d’exiger plus de transparence de la part des acteurs de cette industrie. Ce mouvement semble irréversible. Or, les institutions financières ont été créées sur la base du fameux « secret bancaire ». La transparence exigée par la population mondiale leur demande d’aller à l’encontre de leur essence même.

Ma prédiction :

  • Les conseillers indépendants qui augmenteront leur niveau de transparence au-delà de ce que permet le code génétique des institutions financières amélioreront leurs chances de se démarquer auprès du segment plus informé de la population. Le CDPSF aura avantage à convoquer quelques cohortes de conseillers en vue de concevoir collectivement un code de pratique unifié favorisant la transparence de ses membres, lesquels pourront s’en servir à des fins marketing.

3. PLUS D’ENCADREMENT

Les scandales à répétition ont légitimé, plus que jamais, la volonté de renforcer l’encadrement pour accroître son efficacité. La prise de conscience collective de la cupidité et de la corruptibilité de l’être humain nous a tous dégoûtés. Des actions concrètes devaient donc être posées par les organismes de réglementation, ce qui fut fait et je m’en réjouis.

De tous les réseaux de distribution actuels, seul celui des agents généraux n’impose pratiquement aucun encadrement déontologique à ses conseillers. Les agents généraux, dans leur grande majorité, ne partagent pas la responsabilité professionnelle découlant des gestes posés par les conseillers qui ne leur sont pas rattachés. Nul doute que le canal des agents généraux est le plus préoccupant aux yeux des organismes de réglementation.

Mes prédictions :

  • L’encadrement de l’industrie devrait continuer de s’intensifier. Les conseillers qui continueront de résister à ce mouvement irréversible risquent de se faire éliminer brutalement.
  • Les agents généraux semblent condamnés à devenir aussi responsables que les comptes nationaux ou les réseaux d’agents exclusifs en ce qui a trait aux activités des conseillers qui placent des affaires par leur intermédiaire.

4. PLUS DE PLAINTES ET DE POURSUITES

Le Code civil du Québec, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, la Loi sur la distribution des produits et services financiers ainsi que le Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière fournissent les bases juridiques nécessaires au dépôt d’une plainte ou d’une poursuite. Les responsabilités et les obligations qui incombent aux conseillers sont étonnamment encore méconnues de ces derniers. À titre d’exemple, je discutais récemment avec un conseiller qui était profondément convaincu qu’un préavis de remplacement n’est pas requis dans le cadre de la transformation d’une assurance vie temporaire en assurance vie permanente.

Plusieurs conseillers croient également à tort qu’ils n’ont pas l’obligation d’agir lorsqu’ils reçoivent une copie de l’avis expédié par l’assureur à leur client concernant une police en vigueur, tel, par exemple, celui qui est envoyé lorsque le prélèvement automatique de la prime a été refusé par sa banque. Si sa police tombe en déchéance sans que vous n’ayez en dossier la preuve que vous avez agi personnellement, vous vous exposez à la même conséquence que le conseiller qui a été condamné en 2006 pour un tel manquement.

Les conseillers faisant partie des réseaux d’agents exclusifs qui se croient exempts de cette obligation devraient eux aussi se remettre en question. Le principe de base est simple : un conseiller ne peut en aucun temps déléguer à autrui les responsabilités qui lui incombent en vertu des lois qui l’encadrent. Le mot « autrui » inclut évidemment l’assureur ou le cabinet auquel vous êtes rattaché ainsi que votre adjointe.

Finalement, je ne veux même pas savoir le pourcentage de conseillers possédant un permis qui n’ont pas encore rédigé les politiques qui sont exigées par la réglementation. Et parmi ceux qui les ont rédigées, combien ont mis en place des procédures visant à en respecter le contenu?

Mes prédictions :

  • Le nombre de plaintes et poursuites va augmenter à un rythme insoutenable au cours des prochaines années, entraînant une escalade des coûts de l’assurance responsabilité professionnelle.
  • Les conseillers qui participeront à un programme de conformité préventive, tel le programme « Unité 10 » créé par le CDPSF en collaboration avec la firme d’avocats Bernier & Beaudry, sécuriseront l’avenir de leur pratique en harmonisant leurs activités passées avec la réglementation contemporaine. À ceux qui refuseront de faire un exercice de ce genre, je souhaite d’être nés sous une bonne étoile.

5. COMMISSIONS ET RENTABILITÉ À LA BAISSE

Les institutions financières fabriquent leurs propres produits et les distribuent à travers leurs réseaux. Elles récoltent donc à la fois les bénéfices découlant du produit et ceux découlant de la distribution. Elles distribuent également les produits de leurs compétiteurs dans certains de leurs réseaux.

Les propos inquiétants relatés dans cet article publié sur Conseiller.ca concernant les quotas de vente que certains employeurs imposent à leur personnel nous laissent croire qu’ils pourraient favoriser leurs produits maison de plusieurs manières, au détriment de l’intérêt suprême du consommateur. Cette pratique leur permettrait de sacrifier temporairement la portion du revenu rattachée à la « distribution », mais pousserait leurs conseillers à enfreindre impunément le code de déontologie de leur profession. Dans la mesure où ce témoignage reflète la réalité, les employés performants seraient ainsi récompensés au moyen de bonis, les autres seraient moins payés, rétrogradés ou congédiés.

Notons que les institutions financières ont également le luxe de pouvoir réduire leurs coûts unitaires en misant sur la technologie, la structure, le contrôle et le volume. À l’instar de l’Arabie Saoudite, qui maintient le prix du pétrole très bas volontairement, elles peuvent utiliser leur capacité financière quasi illimitée pour sacrifier une partie de la rentabilité à moyen terme d’un secteur convoité pour éventuellement en prendre le contrôle à long terme.

Revoyons donc les éléments clés de cette portion de mon analyse au moyen d’un tableau comparatif…

Institutions financières Conseillers
1- Revenu découlant de la fabrication du produit Oui Non
2- Revenu découlant de la distribution du produit Oui Oui
3- Capacité d’opérer à perte sur une longue période Oui Non
4- Avance technologique Oui Non
5- Structure et contrôle Oui Non
6- Productivité contrôlée et mesurée Oui Non

L’être humain est réfractaire aux changements, c’est bien connu. À preuve, plusieurs conseillers continuent de procéder avec des classeurs remplis de papier même s’ils savent pertinemment que cette façon de faire est complètement révolue et ne fera que rendre encore plus brutal le choc éventuel qui les frappera de plein fouet. La grande entreprise n’échappe pas à cette réalité et le nombre de personnes affectées par un virage technologique espéré par la haute direction augmente de façon proportionnelle les délais d’implantation.

Mes prédictions :

  • Les institutions financières continueront de réduire leurs coûts et d’augmenter la productivité de leurs employés à un rythme que le conseiller indépendant sera incapable de suivre. Elles continueront également d’investir dans l’amélioration de leurs technologies. Finalement, elles accepteront probablement une rentabilité moindre à moyen terme sur leurs opérations d’assurance en vue de prendre éventuellement le contrôle total de cette industrie.
  • Les conseillers avant-gardistes tireront rapidement avantage de leur agilité. Ils n’ont aucun contrôle sur les éléments 1, 2 et 3 du tableau. Heureusement, des systèmes experts ont vu le jour récemment, ce qui leur donne la capacité d’agir sans effort sur les éléments 4 et 5. Ils peuvent ainsi centrer toute leur attention sur la productivité contrôlée et mesurée de leurs activités de développement.

6. PRESSIONS SUR LES RÉSEAUX DE DISTRIBUTION

Au début de la chaîne, il y a le fabricant de produits et à la fin, il y a le consommateur. Tout ce qui se trouve entre les deux augmente les coûts que doit supporter ce dernier. Dans l’établissement du prix de leurs produits, les fabricants de produits financiers ont conclu, avec raison, qu’une part importante de la rémunération doit être versée au conseiller, le solde étant reconnu comme une dépense de distribution qui peut être versée :

– à un réseau d’agents exclusifs;

– à un agent général;

– à un compte national;

– au conseiller dans la mesure où il a une production suffisante pour justifier une relation directe.

Le prix des produits disponibles sur internet sans conseiller ne prévoira évidemment aucune rémunération. La rémunération globale rattachée aux autres produits distribués par les conseillers risque d’être revue à la baisse. Considérant la rémunération annuelle moyenne de ces derniers, il est peu probable qu’ils puissent s’accommoder d’une rémunération unitaire plus faible que celle qu’ils reçoivent déjà.

Ma prédiction :

• La dépense de « distribution » risque de souffrir et pourrait conduire à l’élimination de l’un ou l’autre des réseaux. La vente récente de l’agent général BBA Groupe Financier à l’Industrielle Alliance vient appuyer cette théorie.

CONCLUSION

Maintenant que je me suis lancé dans les prédictions, je me permets de vous donner rendez-vous dans cinq ans pour que nous puissions ensemble évaluer mes talents de devin. Si nous constatons alors que j’ai eu tort sur tous les points, j’abandonnerai volontiers mon titre de « devin » pour me recentrer sur la profession de conseiller en sécurité financière que j’exerce depuis plus de trente ans avec passion, tout comme vous.

Daniel Guillemette

Daniel Guillemette est conseiller en sécurité financière depuis 1984. Il a terminé ses études en fiscalité à l’Université de Sherbrooke en 2000. Il dirige plusieurs cabinets de services financiers qu’il a acquis au fil du temps, la première acquisition datant de 1996. En 2008, inspiré de ses propres besoins, il a commencé à s’investir dans le projet iGeny, une entreprise visant à augmenter son agilité, sa capacité à s’adapter aux conditions changeantes. iGeny commercialise aujourd’hui iGeny Form, iGeny Pro, ScanSquad et offre également aux conseillers un service d’adjointes virtuelles.