Conseiller des clients en temps d’élections : exercez votre jugement

Par Ronald McKenzie | 24 novembre 2008 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Commentant la tenue des prochaines élections provinciales, le propriétaire d’un salon de coiffure de Montréal déclarait récemment à un magazine : «Il y a deux sujets à éviter avec la clientèle: la religion et la politique. Parce que ça soulève trop de passion.»

Certes, il est facile de parler de sport ou de destination soleil lorsqu’on coupe des cheveux. Après tout, le client qui se rend au salon de coiffure recherche, outre une nouvelle tête, un moment de détente.Mais la situation est tout autre lorsqu’il se présente à votre bureau avec son dernier relevé de placements qui montre des pertes substantielles. «La crise financière semble sans fin. Pensez-vous que le prochain gouvernement pourra faire quelque chose?» Cette interrogation anodine à première vue pourrait s’avérer un piège. «Même avec des clients de longue date, je n’aborde jamais les questions de politique. C’est trop émotif. On peut connaître leur situation financière, familiale et professionnelle, mais rien ne dit sous quelle enseigne politique il se situe», dit Daniel Bissonnette, président du cabinet Planifax.

Lison Chèvrefils aussi se méfie des conversations qui tournent autour des «valeurs profondes» des gens: argent, éducation, droits des femmes et politique. «J’ai des opinions marquées sur certains sujets. S’il fallait qu’elles aillent à l’encontre de celles de mes clients, ça pourrait compliquer notre relation d’affaires.» Que faire lorsque ceux-ci veulent savoir ce que l’on pense vraiment ? «Je leur réponds que je ne veux pas en parler, tout simplement», dit Daniel Bissonnette. Lison Chèvrefils, elle, s’organise pour demeurer vague, rester dans des généralités du genre: «Les gouvernements font du mieux qu’ils peuvent, on verra bien ce que cela donnera, etc.»

Pour sa part, Gino Savard croit que les représentants ne doivent pas se défiler. «Les gens sont assez matures pour faire la part des choses sans se quereller. En cette période de bouleversements économiques, les clients ont besoin d’être rassurés et bien conseillés. Dans le contexte actuel, il me semble inévitable que des questions politiques soient soulevées. Quant à savoir jusqu’où les discussions peuvent aller, c’est à chaque représentant d’exercer son jugement», explique le président de Mica Capital.

Exercer son jugement. Cette notion est extrêmement importante, car aucun des cabinets que nous avons consultés n’a de directive spécifique sur le comportement à adopter lorsque des clients soulèvent des questions d’ordre philosophique ou politique. «L’opinion des conseillers n’engage qu’eux-mêmes, jamais l’organisation ou le centre financier», dit Claude Beauchamp, porte-parole de Desjardins Sécurité financière. Même son de cloche chez Mica Capital et Planifax.

La déontologie est également discrète à ce sujet. «Le Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière ne prévoit rien en ce qui concerne les questions de nature politique», confirme Luc Labelle, vice-président exécutif de la Chambre.

Quand le conseiller fait le sautLa Loi électorale du Québec prévoit que tout électeur peut être élu à l’Assemblée nationale et que les employeurs doivent accorder un congé sans solde à un employé qui est candidat ou qui a l’intention de le devenir. Plusieurs conseillers en sécurité financière, planificateurs financiers et représentants en épargne collective ont siégé, ou siègent encore, à l’Assemblée nationale ou à la Chambre des communes. Avant de devenir député fédéral, Denis Coderre a pratiqué le métier de courtier d’assurance vie. Lors des élections québécoises de 2007, l’adéquiste Hubert Benoit a remporté la circonscription de Montmorency par plus de 11500 voix sur son plus proche adversaire. Porte-parole de l’opposition officielle en matière de régimes de retraite avant la dissolution du Parlement, il est l’un de ceux qui réclame une enquête publique sur le scandale Norbourg. Hubert Benoit est conseiller en sécurité financière et représentant en épargne collective. Avant de siéger à l’Assemblée nationale, il a été coprésident et administrateur du cabinet Lévesque, Benoit et associés, à Beauport. Quant à l’actuel chef du Parti Vert du Québec, Guy Rainville, il a travaillé pendant quelques années chez Mica Capital.

Comme on peut le constater, il faut parler au passé de la carrière de ces trois hommes politiques. C’est que les règles qui encadrent l’exercice d’une profession dans l’industrie des services financiers sont strictes. En valeurs mobilières, par exemple, le représentant est tenu d’exercer cette activité à temps plein. En assurance de personnes, le Règlement sur l’exercice des activités des représentants stipule que ceux-ci doivent «se consacrer principalement» à leur travail. En outre, l’article 23 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière précise que le représentant «doit faire preuve de disponibilité et de diligence à l’égard de son client ou de tout client éventuel».

«Il est évident qu’un élu ne peut pas être député à temps plein et prétendre exercer ses activités de représentant à temps plein», note Luc Labelle. Celui qui s’aventurerait dans ce double emploi et qui serait l’objet d’une plainte pour manque de disponibilité pourrait être sanctionné par la Chambre de la sécurité financière. «Le représentant doit toujours faire primer les intérêts de son client sur les siens et savoir qu’il est soumis en tout temps à son code de déontologie», dit Luc Labelle.

Le nouveau député doit donc laisser temporairement ou définitivement l’industrie des services financiers. Qu’adviendra-t-il de sa clientèle ? Ici aussi, la réglementation demeure muette. «Nous prendrons son bloc d’affaires et nous le partagerons entre les représentants du cabinet», dit Daniel Bissonnette. «Ses clients seront pris en charge par le centre financier ou la caisse avec laquelle ils ont fait affaire. Leur dossier sera confié à un autre représentant», explique Claude Beauchamp. Nous avons demandé à Hubert Benoit comment il a procédé. Mais, stratégie électorale oblige, il a refusé de nous accorder une entrevue. De son côté, Guy Rainville avait déjà quitté l’industrie des services financiers quand il a commencé à militer pour le Parti Vert du Québec.

On peut être député sans pour autant dire adieu à sa rémunération. Ainsi, les conseillers en sécurité financière peuvent continuer de recevoir leurs commissions de renouvellement, «car il n’est pas nécessaire d’avoir de permis d’exercice pour y avoir droit», dit Gino Savard. En choisissant de servir la population, ils ne renoncent pas à tout, heureusement.

Ronald McKenzie