Démocratiser la finance

Par Jean-François Venne | 31 mai 2018 | Dernière mise à jour le 27 février 2024
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Réformer radicalement le système monétaire et financier actuel? C’est l’audacieuse proposition du professeur à l’Université d’économie et des affaires de Vienne Christian Felber, proposition qu’il étaye dans son ouvrage Money – The New Rules of the Game, récemment traduit en anglais. Conseiller en a discuté avec lui.

Conseiller : Quelle est l’idée la plus importante de cet ouvrage?

Christian Felber : Que les systèmes monétaire et financier actuels sont des constructions entièrement humaines. On peut donc s’efforcer de les rendre plus démocratiques. Ces systèmes sont composés de multiples lois, règles et ententes internationales, mais ont évolué vers des formes peu transparentes et peu démocratiques.

L’argent devrait être perçu comme un moyen de l’activité économique et non son but final. Présentement, les investisseurs, les entrepreneurs et même les économies nationales évaluent leurs succès en fonction des bénéfices qu’ils dégagent.

Plutôt que d’être axés sur la recherche du profit, ces systèmes devraient être tournés vers le bien commun. C’est comme avec votre enfant. Vous pouvez investir en lui pour qu’il devienne riche et célèbre, ou afin qu’il soit en santé, libre et heureux. Vous pouvez investir dans une entreprise pour avoir un gros rendement à court terme ou pour qu’elle soit en santé, solide et produise de manière éthique un bien ou un service de qualité qui bénéficie à la société.

Photo : Robert Gortana

Christian FelberPhoto : Robert Gortana

C : Comment les banques centrales peuvent-elles changer pour atteindre ce but?

CF : En devenant plus représentatives de la société. On ne devrait pas y retrouver que des économistes ou des banquiers. Elles ne devraient pas non plus recevoir leur mandat des parlements ou assemblées nationales, mais plus directement des citoyens.

Le droit d’émettre de l’argent devrait, par ailleurs, leur être réservé. Théoriquement, c’est déjà le cas, mais la situation réelle est loin d’être aussi claire. Les banques commerciales émettent de l’argent sous forme électronique, qu’on appelle « monnaie scripturale ». Lorsqu’un crédit est accordé, la banque matérialise cette somme en l’inscrivant dans ses livres comptables.

En 2013, l’argent comptant ne représentait que 17,6 % de la masse monétaire dans la zone euro, le reste étant de la monnaie scripturale. Et 95 % de cet argent électronique était produit par les banques privées. Certains – et j’en fais partie – défendent une réforme qui interdirait la création de monnaie scripturale par l’emprunt dans les banques privées.

Dans ce contexte, la banque centrale retrouverait son monopole de création de monnaie. Le système serait ainsi plus démocratique du fait que les banques privées, qui ne répondent pas de leurs actes devant les citoyens, n’auraient plus ce droit. L’activité de prêt serait séparée de la création de monnaie. L’argent serait fourni à l’État et aux citoyens et ce sont les citoyens, avec leurs dépôts, qui procureraient le capital des banques privées, dont la taille serait limitée. C’est d’ailleurs généralement comme ça que les gens pensent que les banques fonctionnent. Ils croient que les clients y déposent leur argent et qu’ensuite seulement, les institutions financières peuvent le prêter. Mais en fait, elles peuvent prêter sans détenir l’épargne des citoyens, c’est-à-dire sans avoir réellement tous les fonds qu’elles prêtent.

« Quel est l’objectif d’une banque? Est-ce de multiplier les profits? Ou est-ce de financer des investissements raisonnables à un coût et un risque aussi bas que possible et, ce faisant, de servir le bien commun? » (p. 83)

C : Le système financier manque-t-il de réglementation?

CF: Absolument, et la crise des subprimes l’a parfaitement démontré. Il n’y a pas d’autorité de réglementation mondiale qui évalue les risques des produits financiers à l’échelle internationale avant qu’ils arrivent sur le marché. C’est pourtant le cas dans les industries pharmaceutique ou automobile, parce qu’on considère qu’un produit chimique ou une voiture peut constituer un risque pour la vie humaine. Mais on n’admet pas que les produits financiers puissent présenter des risques majeurs pour les individus et les sociétés.

Il faudrait instituer une autorité mondiale, chargée notamment d’évaluer les nouveaux produits financiers et d’interdire les plus dangereux pour le système financier ou l’économie de toute la planète. Les produits à la base de la crise des subprimes n’auraient pas passé ce test.

« Le capitalisme est à l’opposé de l’essence de toutes les religions. Les meilleurs ne sont pas ceux qui sont modérés, qui aident les autres et trouvent le bonheur dans des missions non lucratives mais plutôt ceux qui possèdent le plus et continuent de faire croître leur richesse sans limites. » (p. 168)

C : Comment cela affecterait-il le rôle de ceux qui distribuent des produits financiers?

CF : Leur rôle changerait beaucoup. Les institutions ne disparaîtraient pas et les professions liées à la distribution non plus, mais elles se transformeraient. Ces gens passeraient d’experts du système financier à experts de l’économie. Présentement, tout ce qui concerne l’économie, les marchés boursiers, les prêts, les obligations, etc. est centré sur le profit. La croissance du capital est l’objectif le plus important.

Cependant, on peut imaginer une autre approche dans laquelle le bien commun devient l’objectif le plus important. Elle repose sur l’idée que les citoyens doivent être ceux qui décident des orientations des politiques monétaires et des décisions économiques. Le mouvement Economy for the common good explique d’ailleurs sur son site Web comment organiser des conventions économiques démocratiques à l’échelle locale afin de créer des municipalités orientées vers le bien commun, avec l’objectif de faire de même par la suite avec les régions et les pays. Dans une telle approche, les professionnels en services financiers analyseraient donc la portée d’un investissement en termes de répercussions socioéconomiques plutôt que de rendement. Cela n’empêche pas l’existence des banques privées, des marchés boursiers et tout ça, mais ils seraient orientés et évalués en fonction de leur apport au bien commun. Autrement dit, leur bilan ne serait pas que financier, ni même d’abord financier. Ce n’est pas du socialisme, c’est plutôt une vision différente du capitalisme.

couverture_livre_money_the_new_rules_of_the_game_100x150 Christian Felber Money – The New Rules of the Game Springer, 2017 221 pages

Jean-François Venne