La chute de Lehman Brothers est aussi « la faillite d’un système »

Par La rédaction | 16 octobre 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Daniil Peshkov / 123RF

Dix après la crise de 2008, on assiste au retour d’« un système de finance casino dans lequel les dettes, les paris et le cynisme ont pris le pas sur l’épargne, l’investissement et la confiance », dénonce Marc Chesney, professeur d’économie à l’Université de Zurich.

Dans un point de vue publié par le quotidien suisse Le Temps, celui-ci se montre extrêmement critique par rapport à un ensemble de contre-vérités « qui ont permis de masquer la situation catastrophique dans laquelle Lehman Brothers se trouvait déjà bien avant sa disparition ».

À ce chapitre, souligne le chercheur, l’ultime rapport annuel de l’institution financière est « riche d’enseignements ». La raison? « Dithyrambique, il constitue un modèle d’autosatisfaction, les “performances record” et les “résultats fantastiques” succédant aux “efforts de management talentueux”, à “l’excellence” de l’institution et à la “focalisation sur la gestion des risques” ».

« UN MONUMENT DE PROPAGANDE »

Se targuant par ailleurs d’avoir été classée à la première place par l’industrie en termes de « trading algorithmique » et d’avoir été primée 42 fois dans divers domaines bancaires et financiers, la banque assurait en outre respecter des valeurs de durabilité et de responsabilité… Verdict de Marc Chesney : « Rétrospectivement, ce rapport annuel apparaît pour ce qu’il est, c’est-à-dire un monument de propagande. »

Et dans ce monde virtuel, constate-t-il, « les grandes agences de notations que sont Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Ratings ne sont pas demeurées en reste », puisqu’elles ont toutes attribué à Lehman Brothers, « encore quelques jours avant sa banqueroute », des notes au moins égales à A. Cerise sur le gâteau, ajoute le professeur d’économie, l’ex-directeur général de la banque, en grande partie responsable de sa faillite, a perçu quelque 500 millions de dollars entre 2000 et 2007.

Autant de faits qui amènent Marc Chesney à s’interroger rétrospectivement « sur la cécité volontaire dont ont fait preuve les analystes d’alors » à la lecture du rapport annuel de Lehman Brothers. « Ils n’ont à l’évidence pas relevé les conflits d’intérêts patents entre les agences de notations et leurs clients, les grandes banques. L’alerte aurait dû être sonnée face à un hors-bilan truffé de montages douteux, ainsi que de produits dérivés complexes et de taille disproportionnée : avec 35 000 milliards de dollars, la valeur nominale de ces produits représentait 50 fois le bilan de la banque et près de 1 500 fois ses capitaux propres! », s’étonne l’universitaire.

LE POIDS DES PRODUITS DÉRIVÉS

Le pire, poursuit-il, c’est que rien n’a changé aujourd’hui et que les leçons de la chute de Lehman Brothers n’ont, de toute évidence, pas été tirées. « Les capitaux propres des grandes banques en proportion de leur bilan sont désormais certes un peu plus importants, mais demeurent bien trop faibles. En dépit de rapports annuels flatteurs, de déclarations rassurantes de la part des autorités du domaine, des bonnes notes octroyées par les agences de notations et des milliers de pages de régulations, les dettes des grands établissements bancaires restent disproportionnées, leurs positions en produits dérivés demeurent colossales et les rémunérations des dirigeants tout aussi scandaleusement élevées qu’économiquement injustifiables », critique Marc Chesney.

Pour étayer son propos, l’économiste relève que « les 48 900 milliards de dollars de valeur nominale des produits dérivés de Goldman Sachs représentaient en 2017 environ 53 fois le total de son bilan, 568 fois le montant de ses capitaux propres et 2,5 fois le produit intérieur brut des États-Unis ». De même, Citigroup et ses 45 700 milliards de dérivés représentent « 25 fois son bilan et 227 fois le montant de ses capitaux propres ».

Enfin, Marc Chesney pointe du doigt les risques que fait courir, selon lui, la « finance de l’ombre » au système financier mondial, notant que, entre 2008 et 2018, le shadow banking sector s’est « abondamment développé », à l’instar de la multinationale BlackRock, qui gère aujourd’hui « plus de 6 000 milliards de dollars d’actifs ». Selon le chercheur, « ce secteur est particulièrement opaque et revêt une puissance aussi inquiétante que dangereuse ».

« Au-delà de la faillite de Lehman Brothers, il s’agit en réalité de celle d’un système de finance casino dans lequel les dettes, les paris et le cynisme ont pris le pas sur l’épargne, l’investissement et la confiance. Ce processus plonge la société dans une crise permanente. Les grandes banques bénéficient de très nombreux avantages et garanties contraires aux principes fondateurs du libéralisme. (…) Cette situation engendre un risque systémique dont pâtit l’économie tout entière. Fermer les yeux, nier l’évidence, ne peut que déboucher sur de futures catastrophes », conclut Marc Chesney.

La rédaction