À la recherche d’une mauvaise performance

Par Dr Al Rosen et Mark Rosen | 13 août 2012 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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L’expression « manipulation comptable » évoque communément un scénario où des hauts dirigeants gonflent les revenus de leur société pour faire grossir le cours de ses actions, ou pour mettre la main sur des primes liées à la hausse des profits. Les investisseurs oublient souvent que d’autres raisons peuvent motiver ce genre de manœuvre, notamment minimiser autant que possible les bénéfices.

Le procédé qui consiste à étrangler les profits est familier aux entreprises privées et aux PME, qui y ont essentiellement recours pour réduire le montant de l’impôt à payer. Pour ce faire, il suffit à la direction d’inverser la technique employée pour gonfler les bénéfices. Par exemple, les dirigeants peuvent décider de reporter à une période ultérieure la comptabilisation de certains revenus, et de reproduire régulièrement l’opération afin que les bénéfices soient le moins élevés possible.

Les investisseurs s’intéressent peu aux motifs qui incitent les sociétés publiques à écrémer leurs bénéfices, car tout le monde part du principe que les dirigeants cherchent à maximiser les profits et, par ricochet, le cours de l’action. Pourtant, les dirigeants cherchent parfois à comprimer leurs profits pour rehausser l’image de stabilité que projette l’entreprise.

En effet, les investisseurs préfèrent les sociétés qui affichent une croissance des bénéfices constante et sont refroidis par les fluctuations imprévues et les parcours en dents de scie. Dans l’optique de niveler le revenu de la société, les dirigeants ne comptabilisent pas certains profits d’une période donnée afin de les prendre en compte dans un exercice trimestriel subséquent, dont le revenu serait trop faible autrement.

Dans le cas retentissant du géant du crédit hypothécaire Fannie Mae, parrainé par le gouvernement américain, le nivellement des revenus atteignait des milliards de dollars à la veille de la mise en tutelle de l’organisme, au plus profond de la crise du crédit.

Après le scandale, un article sur la dissolution de l’Office of Federal Housing Enterprise Oversight publié en 2006 par l’Associated Press notait qu’entre le milieu de 1998 et le milieu de 2004, la croissance harmonieuse des profits et la précision avec laquelle les bénéfices déclarés par Fannie Mae correspondaient à ses prévisions d’un trimestre à l’autre n’étaient que des « illusions » fabriquées de toutes pièces par la haute direction en trafiquant sa comptabilité.

Où sont les rouleaux compresseurs? Comment déceler une manipulation comptable destinée à niveler les bénéfices? Tout d’abord, méfiez-vous des sociétés qui réussissent étrangement à tout coup, ou presque, à dépasser de quelques cents les prévisions trimestrielles des analystes.

Il est rare qu’une industrie ou une société ne subisse pas l’impact d’au moins une force hors du contrôle de ses dirigeants, que ce soit les fluctuations des devises, les tendances du marché des produits de base, le prix des matières premières, les dépenses à la consommation ou des conditions climatiques inhabituelles.

Quand les résultats d’une société surpassent légèrement les prévisions à chaque période, le service de la comptabilité y est sans doute pour quelque chose. C’est d’autant plus douteux dans le cas de résultats trimestriels, car certains éléments peuvent être mis en veilleuse et comptabilisés plus tard dans l’année.

S’il est relativement facile de comprendre le principe du nivellement des bénéfices, il est plus difficile de concevoir pourquoi les dirigeants d’une entreprise sabreraient dans le cours de leurs actions au moyen d’une manipulation des bénéfices. Le but premier d’un tel procédé est d’éloigner les actionnaires minoritaires en les incitant à vendre le titre d’une société, tout à fait valable du reste.

Dans ce cas, l’objectif des dirigeants dépasse l’intérêt de rafler les actions à un cours réduit. Si la haute direction est déterminée à léser les actionnaires, il faut que le jeu en vaille la chandelle.

En général, l’opération la plus rentable pour les dirigeants porte sur les options. Une fois que la tactique comptable a réduit le cours de l’action, ils peuvent, par exemple, effectuer d’importantes ventes sur options (ou modifier le prix des options existantes).

Initiés aux dents longues Dans un autre cas de figure, des initiés volent carrément l’entreprise en lui accordant des prêts pour l’aider à se remettre de sa prétendue crise (provoquée par manipulation comptable). Les conditions de ces prêts sont pour le moins hors-norme, même sans manipulation des résultats de l’entreprise. On peut y retrouver notamment des taux d’intérêt excessifs ou des clauses abusives qui permettent aux initiés de prendre le contrôle de l’entreprise quand ses résultats auront piqué du nez dans le sillage, encore, d’entourloupes comptables.

Les prêts d’initiés manipulatifs peuvent également prendre la forme de débentures convertibles, soit un financement suicidaire, dont le taux de conversion est rajusté au fur et à mesure que le titre s’affaisse sous le poids des manipulations comptables. Avant longtemps, grâce à la dilution outrée des titres convertibles, les initiés deviennent carrément propriétaires de l’entreprise. Cette manœuvre s’harmonise parfaitement avec les manipulations comptables, car elle décourage les autres prêteurs potentiels ou ceux qui pourraient sauver l’entreprise.

Ces scénarios ont en commun la présence d’initiés qui détiennent une participation majoritaire dans l’entreprise. Il est toujours plus risqué d’être actionnaire minoritaire d’une entreprise que de détenir des actions d’une société avec un vaste fonds public d’action. Étant donné l’impératif de contrôle pour les initiés, les cas problématiques se retrouvent plus souvent parmi les entreprises à la capitalisation plus modeste.

Les cas probants d’abus de minorité sont assez rares au Canada. Ce n’est pas dire qu’ils n’existent pas, mais plutôt que le public n’en a pas connaissance à cause du laxisme de la règlementation en matière de valeurs mobilières, du manque de rigueur des interdits comptables, par rapport aux États-Unis, et du fait que des règlements à l’amiable sont étouffés par des accords de confidentialité.

Pour déceler un risque inacceptable de manipulation comptable, il est généralement utile d’analyser le placement sous plusieurs angles. Les pirouettes comptables ne sont qu’un des tours de passe-passe que des hauts dirigeants mal intentionnés pourraient employer pour flouer les investisseurs minoritaires. En effet, il est fréquent que les initiés réalisent des profits indus grâce à des opérations de vente et d’achat d’actif entre la société publique et des entités détenues par les initiés, des contrats de gestion à rémunération démesurée ou des ventes régulières de biens et services entre la société et des filiales détenues par ses dirigeants

Dr Al Rosen, FCA, FCMA, FCPA, CFE, CIP et Mark Rosen, MBA, CFA, CFE dirigent la firme Accountability Research Corp. qui fournit à des spécialistes en placements de tout le Canada des recherches indépendantes sur les actions, par l’intermédiaire du portail www.accountabilityresearch.com.

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