Blanchiment d’argent – N’entrez pas dans le jeu des criminels

Par Christian Benoit-Lapointe | 9 août 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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• Ce texte est paru dans l’édition d’octobre 2007 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web


Un client annule sa police d’assurance vie après une semaine. Il reçoit un chèque de l’assureur… qui servira à l’achat de munitions pour l’entraînement de terroristes en Afghanistan. Cet exemple qu’on souhaite fictif dépeint une réalité: de plus en plus, des blanchisseurs d’argent utilisent les conseillers comme machine à laver.

JUSQU’À 7% DU PIB. Voilà ce que représente le blanchiment d’argent dans le monde. Des sommes colossales sont blanchies par petites brassées dans toutes les régions du monde, sans exception. «Quand je donne une formation, j’utilise le PIB de la région pour illustrer l’ampleur du problème. Par exemple, le PIB du SaguenayLac-Saint-Jean est de 8,7 G$, alors selon les normes internationales, il y aurait entre 200 M$ et 400 M$ blanchis chaque année. » Ces normes représentent entre 2 % et 5% du PIB, précise Michel Mailloux, associé principal de Mayhews & Associates, mais de plus en plus de gens croient que la fourchette supérieure est plutôt de 6% ou même 7%.

Et manque de pot, les blanchisseurs cognent de plus en plus à la porte des conseillers pour effectuer leur besogne. «Des changements apportés à la loi il y a cinq ou six ans ont modifié la façon dont les institutions financières traitent les dépôts en espèces. Cela représentait un problème pour des criminels qui avaient des montants d’argent comptant à introduire dans le système légitime. Il fallait trouver d’autres places où amener l’argent », explique Peter Lamey, porte-parole du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE).

L’image du personnage ténébreux vêtu d’un trench-coat nous vient en tête. Devant son conseiller ébahi, il ouvre une mallette remplie de liasses de billets. «Les dépôts en argent comptant sont effectivement la forme de blanchiment d’argent la plus facile à reconnaître», convient M. Lamey. Mais ce n’est là que la pointe de l’iceberg, enchaîne M. Mailloux. «Les gens ont cette perception durable que s’ils ne reçoivent pas d’argent comptant, il n’y a pas de blanchiment d’argent. Ils se disent: “J’ai reçu un chèque d’une banque à charte, donc c’est légitime”. Pas nécessairement.»

Pour mieux en comprendre le modus operandi, prenons un scénario commun de blanchiment d’argent. Des criminels faisant le trafic de la drogue, du sexe et/ou la vente d’armes veulent faire entrer leur mirobolant profit en argent comptant dans le système financier. La première étape consiste à le faire entrer par le biais d’un compte bancaire, à l’aide d’une technique d’une simplicité extrême: le « schtroumphage». « Ils engagent plusieurs personnes qui ouvrent des petits comptes de banque de 3 000$ à 8 000$, explique M. Mailloux. Puis, ils donnent leur carnet de chèques signés en blanc, que le blanchisseur encaisse avec de fausses ventes de son entreprise façade. »

Une fois que l’argent est entré dans le système, il est plus difficile de discerner son origine et plus facile pour le criminel de le transférer sous d’autres formes. «À chaque transaction, il change l’ayant droit économique et la nature de l’actif, poursuit M. Mailloux. Après quatre ou cinq mouvements, on perd la trace du premier. » L’argent du crime est blanchi… donc légitime.

« À chaque transaction, [le criminel] change l’ayant droit économique et la nature de l’actif. Après quatre ou cinq mouvements, on perd la trace du premier. »

– Michel Mailloux

Des conseillers portiers

«Un peu comme les succursales pour les banques, les conseillers sont le point d’entrée des marchés financiers et ont un rôle de contrôleur d’accès», commence Jean-Pierre Bernier, vice-président et directeur juridique de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP). C’est pourquoi les conseillers en sécurité financière, les représentants en valeurs mobilières et les planificateurs financiers autorisés à vendre des produits financiers sont visés par la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPCFAT). En vertu de cette loi, toutes les personnes et entités sont tenues de mettre en œuvre un programme de conformité qui comprend la nomination d’un agent de conformité, la mise en place d’une politique, la vérification de cette politique et la formation continue en matière de conformité. Avec la Loi C-25 adoptée en décembre 2006, et qui sera en vigueur le 23 juin 2008, une cinquième obligation s’ajoutera: celle d’établir une grille de risque.

Depuis deux ans, le CANAFE examine d’ailleurs les programmes de conformité de certains cabinets, dévoile M. Lamey. «Nous vérifions si le système de tenue de documents et d’identification de la clientèle est suffisant et s’il existe une politique écrite d’encadrement des employés», dit-il en précisant qu’un des trois bureaux régionaux ou la ligne téléphonique du CANAFE pouvait aider les officiers de conformité à peaufiner leur politique.

Pour remplir leurs obligations, les conseillers n’ont pas besoin de se déguiser en Sherlock Holmes. Ils n’ont qu’à rester vigilants et à faire preuve de jugement, selon Michel Mailloux. «C’est curieux, mais on dirait que les gens refusent d’utiliser leur jugement. Ils se disent: “Je ne suis pas un expert là-dedans”. Pourtant, le gros bon sens, c’est l’élé- ment numéro un en matière de lutte au blanchiment. » Pour s’aider à identifier d’éventuelles situations embarrassantes, le formateur suggère aux conseillers de décomposer la règle «Connaître son client» en trois parties:

  • La réalité du client. Un client qui n’est pas l’ayant droit économique de la somme ou qui est hors norme présente plus de risque (ex.: un client qui n’est pas citoyen canadien, parce qu’il est plus difficile de faire des vérifications à l’étranger).
  • La légitimité patrimoniale. Le patrimoine que le client dit avoir a-t-il l’air d’être légitime? Il est permis de douter d’un client qui déclare un revenu de 40 000$ et une fortune de 2 M$: Il faut vérifier les sources du revenu et la source de la fortune.
  • La pertinence transactionnelle. Ne faites pas de transaction que vous ne comprenez pas. Si la transaction est trop belle pour être vraie, elle ne l’est probablement pas.

Une petite recherche sur Google ou sur le métamoteur Copernic pourrait vous permettre de découvrir le passé trouble d’un client actuel ou éventuel. Aussi, le Bureau du surintendant des institutions financières du Canada (BSIF) produit une liste de noms d’individus et d’organisations dont les liens avec le terrorisme sont connus (cette liste est disponible au www.osfi-bsif.gc.ca/osfi/index_f. aspx?ArticleID=524).

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Faire une déclaration

Toutes sortes de stratagèmes sont utilisés pour blanchir de l’argent. Votre rôle n’est pas de les identifier, mais simplement de déclarer des opérations qui vous semblent suspectes. «Il faut être vigilant lors de toute transaction et faire une déclaration au CANAFE chaque fois que vous avez un doute, conseille M. Bernier. Cela permet au système d’encadrement canadien de créer un point central où toute l’information est communiquée. Sur la base de l’information qu’un agent envoie, le CANAFE peut savoir si d’autres informations ont été déposées concernant le même individu ou le même genre de transaction. »

Pour alimenter sa banque de données, le CANAFE reçoit trois formes de déclarations. Les deux premières, les transactions en espèces de plus de 10 000$ et les télévirements internationaux supérieurs à 10 000$, lui sont automatiquement envoyées. La troisième, la déclaration des opérations douteuses (DOD), est de votre ressort. «La Loi exige que vous soumettiez une DOD si vous avec des doutes raisonnables que l’opération en cause pourrait être liée à des activités de blanchiment d’argent ou de financement des activités terroristes», explique J.-P. Bernier.

Évidemment, vous êtes la personne la mieux placée pour déterminer si une activité est normale ou douteuse. «Le seuil de doute pour faire une déclaration est expliqué dans les lignes directrices publiées par le CANAFE», ajoute M. Lamey. La DOD peut être envoyée par voie électronique ou en remplissant un formulaire de… huit pages. Vous avez 30 jours pour remplir la DOD et, évidemment, l’obligation de ne pas prévenir le client concerné (voir Pour en savoir plus…).

Toutes les DOD sont traitées par le CANAFE. «On regarde toutes les déclarations, mais cela ne commence pas une enquête – on reçoit un million de déclarations par mois! On les utilise plutôt comme une base de données», explique M. Lamey. En effet, le CANAFE est une agence de renseignement. «On n’a pas un rôle d’enquête, poursuit-il. Au final, nos renseignements pourraient aider les enquêteurs de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ou la Sûreté du Québec, par exemple. »

Une seule DOD remplie pour une transaction d’un client qui n’a rien à se reprocher sera sans conséquence pour lui, mais si ce même client est la source de plusieurs DOD auprès de plusieurs intermédiaires, le CANAFE pourrait en informer la GRC. Les informations sont donc recueillies, regroupées pour ensuite être utilisées par les forces policières de façon à ce que la personne qui envoie la DOD ne puisse être reconnue par les blanchisseurs, nous assure le CANAFE.

Cela coûte cher de fermer les yeux…

Vu les contraintes grandissantes de conformité qui incombent aux conseillers, il pourrait être tentant de fermer les yeux et de feindre l’ignorance… mais ce n’est vraiment pas la stratégie à adopter. En effet, la Loi prévoit une amende maximale de deux millions de dollars et/ou une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans pour les intervenants qui font fi de leurs obligations.

C’est pourquoi Michel Mailloux conseille d’avoir une démarche prudente et de conserver des preuves écrites. «Par exemple, un client avait une prime d’assurance vie unique de deux millions de dollars, évoque-t-il. Le chè- que provenait d’une grande banque suisse, mais j’ai suggéré au conseiller d’obtenir une information supplémentaire du fiduciaire suisse, qui la lui a donnée. Donc, dans son dossier, il a fait des efforts raisonnables pour connaître la provenance réelle des fonds.»

Des démarches comme celle-ci pourraient être salutaires au conseiller advenant qu’un de ses clients soit impliqué dans des opérations illégales. «Imaginez si la GRC se met à enquêter dans vos dossiers, illustre M. Mailloux. Vos clients, même s’ils n’ont rien à se reprocher, n’aimeront pas voir la police enquêter chez leur conseiller, car même si le conseiller n’a aussi rien à se reprocher, cela laisse un doute.» Bref, de conclure M. Bernier, «en plus de lutter contre le blanchiment d’argent, on protège la réputation de l’intermé- diaire et de l’industrie.»

Pour en savoir plus…

  • Les lignes directrices du CANAFE et les instructions pour remplir une DOD en ligne se trouve au www.canafe.gc.ca.
  • Michel Mailloux donne des cours de formation continue à travers le Québec sur la Lutte au blanchiment. Pour plus d’nformation, consulter le site Internet de l’IQPF (www.iqpf.org).
  • Sous la présidence de JeanPierre Bernier, Insight présente la première édition de la confé- rence « Conformité et gestion des risques pour les marchés financiers» les 28 et 28 novembre prochain à l’Auberge SaintAntoine, à Québec.

• Ce texte est paru dans l’édition d’octobre 2007 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web

Christian Benoit-Lapointe