Comprendre l’investisseur autonome

Par Jean-François Venne | 16 avril 2015 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Les investisseurs autonomes font face à plusieurs défis lorsqu’ils prennent en main leur propre destinée financière. Les conseillers peuvent-ils les aider ? Et surtout, ont-ils intérêt à le faire ?

Martin Raymond est investisseur autonome et auteur du blogue investir-a-la-bourse.com. En 2004, insatisfait des rendements de ses fonds communs, il s’interroge. Ne pourrait-il pas mieux réussir lui-même ? Comme il n’est pas du genre à faire les choses à moitié, il s’inscrit à l’Institut canadien des valeurs mobilières (ICVM) et passe l’examen. Puis, il prend les rênes de ses investissements en ouvrant un compte sur la plateforme de courtage en ligne de Desjardins, Disnat.

Les trois premières années lui offrent des résultats mitigés. Il liquide des titres gagnants trop vite, comme ceux de Couche-Tard, qu’il revend après avoir vu l’action prendre 50 % de valeur. « L’entreprise a connu une très forte croissance depuis, j’aurais dû être plus patient », dit-il. À l’inverse, il garde trop longtemps certains titres perdants.

Puis, la lecture de l’ouvrage The Warren Buffett Way[1] , qui porte sur l’investissement ciblé, bouleverse sa perspective. Depuis, sa stratégie est claire. Il a rarement plus de 10 titres dans son portefeuille, et accorde énormément d’importance à l’analyse des entreprises. Et il fait preuve de patience, ce qui lui a permis de faire un bon coup avec des actions de Glentel, qu’il détenait depuis longtemps, et dont la valeur a bondi après le rachat de l’entreprise par BCE.

Claude, qui préfère taire son nom de famille, a une démarche différente. Investisseur autonome depuis 1997, il gère son patrimoine à temps plein, et en tire un revenu. Pour lui, la gestion du risque est primordiale. Puisqu’il décaisse déjà, il ne peut se permettre d’épuiser son capital trop rapidement. La moitié de son portefeuille est gérée passivement, avec des placements à long terme, et l’autre moitié de manière plus hardie.

Il ne cherche pas à frapper un coup de circuit, mais se garde toujours assez de liquidités pour augmenter ses positions dans le marché quand celui-ci connaît une baisse. En 2008, il n’a pas hésité à réinvestir afin de profiter des prix très bas sur certains actifs. « Je fais peu de transactions chaque année, généralement entre 10 et 20, et je m’informe énormément, notamment par l’entremise d’Internet et des médias », explique-t-il.

HUMAIN, TROP HUMAIN

Il n’y a pas de statistiques officielles sur les investisseurs autonomes. Il est donc difficile de savoir combien ont pris le même chemin que Martin et Claude. En 2013, une étude de J.D. Power évaluait à 33 % la proportion d’investisseurs canadiens possédant uniquement un compte chez un courtier à escompte. En février 2014, un sondage de la Banque nationale du Canada révélait pour sa part que 28 % des investisseurs québécois faisaient du placement autonome (38 % chez les 18-34 ans), mais que 80 % de ces investisseurs étaient « hybrides », c’est-à-dire qu’ils confiaient une partie de leurs investissements à un professionnel.

L’adage disant que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même se vérifie-t-il chez les investisseurs autonomes ? Pas nécessairement, selon Richard Guay, directeur du MBA services financiers à ESG-UQÀM. Il rappelle qu’une étude de la Régie des rentes du Québec (RRQ) parue en 2008 révèle que les REER, FEER et autres régimes individuels montraient une moyenne de croissance inférieure à l’inflation entre 1999 et 2005, contre une croissance de 6 à 7 % pour les caisses de retraite. Une étude similaire réalisée en 2013 en Allemagne démontre pour sa part que 95 % des portefeuilles gérés par des investisseurs autonomes ont un rendement inférieur d’environ 7 % à ceux des indices.

Spécialiste de la finance comportementale, Richard Guay avance que des réactions bien humaines peuvent expliquer ces mauvais rendements. L’investisseur autonome serait d’abord trop confiant. Convaincu d’avoir un truc pour battre le marché, il prendrait trop de risques.

Richard Guay

Il aurait aussi tendance à vendre trop rapidement les titres qui prennent de la valeur. « Il y a une satisfaction à réaliser un gain, donc les gens sont pressés de vendre pour concrétiser ce gain », explique le professeur. Cela pousse les investisseurs autonomes à faire beaucoup de transactions, ce qui augmente les risques et les frais.

À l’inverse, nombre d’investisseurs autonomes vont s’accrocher trop longtemps à un titre perdant. Parfois, mieux vaut vendre un titre qui a baissé, car il risque de chuter encore plus. Il peut même y avoir des avantages à vendre. On peut notamment inscrire une perte en capital si l’investissement est fait hors REER. On peut aussi prendre les fonds ainsi libérés pour acheter un autre titre dont la valeur est basse, mais qui a de meilleures chances de grimper. Néanmoins, ce n’est pas ce que les investisseurs ressentent. « Il y a une aversion à la perte qui joue des tours aux investisseurs, dit Richard Guay. C’est très émotif. C’est déjà difficile de voir un titre baisser, mais le vendre, c’est accepter qu’on a perdu de l’argent, par notre faute. »

De son côté, Fabien Major, conseiller en sécurité financière et représentant en épargne collective à Major Gestion Privée, croit que les investisseurs autonomes ne luttent pas à armes égales avec les gestionnaires de fonds. Ces derniers ont beaucoup plus de moyens pour analyser les entreprises, y compris faire des visites en personne dans les locaux des compagnies dans lesquelles ils songent à investir et rencontrer les dirigeants. Il donne l’exemple de Cambridge Global Asset Management, qui détient des parts de Couche-Tard. « Les gestionnaires de Cambridge connaissent Couche-Tard sur le bout de leurs doigts, dit-il. Ils peuvent parler à Alain Bouchard quand ils le désirent. Quel investisseur autonome peut faire ça ? Or, c’est crucial. C’est la qualité de la gestion d’une entreprise qui fait qu’il est intéressant ou non d’y investir. Or, les investisseurs autonomes ont peu de moyens de l’évaluer. »

MISER SUR L’ÉDUCATION

Il y a donc un grand besoin d’éducation chez les investisseurs autonomes. L’Autorité des marchés financiers (AMF) offre certains outils de base, dont la brochure « Comment choisir vos placements ? », mais plusieurs investisseurs voudront aller plus loin. Les plateformes de courtage en ligne tentent de répondre à ce besoin en offrant des analyses, des messages d’alerte, la possibilité de placer des ordres spécifiques (vendre ou acheter dès que l’action atteint tel prix), les cours en temps réel, etc.

Laurent Blanchard, directeur général de Disnat, explique que dans un contexte où les plateformes de courtage en ligne peinent à se distinguer sur le plan des tarifs, c’est sur celui des services que la guerre fait rage. L’information et l’éducation sont au cœur de cette guerre.

Disnat est une plateforme de courtage en ligne, et non de conseil en ligne. Mais elle mise beaucoup sur l’éducation. Elle a offert 348 formations en 2014, pour débutants, intermédiaires et investisseurs avertis. La plupart sont gratuites et portent sur des sujets spécifiques comme la stratégie ou les produits dérivés. Les nouvelles technologies ont aussi permis à Disnat d’étendre son offre à des cours en ligne, qui présentent le double avantage de rejoindre les gens chez eux, et de ne pas limiter le nombre de personnes pouvant y accéder.

La plateforme de courtage de Desjardins a aussi récemment mis en ligne l’outil Disnat GPS. Celui-ci présente cinq portefeuilles modèles s’adressant à des types d’investisseurs différents. Ces derniers peuvent les suivre en direct, les analyser ou même les reproduire.

37 % des investisseurs autonomes consultent des professionnels de la finance.

Source : Banque nationale du Canada


LES AUTONOMES S’ORGANISENT

Marc J. Ryan est devenu investisseur autonome à sa retraite. Cet ancien avocat en valeurs mobilières, qui a notamment travaillé pour BCE, a vu sa vision de l’investissement boursier évoluer grandement. « À une certaine époque, j’étais convaincu que la gestion active était la meilleure approche, et qu’elle pouvait me permettre de battre le marché, se souvient-il. J’ai changé d’idée sur ce point. »

Son raisonnement est simple. Quand on décide de vendre, il y a une personne tout aussi intelligente et informée qui décide d’acheter, et vice-versa. « Il est utopique de penser battre le marché dans un tel contexte », soutient-il. Il a donc décidé de s’orienter vers une stratégie passive. Il ne fait que gérer la répartition de ses actifs et choisir des FNB offrant un bon rendement au meilleur coût.

Afin de partager avec d’autres investisseurs autonomes l’information qu’il recueille, Marc J. Ryan a mis en ligne le blogue investisseurautonome.info. « Il ne s’agit pas de gérer l’argent des autres, mais simplement d’offrir de l’information pertinente sur des sujets importants pour les investisseurs », précise-t-il.

« Il est difficile de trouver quelqu’un souhaitant nous conseiller sur la meilleure répartition des actifs, sans prendre en main la gestion de notre portefeuille, poursuit-il. Un investisseur autonome devrait pouvoir, par exemple, payer quelqu’un à l’heure pour le conseiller sur cette répartition, puis faire la transaction lui-même. Mais ce type de service se fait rare. »

Une rareté que Fabien Major s’explique très bien. « Je me fais régulièrement offrir de conseiller des investisseurs en étant rémunéré à l’heure, mais je refuse », confie-t-il. Il ne nie pas le fait qu’il soit peu intéressant de conseiller des investisseurs sans pouvoir facturer des frais ou leur vendre des produits. Mais il y a une raison plus importante à son refus. « Ça fait souvent des clients difficiles, qui vont vous reprocher vos mauvais coups, et se féliciter eux-mêmes pour les bons, déplore-t-il. Ce n’est pas le type de relation que je cherche avec mes clients. »

À Québec, des investisseurs autonomes ont trouvé une autre manière de partager de l’information pertinente et de combattre l’isolement. Réunis depuis 2000 au sein du groupe Les Investisseurs Autonomes de Québec, ils se rencontrent mensuellement pour mettre leurs idées en commun et discuter entre passionnés. Occasionnellement, des invités viennent y faire des présentations sur des sujets liés au trading. À chaque rencontre, ils y vont de leurs prédictions individuelles sur la performance que connaîtront le S&P 500 et le TSX dans les quatre prochaines semaines. « J’ai vu une nette amélioration de la justesse de ces prédictions au fil des ans », note Mario Baron, membre du groupe depuis huit ans.

56 % des investisseurs autonomes québécois ont débuté il y a cinq ans ou moins.

Source : Banque nationale du Canada


Plus audacieux que Martin Raymond ou Marc J. Ryan, ce dernier ne cache pas qu’il essaie de faire mieux que le marché. Investisseur autonome depuis une vingtaine d’années, il se plaît à analyser les entreprises et à faire ses mises. Il a longtemps investi dans de petites compagnies minières, avant de se repositionner il y a deux ans, quand le marché des métaux s’est essoufflé. Il apprécie beaucoup ces occasions de discuter avec des gens partageant sa passion. « Dans la vie quotidienne, il est très rare de rencontrer quelqu’un s’intéressant à ce sujet suffisamment pour en parler de manière approfondie », regrette-t-il.

HYBRIDE, C’EST ENCORE MIEUX

Les investisseurs autonomes sont là pour rester. Leur nombre risque même de croître à mesure que les services en ligne se déploient et que le nombre de conseillers s’amenuise faute de relève. Mais, on le voit, ils font face à des risques et à des obstacles qui pourraient mettre en péril leur épargne à long terme.

Pour éviter cet écueil, Fabien Major suggère aux gens intéressés à faire de l’investissement autonome de procéder différemment et de devenir des investisseurs hybrides, qui confient une partie de leurs investissements à des professionnels, et gèrent eux-mêmes le reste. « Disons que l’investisseur possède 500 000 $ en investissements, illustre-t-il. Je lui demande d’évaluer combien il serait prêt à perdre. S’il est prêt à perdre 50 000 $, qu’il investisse et gère lui-même ce montant et confie le reste à un professionnel. Comme ça, il se protège et en même temps il peut vivre sa passion. »

Selon Fabien Major, ce type de client est intéressant pour un représentant en épargne collective car il est souvent plus informé et surtout plus intéressé que la moyenne. Les discussions sont passionnantes, et Fabien Major n’hésite pas à répondre aux questions même lorsqu’elles concernent des sommes que l’investisseur gère lui-même. Il donne aussi des indications sur la répartition des actifs à favoriser, afin que l’argent qu’il gère et la somme que l’investisseur place lui-même soient intégrés à un même plan d’ensemble, et ainsi éviter les erreurs stratégiques.

« Au bout du compte, ça devient un travail d’équipe ! », conclut-il.

• Ce texte est paru dans l’édition d’avril 2015 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.


[1] Hagstrom, Robert G. 1997. The Warren Buffett Way : Investment Strategies of the World’s Greatest Investor. New Jersey : John Wiley & Sons. 274 p.

Jean-François Venne