Enquêtes de l’AMF : silence interdit!

Par André Giroux | 22 janvier 2013 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Refuser de répondre à certaines questions de l’Autorité des marchés financiers (AMF) lors d’un interrogatoire à huis clos ouvre-t-il la porte à une poursuite pénale ? La Cour d’appel a répondu par l’affirmative et la Cour suprême a récemment refusé la permission d’en appeler de cette décision.

En janvier 2008, Gilbert Fournier reçoit une assignation à comparaître en tant que témoin devant l’AMF dans le cadre d’une enquête sur Dominion Investments. L’interrogatoire a lieu le 14 février 2008, et l’intimé s’y rend accompagné de son avocat, Me Stéphane Davignon. Sur les conseils de ce dernier, M. Fournier refuse de répondre à certaines questions. Les notes sténographiques de l’interrogatoire de l’AMF présentent ainsi les propos de l’avocat de Gilbert Fournier : « […] mon client ne fait pas l’objet d’une enquête comme telle, […] ce type de questions ne peut pas être dirigé contre le témoin. […] j’offre la possibilité que l’on débatte de cette question devant un juge en chambre [de la Cour supérieure] le plus tôt possible […] » Ce à quoi l’enquêteur répond : « Maître, vous ne pouvez faire aucune objection, monsieur doit répondre à la question. »

Ce que M. Fournier ne fait pas. Bilan : le 12 mars 2008, il écope d’un constat d’infraction pénale pour contravention à l’article 195(4) de la Loi sur les valeurs mobilières. En vertu de cet article, « constitue une infraction le fait de […] faire défaut de comparaître à la suite d’une assignation, refuser de témoigner ou refuser de communiquer ou de remettre des pièces ou des objets réclamés par l’Autorité, ou par l’agent qu’elle a commis, au cours d’une enquête ».

M. Fournier fait appel devant la Cour du Québec, et il gagne sa cause le 28 octobre 2009. Le tribunal estime en effet que, puisque l’enquêteur n’a pas divulgué la nature exacte de son mandat, M. Fournier n’était pas en mesure d’apprécier la pertinence des questions posées et de soulever une objection, le cas échéant.

L’AMF fait à son tour appel et perd devant la Cour supérieure du Québec le 16 juin 2010. Le juge de la Cour supérieure considère lui aussi l’assignation déficiente et estime que le témoin avait bien la possibilité d’émettre une objection. « De tout ceci, écrit le juge de la Cour supérieure Réjean Paul, il découle qu’on s’est éloigné de principes de base en matière d’assignation de l’intimé et qu’on a erronément statué que l’avocat représentant l’intimé ne pouvait [s’opposer] aux questions. »

Pan ! sur le bec de l’avocat

En clair, une objection était possible si l’enquêteur posait une question dépassant le cadre de son mandat ou allant à l’encontre de droits fondamentaux tels que le secret professionnel client-avocat. Autre exemple, si le mandat de l’enquêteur portait sur l’entreprise X, ses questions ne pouvaient concerner une autre entreprise. Jusqu’à maintenant, par le pouvoir de surveillance qu’il détenait, un juge de la Cour supérieure décidait de la validité des objections. Ce sont ces différents éléments que la Cour d’appel vient remettre en cause dans son jugement en date du 22 juin 2012 et qui donne raison à l’AMF.

Le tribunal résume l’enjeu en deux questions, auxquelles il répond par la négative :

  • L’avocat de la personne interrogée peut-il formuler des objections aux questions posées par l’enquêteur de l’AMF ?
  • Le refus de l’intimé de répondre aux questions de l’enquêteur, alors qu’il y était légalement contraint, peut-il être excusé par les objections de son avocat ?

Le juge de la Cour d’appel, Jacques Dufresne, écrit dans son jugement que « la personne assignée à répondre aux questions de l’enquêteur désigné par l’AMF peut être assistée d’un avocat. L’avocat qui assiste cette personne ne peut toutefois formuler d’objections. Comment le pourrait-il alors que [la loi] prescrit que la personne interrogée ne peut refuser de répondre ? L’avocat peut choisir, s’il y va de l’intérêt de son client, de lui recommander de refuser de répondre à certaines questions de l’enquêteur, mais il place alors son client devant la possibilité de faire face à un constat d’infraction pour refus de répondre aux questions de l’enquêteur. Peut-il toutefois demander de soumettre, comme l’avocat de [M. Fournier] le suggérait au moment de l’interrogatoire, ses objections aux questions de l’enquêteur à un juge de la Cour supérieure ? Je ne crois pas, d’autant que l’interrogatoire n’était lié à aucune procédure pendante devant les tribunaux. […] En somme, il n’existe pas de contrôle judiciaire pour uniquement trancher des objections à des questions posées par un enquêteur mandaté par l’AMF […] Si la personne interrogée ne parvient pas à convaincre l’enquêteur de ne pas insister pour une réponse ou de se satisfaire de celle déjà donnée, elle doit répondre. »

Toujours selon la Cour d’appel, arguer qu’on a suivi les conseils de son avocat n’est pas suffisant. Encore faut-il démontrer que ce dernier avait raison de conseiller de ne pas répondre. « Pour réussir à repousser l’accusation, écrit le juge Dufresne, il ne suffisait pas pour l’intimé de se contenter d’invoquer qu’il a suivi les conseils de son avocat, mais plutôt d’établir que son refus était justifié par une cause ou excuse valable, autrement dit fondée sur la diligence raisonnable et non sur une erreur de droit, fut-elle confirmée par un avocat. […] Si son avocat l’a mal conseillé et si les questions étaient validement posées, l’intimé ne peut prétendre avoir fait preuve de diligence raisonnable. […] Bref, il devait établir qu’il avait un motif valable en droit pour refuser de répondre aux questions posées. »

Un « régime d’exception » ?

Cependant, les avocats de Gilbert Fournier, du cabinet Davies Ward Phillips & Vineberg, s’insurgent de la décision de la Cour d’appel et veulent aller plus loin. En septembre dernier, ils ont déposé une requête pour permission d’en appeler devant la Cour suprême du Canada. « Personne ne conteste l’importance de la mission de l’AMF, écrivent-ils dans leur mémoire déposé à la Cour suprême, ni son pouvoir de mener des enquêtes administratives pour protéger le public contre les pratiques commerciales malhonnêtes susceptibles de frauder les investisseurs. Cependant, l’importance de la mission de l’AMF ne saurait justifier la création d’un régime d’exception lui permettant de forcer un justiciable à répondre à toutes les questions sans égard aux limites que la loi et les chartes imposent à ses pouvoirs. […] En statuant que la défense de diligence n’était possible que si l’objection formulée était juridiquement fondée, ajoutent les avocats, la Cour d’appel exige d’un justiciable de connaître le droit applicable mieux que son propre avocat afin de décider, à la place de ce dernier, si les questions étaient légales ou non. Un tel critère n’est tout simplement pas réaliste. »

Ils soumettent, dans ce même mémoire, quatre questions à la Cour suprême :

  • Un justiciable assigné à témoigner dans le cadre d’une enquête instituée en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières a-t-il le droit de soulever une objection aux irrégularités des questions posées par un enquêteur de l’AMF ?
  • La légalité des questions posées par un enquêteur de l’AMF lors d’un interrogatoire est-elle révisable par un juge de la Cour supérieure du Québec ?
  • Un justiciable qui accepte de témoigner et de répondre à certaines questions d’un enquêteur, mais qui, sur les conseils de son avocat, [en écarte] d’autres et demande à ce qu’un juge tranche ces objections a-t-il « refusé de témoigner » au sens de la loi ?
  • La défense de diligence raisonnable à une infraction prévue à l’article 195 de la Loi sur les valeurs mobilières s’applique-t-elle à un justiciable se fiant de bonne foi aux conseils de son avocat et, le cas échéant, requiert-elle la démonstration que les conseils de cet avocat étaient juridiquement fondés ?

Reprenant les mots « colorés » du juge de la Cour supérieure, les avocats de Gilbert Fournier estiment par ailleurs que si la Cour d’appel avait raison, « le rôle d’un avocat [serait] quasiment réduit à celui de figurant ne pouvant dire mot, pour ne pas dire à celui d’un pantin de boudoir ».

Le statut délicat de témoin

« C’est au moment de l’assignation à comparaître qu’aurait dû être contesté le pouvoir de l’enquêteur », soutient l’AMF dans sa réponse au mémoire des avocats de Fournier déposé devant la Cour suprême. De plus, elle reproche aux appelants de n’effectuer « aucune distinction entre le rôle qu’un avocat peut jouer lorsqu’il représente un témoin dans le cadre d’un processus de recherche des faits effectué à huis clos et celui qui lui est dévolu lorsqu’il représente une partie au litige devant un tribunal ou une commission d’enquête publique ».

Elle souligne par ailleurs que plus le témoin risque de subir un effet négatif de son témoignage, meilleure pourra être sa protection procédurale : « La jurisprudence de la Cour suprême illustre clairement que la portée des garanties procédurales […] est tributaire de l’importance des conséquences que peut avoir la situation sur la vie de l’intéressé. »

Or, dans le cas présent, invoque l’AMF, Gilbert Fournier :

  • n’était pas la cible de l’enquête;
  • était interrogé sous contrainte, et rien de ce qu’il aurait dit n’aurait pu être retenu contre lui;
  • répondait à un interrogatoire tenu à huis clos, où l’information obtenue n’aurait pas été accessible au public.

Dans leur réplique aux positions de l’AMF, les avocats de Gilbert Fournier écrivent, entre autres : « Le seul recours proposé par l’AMF, qui ne peut être intenté que préalablement à l’interrogatoire, est illusoire. Le justiciable désireux de faire valoir ses droits pourra difficilement demander à la Cour de déterminer la légalité de questions inconnues […]. De plus, comment l’AMF peut-elle prétendre que [Gilbert Fournier] ne subirait aucun préjudice de l’interrogatoire alors qu’elle a admis au procès [devant la Cour du Québec] avoir communiqué à l’Agence de revenu du Canada des informations le concernant obtenues dans le cadre de son enquête. […] De surcroît, les réponses fournies dans le cadre d’un interrogatoire peuvent être utilisées directement contre le justiciable dans le cadre de certaines procédures pénales. »

Le Barreau du Québec est intervenu dans le dossier devant la Cour d’appel. Se fondant sur le droit à l’assistance d’un avocat et à l’interdiction pour un enquêteur de déborder du cadre de son mandat, il appuie la cause de Gilbert Fournier en ces termes : « La seule façon d’assurer la protection efficace du justiciable contre les questions illégales d’un enquêteur est de permettre à l’avocat qui assiste la personne interrogée de [s’opposer] à ces dernières. À défaut d’entente sur la recevabilité des objections, les parties [devraient pouvoir] s’adresser à un juge de la Cour supérieure pour faire trancher ces objections. »

Un dossier à portée nationale ?

Pour obtenir le droit d’être entendu devant la Cour suprême, une partie doit démontrer que sa cause comporte un intérêt national. Or, selon les avocats de M. Fournier, cette affaire aura une incidence sur tous les organismes comparables à l’AMF partout au Canada :

« Ce régime d’exception créé par la Cour d’appel du Québec se répercutera dans l’ensemble du système judiciaire canadien, plaident les procureurs de Gilbert Fournier dans leur mémoire devant la Cour suprême. Le Parlement et les diverses législatures provinciales ont adopté de nombreuses dispositions similaires […]. De nombreux corps d’enquêtes et organismes canadiens sont de plus dotés de pouvoirs de contrainte similaires à ceux de l’AMF. Au Québec uniquement, 104 corps d’enquête et organismes sont dotés de tels pouvoirs. »

« La Cour d’appel ayant suivi la jurisprudence de la Cour suprême, rétorque l’AMF dans son mémoire, les questions invoquées par le demandeur ne soulèvent aucune importance particulière justifiant d’accorder l’autorisation d’en appeler. »

Les procureurs de Gilbert Fournier prétendent évidemment le contraire, mais le 20 décembre 2012, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’en appeler du jugement de la Cour d’appel, lui donnant ainsi plein effet.

Comment réagir si vous êtes convoqué ?

Que suggérer à un conseiller qui ferait face au même problème que M. Fournier ? Difficile d’y voir clair…

Première chose, le conseiller et son avocat doivent commencer à préparer l’interrogatoire dès réception de l’assignation à comparaître. « Si l’un de mes clients vient me voir avec une telle assignation, souligne Me Louis-Martin O’Neill, avocat de Gilbert Fournier devant la Cour suprême, je tenterai d’obtenir un aperçu plus précis de ce que l’enquêteur voudra savoir. Si les thèmes de ses questions semblent déborder du cadre de son enquête, je le questionnerai sur ses motivations. Et si la réponse ne me convient pas, je m’adresserai à la Cour supérieure. Il n’existe toutefois pas de jurisprudence sur ce que doit contenir une ordonnance de comparution. »

Là où les choses se compliquent, c’est lorsque, pendant l’interrogatoire, l’enquêteur insiste pour poser des questions qui dépassent le cadre de son mandat. Cela lui est interdit, mais le droit de maintenir une objection aussi. Comment résoudre la contradiction ?

« Il existe une jurisprudence à la fois de la Cour d’appel et de la Cour suprême indiquant que l’illégalité d’une question ne constitue pas un moyen de défense valable lors d’une poursuite pénale, souligne Me O’Neill. Malgré l’ouverture à ce moyen que présente la Cour d’appel, je ne conseillerai pas à un client de refuser simplement de répondre à la question de l’enquêteur, même si elle est illégale. Comment faire valoir ses droits ? La réponse reste à trouver. »

C’est dans ce dilemme que nous place le jugement de la Cour d’appel.

André Giroux