Favoriser l’épargne dans les communautés autochtones

Par Carole Le Hirez | 21 juin 2022 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
9 minutes de lecture

Depuis un an, Luce Bacon dirige la succursale de BMO à Pessamit, une communauté autochtone située dans la région de la Côte-Nord, à environ 50 kilomètres de Baie-Comeau. Plus de 90 % des quelque 2500 résidants de la réserve parlent l’innu.

La succursale, qui emploie trois personnes, sert les clients dans leur langue maternelle. « On est fiers de pouvoir communiquer dans notre langue », affirme la directrice, qui est née sur le territoire.

Un de ses mandats consiste à aider les clients à développer de saines habitudes financières et à épargner davantage, un réflexe qui ne va pas de soi dans une culture où le bien collectif passe avant l’enrichissement personnel.

« On fait preuve de créativité pour imaginer des solutions afin d’encourager les clients à épargner », quitte à appliquer la stratégie des petits pas. « On incite les clients à mettre chaque mois une petite somme de côté. On les félicite quand ils y arrivent et on les encourage à augmenter cette somme progressivement », illustre la directrice, qui envisage son rôle dans la communauté bien au-delà du service bancaire.

« J’essaie de faire une différence dans la vie des gens au meilleur de mes connaissances. Je veux rendre les services financiers plus accessibles et compréhensibles, tout en faisant preuve d’humanité et d’intégrité. »

Auparavant, Luce Bacon travaillait comme conseillère en ressources humaines pour le conseil des Innus de Pessamit. Cette diplômée du baccalauréat en administration de l’Université du Québec à Chicoutimi (UAQC) voit dans sa nouvelle carrière l’occasion de rendre à sa communauté ce qu’elle a reçu.

« Notre équipe a une approche unique, souligne-t-elle. Nous accompagnons les gens avec humour et humanité. Notre récompense, à la fin de la journée, c’est une dose de bonheur et de joie de la part des clients. »

UNE CONFIANCE FRAGILE

La confiance des communautés autochtones envers les institutions financières est fragile. Dans ce contexte, un des rôles essentiels de Luce Bacon et de son équipe consiste à tisser des liens entre ces deux solitudes.

Ce partage s’inscrit dans la volonté de BMO, qui s’implique depuis 1992 auprès des communautés autochtones du pays. L’institution gère 6,6 milliards de dollars (G$) d’actifs pour les Premières Nations du Canada et entretient un réseau d’une douzaine de succursales implantées dans autant de réserves. Le Québec en compte trois, dont celle de Pessamit.

« Nous aidons les clients autochtones à travers le processus de la gestion de leurs actifs, afin qu’ils aient accès aux mêmes produits et services que les allochtones (soit les nons autochtones) », déclare Mark Shadeed, vice-président, Services bancaires aux autochtones du Québec et de l’Atlantique, un des six responsables régionaux nommés chez BMO pour développer et harmoniser les services financiers avec les Premières Nations.

Mark Shadeed se fâche lorsqu’on évoque certains clichés sur les autochtones et l’argent. « Ceux qu’on montre du doigt sont des cas isolés, soutient-il. Les autochtones font face à de grands défis, notamment au niveau de leur capacité à se loger. Pourtant, le pourcentage de défaut de paiement sur les prêts hypothécaires est moins élevé, toute proportion gardée, dans les réserves que chez les autres clients », affirme-t-il.

Au-delà des préjugés, les membres des communautés autochtones rencontrent plus de difficultés à épargner, et « plusieurs raisons expliquent cette réalité », affirme Ian Picard, directeur adjoint au développement et à la gestion de l’actif chez RBA Groupe Financier, une organisation sans but lucratif qui offre des avantages sociaux aux organisations des Premières Nations.

« La relation avec l’argent sous l’aspect capitaliste est moins présente chez nous. Cela ne fait pas partie de notre ADN. Le fonctionnement des communautés autochtones est davantage axé sur l’économie circulaire et le partage des ressources », dit le membre de la Nation huronne-wendat basé à Wendake.

En effet, l’enrichissement personnel ne fait pas partie des valeurs fondamentales d’une culture où l’on vit généralement dans le moment présent. « L’épargne n’y est donc pas une chose naturelle », résume celui qui a été élu membre du conseil au sein de sa communauté dès l’âge de 21 ans et qui détient un EMBA conjoint des Universités McGill et HEC Montréal.

LE FREIN DE LA FISCALITÉ

À l’obstacle culturel s’ajoute le frein de la fiscalité. Les facteurs de rattachement découlant de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, qui permettent de déterminer si un salaire est exempt d’impôt ou non, influencent la capacité d’épargne des autochtones, assure Ian Picard « Lorsque les revenus des autochtones se qualifient pour l’exemption fiscale en vertu de cet article de Loi, le régime enregistré d’épargne retraite (REER) devient inaccessible. Leur capacité d’épargne s’en trouve diminuée. Il leur reste le compte libre d’impôt (CELI), les régimes de pension agréés (RPA), lorsque disponibles chez leur employeur, et les placements non enregistrés pour épargner en vue de la retraite. »

Comme les employeurs autochtones ne sont pas obligés de cotiser au Régime des rentes du Québec (RRQ) et au Régime de pensions du Canada (RPC), plusieurs membres des communautés ne peuvent pas compter sur ces revenus. « Ceux qui n’ont pas accès à un régime de pension agréé adapté sont ainsi privés d’environ 25 % à 33 % du revenu de retraite », déplore Ian Picard.

Cette situation affecte leur niveau de vie. Résultat : le revenu annuel médian dans les communautés autochtones au Canada s’élevait à 24 539 $ comparativement à 37 549 $ dans l’ensemble de la population, selon le recensement de 2016. L’indice de bien être affichait aussi près de 20 points de retard chez les membres des communautés par rapport à la population allochtone.

PALLIER L’ABSENCE DE RÉGIMES DE RETRAITE

Pour combler les manques, des initiatives issues du milieu ont vu le jour, tel que RBA Groupe Financier. Créé en 1979, cet organisme sans but lucratif sert près de 8000 membres avec ses régimes de retraite et 4000 membres en assurance collective. Son actif sous gestion totalise 1,2 G$ pour près de 300 employeurs issus du milieu tel que des gouvernements des Premières Nations, organisations et entreprises privées employant des autochtones et allochtones.

L’organisme, dont le régime à prestation déterminée est le plus important pour la clientèle autochtone du Québec avec 1,05 G$ d’actifs sous gestion, a vu le jour à la suite d’un transfert de responsabilité du gouvernement fédéral vers les communautés dans les années 1970. En 1979, le Conseil Attikamek-Montagnais a mis en place cette structure permettant d’administrer l’ensemble des régimes de retraite sous forme de régime multi-employeurs. L’objectif était de pallier l’absence de régime de retraite dans ces communautés en offrant un mécanisme d’épargne compétitif pour les employeurs et leurs employés.

La clientèle desservie par l’organisation s’étend sur un vaste territoire de la province de Québec, de Kawawachikamach dans la région de la Côte-Nord au cœur de la péninsule du Labrador, en passant par les Maritimes, à l’exception des Nations cries et inuits, qui possèdent leur propre régime.

RECHERCHER L’ACCEPTABILITÉ SOCIALE

Dans les communautés autochtones, l’approche en matière de conseil suit la tendance de l’industrie. Les webinaires et les formations en ligne, qui se sont développés durant la pandémie, y sont populaires pour rejoindre un plus vaste public. Ils ne remplacent toutefois pas les rencontres en personne, qui restent le moyen de communication privilégié dans les communautés.

« On doit s‘adapter, comprendre notre clientèle et aller chercher l’acceptabilité sociale. Nos conseillers ne sont pas des vendeurs. Ils ont une mission sociale. Le lien de confiance avec les membres est très important, sinon on met à risque l’attachement des communautés à l’épargne et à l’organisation qui leur appartient », estime Ian Picard.

De quoi est fait le quotidien d’un conseiller en milieu autochtone ?

« Travailler pour une organisation comme la nôtre est une occasion unique. En raison de l’étendue du territoire couvert, nous avons l’occasion de voyager dans des régions éloignées que peu de gens ont la chance de découvrir durant leur vie. Évidemment, il faut être aventurier dans l’âme puisqu’il nous arrive de prendre de petits avions et de subir les aléas de Dame nature tel que de forts vents ou du brouillard rendant impossible notre retour pendant plusieurs jours. »

« C’est un emploi riche en expériences notamment en raison de la richesse culturelle des différentes communautés et Nations. C’est aussi l’occasion d’échanger avec les gens des communautés et des aînés et d’en apprendre davantage sur leur mode de vie, leur histoire et même de partager un repas traditionnel issu des pratiques coutumières de la communauté. On communique généralement en français ou en anglais, mais nous avons aussi la chance d’entendre nos clients communiquer dans leur langue maternelle. Bref, c’est le boulot idéal pour un conseiller qui veut se dépasser, sortir des sentiers battus et qui est curieux d’en apprendre davantage sur les différentes cultures de notre clientèle », raconte avec enthousiasme celui qui a accompli ce travail de terrain durant plusieurs années.

L’ÉDUCATION FINANCIÈRE, LA CLÉ

Parmi toutes les initiatives déployées, l’éducation financière reste la solution privilégiée pour aider les communautés à épargner davantage, s’accordent à dire les intervenants interrogés.

« Il faut commencer plus tôt à sensibiliser les gens des communautés, estime Ian Picard. Auparavant, nous offrions des séminaires de retraite aux participants étant à dix ans ou moins de la retraite. Aujourd’hui, avec les moyens technologiques, nous travaillons sur des outils de communication pour augmenter la sensibilisation de nos membres de différents âges à l’épargne-retraite afin de les faire bénéficier de l’effet exponentiel de l’épargne », dit-il.

BMO fait activement la promotion de la littéracie financière auprès de sa clientèle autochtone et de ses employés. L’institution vient ainsi de produire une série de formations en ligne sur des thèmes choisis, comme le crédit et la planification financière. L’an dernier, elle a produit un module sur l’histoire et la culture autochtones : il a été suivi par 97 % des employés, rapporte Mark Shadeed.

La Banque, qui emploie du personnel issu des Premières Nations au sein de ses succursales, notamment dans les réserves, veut augmenter la proportion d’employés autochtones dans toute l’organisation pour atteindre un ratio de 5 %, afin d’égaler leur représentation dans la population canadienne.

Mais le principal défi pour accompagner adéquatement les Premières Nations dans la gestion de leurs finances reste la rareté de l’expertise, notamment en matière de planification financière, estime Ian Picard. « L’expertise peut être présente dans les institutions financières, mais celles-ci utilisent des processus standardisés qui ne sont pas adaptés aux réalités des communautés. Or, pour bien servir les membres, les conseillers doivent avoir une vision globale, notamment sur la fiscalité et les programmes sociaux admissibles. »

Il constate par ailleurs que le manque d’outils technologiques et de logiciels d’analyse adaptés aux spécificités des situations des autochtones rend difficile la réalisation d’une planification financière propre à répondre parfaitement à leurs besoins.

« Dans ce contexte, il faut aider les gens de nos communautés à faire évoluer leur perception par rapport à l’épargne retraite. Il en résultera une meilleure qualité de vie pour nos aînés et une augmentation du mieux-être de nos communautés », affirme Ian Picard.

Malgré des défis, l’avenir est plein d’espoir du côté de Pessamit. « On a une résilience incroyable et une grande richesse, conclut Luce Bacon. Même si demain nous semble incertain, nos valeurs nous ont toujours guidés. C’est le temps pour nous de les faire briller et d’aller de l’avant. »