Grandeur et misère d’une obligation fiduciaire

Par Pierre-Luc Trudel | 14 septembre 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Dans le document de consultation 33-404 publié en avril 2016, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) proposaient la mise en place d’une norme réglementaire d’agir au mieux des intérêts du client, finalement rejetée par tous les régulateurs, à l’exception de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick. Certains, comme FAIR Canada, réclamaient plutôt une obligation fiduciaire en bonne et due forme. Est-ce vraiment si différent?

« À première vue, selon Michel Mailloux, planificateur financier et spécialiste en déontologie financière, la distinction entre une norme réglementaire et une obligation fiduciaire semble mince. Les deux sont des notions assez floues. »

Issue de la common law, une obligation fiduciaire est une norme élaborée par les tribunaux dans un système de précédents. « Il s’agit d’une norme très souple et adaptée aux circonstances particulières de chaque cas soumis devant les tribunaux », explique Raymonde Crête, professeure associée et directrice du Groupe de recherche en droit des services financiers à la Faculté de droit de l’Université Laval.

Si les deux concepts peuvent s’apparenter, une obligation fiduciaire est toutefois beaucoup plus restrictive, soutient Robert Pouliot, administrateur de FAIR Canada et expert en évaluation du risque fiduciaire. « Dans son sens le plus strict, l’obligation fiduciaire empêche la personne qui y est soumise d’avoir le moindre conflit d’intérêt. Ce n’est pas le cas de la norme réglementaire, une formule allégée d’un devoir fiduciaire qui n’oblige pas les représentants à éviter tous les conflits d’intérêt. »

FINI LES PRODUITS EXCLUSIFS ET LES COMMISSIONS?

Certains modèles d’affaires répandus dans l’industrie financière, tels que la vente de produits exclusifs et les commissions intégrées, seraient probablement incompatibles avec la mise en place d’une obligation fiduciaire pour les représentants, selon les trois experts.

« S’il était soumis à une obligation fiduciaire, un conseiller qui vend des produits exclusifs devrait signaler à son client qu’un produit plus adapté pour lui est offert par une autre firme, le cas échéant. Évidemment, les institutions financières n’aiment pas beaucoup l’idée », dit Michel Mailloux.

Dans le même ordre d’idées, éliminer toute apparence de conflit d’intérêts potentielle dans un mode de rémunération basé sur les commissions intégrées semble difficile à atteindre.

La possibilité qu’une véritable obligation fiduciaire soit mise en place au pays soulève donc beaucoup d’inquiétudes dans l’industrie, confirme Raymonde Crête. « Les grands groupes financiers craignent qu’une norme de conduite trop stricte leur pose des contraintes dans la production et la distribution de leurs produits financiers. »

Dans le document de consultation, les ACVM insistaient d’ailleurs sur le fait que la norme proposée ne visait pas à « interdire aux sociétés d’offrir des produits exclusifs », ni à « facturer leurs clients pour leurs services ».

RÈGLES PRÉCISES OU PRINCIPES GÉNÉRAUX?

« Une obligation fiduciaire est souple par définition, elle est traitée au cas par cas par les tribunaux », explique Raymonde Crête.

Une telle souplesse suscite de l’inquiétude dans l’industrie, qui préfère pouvoir se baser sur les critères plus clairs d’une norme réglementaire afin de savoir exactement comment se comporter, poursuit-elle. « Pour les institutions financières, il y a une forme d’insécurité juridique dans l’utilisation de concepts généraux comme la loyauté, l’intégrité, la diligence ou la bonne foi. Ces concepts ne peuvent pas vraiment être définis à l’avance de manière précise. »

Mais c’est justement cette approche basée sur des principes généraux plutôt que sur des règles précises qui rend l’obligation fiduciaire si intéressante pour les clients, selon Robert Pouliot. « Des règles trop définies protègent moins les épargnants, alors qu’il est difficile de contourner de grands principes généraux ».

En outre, elles ne couvrent pas tous les cas possibles et limitent les possibilités de recours devant les tribunaux pour les épargnants, ajoute M. Pouliot. « Avec un devoir fiduciaire, les régulateurs auraient peur de perdre le contrôle sur la supervision de l’industrie financière et de voir tout le monde se tourner vers les tribunaux. »

D’un principe général d’agir au meilleur intérêt du client peut cependant découler une série de règles plus spécifiques, précise Mme Crête.

LE QUÉBEC, UN CAS PARTICULIER

Comme l’obligation fiduciaire est un concept juridique issue de la common law, elle ne revêt pas exactement le même sens au Québec que dans le reste du pays. Cela dit, des normes de conduite similaires sont incluses dans le Code civil de la province, souligne Raymonde Crête. « Il est prévu dans les lois que des individus puissent être considérés comme des mandataires, et donc être tenus d’agir avec loyauté et au mieux des intérêts de leur client. »

Robert Pouliot va plus loin en affirmant que « le Québec est la seule province qui enchâsse le devoir fiduciaire de veiller au meilleur intérêt du client dans la loi ».

Mais si une obligation fiduciaire légale existe déjà au Québec, pourquoi n’est-elle pas appliquée dans les faits? « Le problème, c’est que l’Autorité des marchés financiers considère que les conseillers sont des vendeurs de produits, et qu’à ce titre, ils ne peuvent pas être considérés comme des fiduciaires », explique M. Pouliot.

Selon lui, cette position de l’AMF est fortement contradictoire avec le Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière, qui stipule notamment que « le représentant doit subordonner son intérêt personnel à celui de son client » et qu’il doit « agir avec intégrité et de manière consciencieuse ».

Robert Pouliot s’inquiète d’ailleurs qu’une possible intégration de la Chambre par l’AMF sonne le glas du code de déontologie de l’organisme d’autoréglementation, et donc, du principe d’agir au meilleur intérêt du client.

APPELONS DES VENDEURS DES VENDEURS

À l’heure actuelle, seuls les gestionnaires de portefeuille sont soumis à une obligation fiduciaire. L’AMF les considère à ce titre comme des fiduciaires, contrairement aux conseillers.

« Les gestionnaires de portefeuille sont régis par un devoir fiduciaire dans tout le Canada, pourquoi ce serait différent pour les conseillers, qui sont davantage en contact direct avec la clientèle? », demande Robert Pouliot.

Pour lui, la solution est simple : soumettre l’ensemble des professionnels de l’industrie à une obligation fiduciaire de façon à mieux protéger les investisseurs.

« Ceux qui ne seraient pas en mesure de la respecter devraient être désignés comme des vendeurs, et non comme des conseillers, tranche-t-il. Ou bien l’industrie devra modifier certains modèles d’affaires, notamment en lien avec la vente de produits exclusifs et la rémunération. Bien entendu, il faudrait laisser un délai aux institutions financières et aux cabinets pour qu’ils puissent s’adapter. »

Une norme n’empêche pas l’autre

Qu’une norme réglementaire soit en place ou non, rien n’empêche les tribunaux de considérer qu’il existe une obligation fiduciaire dans certaines circonstances.

« En général, notamment dans les services financiers, ce sont les tribunaux qui déterminent au cas par cas si la norme fiduciaire s’applique à un courtier ou un conseiller en particulier », souligne Raymonde Crête.

Mais il y a la théorie, et il y a la pratique. Dans la réalité, les tribunaux ne peuvent pas intervenir dans toutes les situations, précise-t-elle. Un client peut par exemple poursuivre son conseiller en responsabilité civile s’il juge que ses placements ne correspondent pas à son profil d’investisseur et que cela a entraîné d’importantes pertes financières. Par contre, tout ce qui concerne les politiques organisationnelles et les pratiques d’affaires des institutions financières peut difficilement se retrouver en cour.

« Les tribunaux ne sont pas là pour remettre en question les grandes politiques de rémunération des banques », soutient Mme Crête. Dans ces circonstances, une norme réglementaire peut donc se révéler pertinente.

Pierre-Luc Trudel