La commission de la discorde

2 août 2017 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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• Ce texte est paru dans l’édition de septembre 2007 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.


Lorsqu’elle discute de réglementation, l’industrie canadienne des valeurs mobilières vise le même idéal: l’harmonisation.

Mais quand vient le temps de discuter des moyens, leur complicité se bute à une question fondamentale : le Canada a-t-il besoin d’une commission unique de valeurs mobilières?

« Le Canada est actuellement le seul pays du G7 sans un organisme unique de réglementation du commerce des valeurs mobilières, et les investisseurs canadiens méritent mieux. L’établissement d’un organisme unique serait une bonne politique, et cela serait favorable à une reconnaissance mutuelle des règlements sur les valeurs mobilières avec d’autres pays, dont les États-Unis. »

Gracieuseté du directeur général du Fonds monétaire international (FMI), Rodrigo de Rato, cette leçon de gouvernance, un aparté durant son discours présenté devant l’Economic Club de Toronto en juin dernier, a ramené les projecteurs sur cet épineux débat.

Heureusement, d’autres organisations internationales ont une vision plus positive de notre système financier. La Banque mondiale, par exemple, a classé 175 économies en fonction de la facilité d’y faire des affaires[1]. Et comme cela arrive souvent lors des Jeux Olympiques, le Canada a terminé au pied du podium, derrière Singapour, la Nouvelle-Zélande et les États- Unis. Cette étude scrutait 10 facteurs, dont la protection des investisseurs, où, justement, le Canada a fait bonne figure (cinquième rang).

Et si le Canada était un Far West financier, les investisseurs n’auraient d’autre choix que d’investir tout leur pécule en Nouvelle-Zélande. Selon une étude sur l’efficacité de la réglementation en matière de valeurs mobilières publiée par l’OCDE en 2006, ce pays de quatre millions d’habitants est le seul parmi les 30 pays membres à s’être mieux classé que le Canada.

Mais dans le monde réel, sur le parquet de la Bourse comme sur le plancher des vaches, le Canada a-t-il vraiment besoin d’une commission nationale ?

Essentiellement, Bay Street, les banquiers, l’Ontario et Ottawa pensent que oui.

À l’opposé, favorisant l’harmonisation plutôt que l’uniformisation, le reste du Canada refuse de donner encore plus de pouvoir à la première place financière au pays.

Mandaté par le gouvernement de l’Ontario dans le but de recommander un cadre réglementaire des valeurs mobilières, le groupe Crawford a produit l’Ébauche d’une commission canadienne des valeurs mobilières[2], laquelle conclut que « la création d’un organisme unique de réglementation des valeurs mobilières réduira davantage le volume de réglementation des valeurs mobilières au Canada, favorisera l’élaboration de politiques cohérentes, uniformes et adaptées, écourtera les délais d’accès au marché pour les émetteurs, abaissera le coût du capital et permettra un régime d’application plus robuste à l’échelle du pays. »

« La création d’un régulateur unique serait une bonne chose pour le Canada, parce que ce serait plus simple pour les entreprises, moins coûteux et parce qu’on pense que 13 régulateurs différents, c’est un peu lourd, renchérit Jacques Hébert, directeur de la section Québec de l’Association des banquiers canadiens. Bien sûr, on applaudit les efforts qui sont faits par les provinces pour la mise en place du passeport, mais on pense que ce n’est pas la situation idéale. Ultimement, il faudrait arriver à un organisme de réglementation unique. »

Une troisième voie

Le choix ne se fait pourtant pas entre une commission nationale et le statu quo, pense Yves Morency, vice-président aux relations gouvernementales du Mouvement des caisses Desjardins. Fidèle à son célèbre slogan « Ceci n’est pas une banque », la coopérative adopte une position contraire à celles des grandes banques. « Les commissions provinciales font la démonstration qu’on peut faire évoluer le système de façon importante, explique-t-il. Il existe déjà des pratiques harmonisées sur le plan national : on pense au système électronique de données SEDAR, au Régime d’inscription canadien (RIC) et à la BDNI. Or, à notre avis, cela vaut la peine de maintenir la juridiction des provinces et des entités plus près des marchés et des besoins locaux. »

Est-ce que le régime d’épargneactions ou des fonds de capital de risque comme celui de la FTQ, de la CSN ou même Capital régional et coopératif Desjardins auraient pu voir le jour dans un régime de commission unique ? La question demeurera à jamais sans réponse, mais à l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, on pense aussi qu’il est important que les autorités soient proches des marchés. « Ne faisons pas une guerre de structure, mais une guerre de moyens, illustre Michel Nadeau, directeur général de l’Institut. On a un système qui fonctionne bien, il faut modifier la loi et lui donner plus de dents contre les contrevenants », dit-il en faisant référence aux récents scandales.

Non seulement le système fonctionne bien, mais les coûts sont connus, renchérit M. Morency, en louangeant les avancées récentes liées au passeport de valeurs mobilières. « Avec le régime de passeport, un courtier inscrit dans sa province pourra négocier à la grandeur du Canada. La question d’efficacité sera améliorée, c’est pourquoi l’idée d’une commission nationale n’est pas appropriée en ce moment », poursuit M. Morency.

Cap sur l’harmonisation

Lorsqu’on lui pose la question, Jean- Charles Robillard, porte-parole de la Bourse de Montréal, reste prudent. Il répond que la Bourse est habituée de travailler avec plusieurs juridictions : l’AMF est l’autorité principale pour les produits dérivés, mais la Bourse relève aussi de la U.S. Securities and Exchange Commission (SEC) pour ses activités du Boston Options Exchange (BOX), de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) pour les contrats à terme, du Financial Services Authority (FSA) en Grande-Bretagne et de l’AMF en France. « Notre approche a toujours été de nous ajuster au contexte réglementaire dans lequel on évolue, et pour le moment, on fonctionne bien avec le modèle actuel. Bref, on suit cela de près, mais on n’embarque pas dans le débat politique », poursuit le porte-parole en saluant lui aussi les négociations liées au passeport.

Le régime de passeport trouve aussi des adeptes du côté du Conseil des fonds d’investissement du Québec (CFIQ). « Tout le monde veut de la simplification, mais à court terme, quel moyen peut donner plus de résultats réels et concrets ? C’est le modèle passeport », croit son président Pierre Hamel, qui place aussi ce débat dans l’arène politique. « Bien que cela ne l’exclut pas, une commission de valeurs mobilières unique n’est pas nécessaire, ajoute-t-il, car ce projet semble créer des indispositions sur le plan politique. Pour des raisons pratiques, nous supportons entièrement le modèle passeport car s’il s’appliquait pleinement, il arriverait aux mêmes fins, soit de simplifier énormément les règles de l’industrie. »

À l’ACCOVAM, on vise d’abord une harmonisation et surtout une interprétation commune des règles, affirme sa porte-parole, Claudine Bienvenue. « Lorsqu’on parle d’une commission nationale, on parle d’une structure. Or pour nous, la question de la structure n’est pas la plus importante. Ce qui nous préoccupe, c’est d’avoir l‘uniformisation ou l’harmonisation des règles et surtout de ne pas avoir de règles inadéquates par rapport aux autres. »

Or, il y a actuellement des particularités dans chacune des provinces qui sont difficiles à gérer pour les membres de l’ACCOVAM. La porte-parole donne l’exemple de règles en conformité qui devraient être similaires d’une province à l’autre, ou encore du processus d’inscription pour lequel il existe certaines disparités dans les conditions d’inscription. Le régime de passeport et le règlement 31-103 sont des pas dans la bonne direction, selon elle. « Les provinces et les ACVM ont fait des efforts pour s’assurer que, de plus en plus, les règles en place soient harmonisées et qu’il n’y ait pas trop de disparité. »

Deux autres solitudes

La plupart des intervenants interviewés dans ce texte ont spontanément salué le progrès concret que constitue le régime de passeport. Même un ardent partisan de la commission unique comme le ministre Flaherty a mis un peu d’eau dans son vin et semble à tout le moins prêt à étudier la question. En effet, le gouvernement du Canada a confié à un groupe d’experts indépendants le mandat de donner son avis sur diverses questions concernant la rationalisation et l’harmonisation de la réglementation des valeurs mobilières. D’ici la fin de mars 2008, ces experts devront se prononcer entre autres sur « la manière d’instaurer cette approche de réglementation grâce à un système de passeport ou de la faire progresser au moyen d’une loi commune sur les valeurs mobilières et d’un organisme commun de réglementation des valeurs mobilières ».

Toronto reste toutefois sur ses positions. Dans une note commentant le système de passeport, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario affirme participer aux discussions des ACVM, mais refusera d’y adhérer à moins que la mesure ne soit que transitoire. « Le gouvernement de l’Ontario n’est pas prêt à participer au régime de passeport sans une feuille de route, accompagnée d’un échéancier raisonnable, en vue d’arriver à une commission unique de valeurs mobilières. »

Avec l’Ontario d’un côté et le reste du pays campé sur ses positions, l’émergence d’une commission unique de valeurs mobilières reste hypothétique dans ce dossier qui refait surface à chaque décennie depuis que le premier ministre canadien était un certain Lyon Mackenzie King…

« Les investisseurs canadiens méritent mieux. »

Rapportée dans les principaux médias nationaux, la citation choc du patron du FMI a dû plaire au ministre des Finances du Canada, Jim Flaherty, qui avait un appui de plus dans son sac avant d’aller discuter du sujet avec les ministres des Finances provinciaux quelques jours plus tard. M. Flaherty pourrait même être l’instigateur de cette déclaration. « C’est fort possible, car il siège sur le Conseil des gouverneurs du FMI, explique Luc Savard. Il est donc en contact avec M. de Rato et pourrait lui avoir transmis son projet de commission unique en lui demandant de s’exprimer publiquement à ce sujet. ».

Le professeur adjoint au Département d’économique de l’Université de Sherbrooke n’était d’ailleurs pas surpris de voir le FMI commenter un tel sujet. « Ils le font régulièrement quand ils publient le World Economic Outlook, dans lequel ils ne se gênent pas trop pour faire des recommandations sur de la gestion interne. L’Italie, par exemple, en a reçu plusieurs cette année au sujet de la gestion de ses dépenses publiques. »

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les gens au FMI connaissent assez bien la situation canadienne parce que plusieurs hauts fonctionnaires du FMI et de la Banque mondiale sont Canadiens. Ils n’ont toutefois pas les mêmes contraintes, nuance Luc Savard. « Leur préoccupation est essentiellement l’efficacité économique et la stabilité des marchés, ils sont plus ou moins préoccupés par les enjeux politiques associés avec le fait d’avoir une ou plusieurs commissions de valeurs mobilières. »

[1] On peut consulter cette étude au www.doingbusiness.org. [2] On peut lire cet intéressant document au www.panelcrawford.ca/ebauche_dune_co


• Ce texte est paru dans l’édition de septembre 2007 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.