La déontologie est-elle en chute libre ?

Par Steven Lamb | 21 juin 2010 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Quand un nuage de cendres volcaniques cloue au sol l’avion qui doit faire venir d’Europe un conférencier de renom invité à votre congrès, il vaut mieux avoir un remplaçant. Et c’est encore mieux si vous avez un remplaçant en la personne de Jeremy Grantham, stratège en chef et fondateur de GMO LLC, et auteur d’un bulletin fort prisé.

« Il me semble que l’industrie des services financiers s’est égarée, qu’elle est devenue un ring de boxe où il n’y a plus d’arbitre, a-t-il déclaré aux membres du 63e congrès annuel du CFA Institute à Boston. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne répond pas aux règles habituelles du capitalisme auxquelles on prêtait une certaine efficacité. »

Lorsque M. Grantham est arrivé aux États-Unis, dans le milieu des années 1960, le secteur des services financiers ne représentait que 3 % du PIB et il étayait les industries considérées les « vrais » moteurs de l’économie. Malgré les problèmes politiques et économiques qui l’ont marquée, cette décennie s’est révélée la plus prospère des États-Unis, avec une croissance de 4,5 %.

« Depuis lors, [le secteur financier] a connu une expansion continue et compte désormais pour 7,5 %, note-t-il. Autrement dit, nous avons 4 % de plus du PIB dans l’industrie des services financiers dont le seul but est de soutenir les 93 % restants [de l’économie]. »

Mais dans la foulée de cette croissance, l’industrie a vu son éthique s’étioler, entachant tous les aspects de ce secteur, y compris sa propre activité : la gestion des placements. « Si nous augmentons nos frais, d’un demi pourcent à un pour cent de l’actif total, nous puisons en fait dans le bilan de tout le monde. Au lieu d’épargner 7 %, ils n’épargnent que 6,5 % à cause de ce demi pourcent de plus que nous percevons. Ainsi, nous transvasons ce demi pourcent dans le PIB de l’année courante. »

Cette injection à court terme dans le PIB se fait au détriment de sa croissance à long terme, explique-t-il, car le client dispose alors de moins d’argent à investir et l’impact de la composition se fait sentir à la longue sur cette hausse de frais d’un demi pour cent par an. Ceci explique en partie le ralentissement spectaculaire de la croissance du PIB depuis le taux de 4,5 % enregistré dans les années 1960.

Dans cette même décennie, l’industrie américaine des fonds communs de placement a perdu du terrain, mais sa croissance a explosé dans les années 1970 et l’actif géré a décuplé.

Selon les rudiments de la science économique, les gains considérables d’une économie d’échelle et l’intensification de la concurrence devraient se traduire par une réduction des frais. Pourtant, la moyenne des frais par dollar confié à un gestionnaire a augmenté.

« Selon les rouages du capitalisme, il devrait en être autrement. Si vous êtes en présence d’économies d’échelle extraordinaires et de nombreux joueurs, les frais sont soumis aux forces en présence et sous-enchéris entre les concurrents jusqu’à en arriver à un rendement du capital normal, explique-t-il. Mais cela n’as pas été le cas, ni cette fois-là, ni jamais. Curieusement, notre industrie n’a jamais été soumise à un véritable mécanisme de fixation du prix. »

Néanmoins, à part la question des frais, M. Grantham constate que l’industrie de la gestion de placements témoigne d’une assez bonne éthique, surtout en comparaison à d’autres secteurs du système financier.

Sa critique la plus sévère concerne les pupitres de négociation de banques d’investissements. « La chose devrait être illégale; c’est clairement contraire à l’éthique; c’est clairement un conflit d’intérêt », affirme-t-il.

« Jadis prépondérantes, les normes déontologiques ont pratiquement disparu. Aujourd’hui, la norme d’éthique se résume à faire de son mieux pour éviter la prison. »

« Il y a 25 ans seulement, ajoute-t-il, les grandes banques d’investissement étaient, à mon avis, des modèles en matière d’éthique. À l’époque, elles n’auraient jamais imaginé prendre une décision en matière de gestion de placements, puisque ce faisant, elles se posaient en concurrentes de leurs propres clients. Elles n’auraient pu envisager de se charger de négocier les titres de leurs propres comptes, car elles l’auraient fait au détriment de leurs clients. Elles disposent de tout cet argent que nous leur confions en tant que clients et l’emploient à leur avantage. On considère cette manœuvre tout à fait normale, on trouve que la négociation est rentable et intéressante si elles s’en chargent. »

Le plus désolant est que cette absence d’éthique soit non seulement un secret de Polichinelle, mais que les banques s’en vantent. Mais il y a pire : lorsque ces pratiques mènent les banques au bord de la faillite, on oblige les contribuables à les sauver.

« Nous avons toléré cette détérioration de la déontologie. Il y a 30 ans, quiconque aurait proposé une de ces opérations aux dirigeants d’une grande banque d’investissement aurait été fusillé sur le champ. »

M. Grantham a mis l’industrie au défi de redresser le cap, signalant que personne n’a encore retiré ses comptes de sa banque d’investissement actuelle pour les transférer vers la firme la moins contraire à l’éthique. « Nous avons assisté sans sourciller à cette glissade vers l’impasse dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Il me semble qu’il est facile d’en sortir : il suffirait que quelques firmes donnent l’exemple en annonçant leur intention de confier leurs affaires à la société la plus soucieuse de son éthique, et qui renonce à son pupitre de négociation interne. »

Jusqu’à présent, aucune société ne s’est portée volontaire. « C’est déplorable; GMO n’a pas pris cette décision et j’en ai honte pour nous », conclut-il.

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Steven Lamb