La finance comportementale au secours de vos clients

Par Caroline Ethier | 1 octobre 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Nous savons tous qu’il faut rembourser nos dettes, équilibrer notre portefeuille, cotiser aux REER et planifier notre retraite. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Nos émotions affectent nos décisions financières et celles-ci sont souvent mauvaises. C’est ce que nous apprend la finance comportementale.

« La finance traditionnelle se demande comment investir ou épargner pour la retraite de manière optimale. Mais [la réalité est plus complexe]. Si on regarde la façon dont les gens se comportent, on se rend compte qu’ils font des erreurs et que les émotions y jouent un rôle », déclare Sabine Kröger, professeure titulaire d’économie comportementale à l’Université Laval, en entrevue avec Conseiller.

Mme Kröger insiste sur l’importance des émotions face à l’incertitude. « On a besoin des émotions pour prendre des décisions. Leur rôle peut être positif, mais aussi négatif, et nous empêcher de prendre de bonnes décisions. »

Nos émotions peuvent donc nous amener à moins bien anticiper le futur, à croire que le marché boursier va augmenter, à avoir trop confiance en ses capacités ou à être démesurément optimiste face à sa consommation. Bref, des erreurs qui peuvent toutes être évitées.

« La finance comportementale regarde quelles erreurs les gens font, pourquoi ils les font et une fois qu’elle a compris, elle propose des solutions pour les éviter, avance la professeure. Le planificateur financier peut utiliser cette connaissance pour aider ses clients à éviter ces écueils ».

AVERSION ET TOLÉRANCE AU RISQUE

Des chercheurs ont démontré que gagner un certain montant d’argent, par exemple 10 $, rend heureux, mais que perdre ce même montant rend beaucoup plus malheureux. On parle alors d’aversion à la perte, et celle-ci peut jouer un rôle important dans la prise de décisions financières.

Concept parallèle à la tolérance au risque, l’aversion à la perte explique certains phénomènes observés parmi les investisseurs qui ont acheté des actions et qui regardent si celles-ci ont pris de la valeur depuis ou en ont perdu.

« Quand on regarde les données empiriques, on se rend compte que les personnes dont les actions ont perdu de la valeur les vendent beaucoup plus tard que des actions qui ont gagné en valeur », explique Mme Kröger.

C’est ce qu’on appelle l’effet de disposition. « Quand les actions perdent de leur valeur, on ne veut pas concrétiser cette perte en les vendant, alors on les garde plus longtemps, souligne la professeure. On va attendre pour les vendre et on va perdre davantage au final. »

En revanche, les investisseurs vendent trop rapidement les actions « gagnantes » qui ont augmenté en valeur. « Celles-ci sont gardées en moyenne 104 jours, contre 124 pour les actions perdantes », dit Sabine Kröger.

L’aversion à la perte est donc une émotion qui peut amener à des comportements non optimaux, mais le conseiller peut aider à l’enrayer. « Si vous voyez que vos clients souffrent d’aversion à la perte, vous pourriez changer le point de référence [ici, le prix de l’action lors de l’achat initial], propose la professeure. Vous pourriez plutôt regarder quelles sont les anticipations quant au prix qu’auront ces actions dans le futur et vous demander si on les vend aujourd’hui ou si on les garde. »

CHOISIR L’ÂGE DE LA RETRAITE

« L’aversion à la perte et la tolérance au risque font en sorte que les décisions varient d’une personne à l’autre », indique Sabine Kröger.

Pour illustrer cette idée, elle cite l’exemple d’un client qui se verrait offrir deux options quant à l’âge de sa retraite. L’option 1 : prendre sa retraite à 60 ans alors qu’il a 80 % de chance d’être en bonne santé. L’option 2 : prendre sa retraite à 70 ans, mais il a 60 % de chance d’être en bonne santé. Ces deux options comportent des risques.

Devant ce choix, deux personnes ayant les mêmes caractéristiques peuvent choisir des options différentes en fonction de leur tolérance au risque. Ainsi, une personne plus frileuse pourrait préférer l’option 1, qui comporte moins de risques d’être malade une fois à la retraite. Tandis que l’autre pourrait choisir la deuxième option, soit de partir à la retraite plus tard en prenant le risque d’avoir plus de chances de ne pas être en santé.

D’autres variables, notamment le revenu, jouent un rôle dans cette décision.

« On a établi que plus on repousse la retraite, moins bon sera notre état de santé au moment de la retraite. Mais le revenu sera plus élevé si on prend sa retraite plus tard. On a donc deux variables qui sont corrélées, explique Mme Kröger. Il faut alors trouver un point optimal pour prendre sa retraite. Ce point optimal peut être calculé par un planificateur financier, car monsieur et madame Tout-le-Monde ne verront peut-être pas la corrélation entre ces deux variables. »

En somme, une personne qui se concentrerait uniquement sur le revenu qu’elle va perdre en prenant sa retraite plus tôt quittera peut-être la vie active trop tard. « Elle va ignorer l’aspect santé et prendra une décision sous-optimale », dit la professeure.

IMPATIENCE ET PROCRASTINATION

L’impatience est une émotion qui affecte la prise de décision financière. Si un client est impatient, il risque de trop consommer aujourd’hui et de ne pas mettre suffisamment d’argent de côté pour l’avenir.

De son côté, la procrastination affecte également le processus décisionnel, par exemple en constituant un frein à l’épargne. Certains vont se dire « demain, je commencerai à épargner pour la retraite » sans jamais y donner suite.

« L’impatience et la procrastination sont des facteurs très importants à considérer pour les planificateurs financiers, rappelle Mme Kröger. Ceux-ci vont aider les investisseurs à prendre des décisions étalées à travers le temps ».

Une façon d’aider les clients impatients à s’engager dans l’épargne est de leur proposer un décompte mental, soit d’épargner 5 $ par jour, 35 $ par semaine ou 150 $ par mois.

« Ce qui est surprenant, c’est que les gens sont moins prêts à s’engager si on leur parle d’épargner 150 $ par mois, alors qu’ils sont ouverts quand on mentionne 5 $ par jour, même si les trois modes d’épargne arrivent au même résultat. Les gens sont plus enclins à épargner de petites sommes sur de plus courts laps de temps », explique la professeure.

L’EXCÈS DE CONFIANCE

« On souffre tous de confiance exagérée, ce n’est pas quelque chose de surprenant, lance-t-elle. L’excès de confiance nous motive, mais elle comporte un aspect négatif. Elle amène l’illusion de contrôle. » Ainsi, certaines personnes peuvent être trop optimistes quant à leur capacité à réduire leurs dettes ou à performer sur le marché boursier.

Par exemple, un individu peut recevoir une information sur un titre boursier qu’elle croit exclusive et décider ensuite d’acheter trop d’actions. L’illusion de contrôle fait en sorte que l’investisseur va s’attribuer un succès financier, il aura une vision déformée de ses aptitudes en matière de placement. « En revanche, quand ça va mal sur les marchés, il peut blâmer la Bourse ou dire “c’est mon planificateur financier qui m’a mal conseillé” », illustre Mme Kröger.

En lien avec l’excès d’optimisme se trouve la surconsommation, souvent générée par la pression des pairs. « On a tendance à surconsommer parce qu’on voit autour de nous des gens qui ont deux voitures, un bateau, une grande maison, dit la professeure. Il ne faut pas tomber dans le piège, on peut vivre avec une seule voiture ».

ERREUR DE JUGEMENT

Pour ajuster leurs attentes quant à la hausse du marché boursier ou l’état de leurs actions, les gens font appel à un mode de raisonnement appelé heuristique, lequel se base sur les informations disponibles en mémoire.

« On se rend compte que les gens n’utilisent pas les lois de la probabilité. Notre cerveau n’est pas conçu pour faire des calculs probabilistes », explique Mme Kröger.

L’heuristique peut toutefois mener à des erreurs de jugement. Parmi celles-ci, l’erreur du parieur. « Quand on joue à la roulette, on a 50 % de chances d’obtenir un chiffre rouge et 50 % de chances d’obtenir un chiffre noir. L’erreur du parieur est de penser que si la couleur rouge sort six fois, il y a plus de 50 % de chances qu’un chiffre noir sorte au septième tirage. Mais c’est faux parce que chaque tirage est indépendant de l’autre ».

À la Bourse, un investisseur pourrait s’accrocher à un titre qui est en baisse depuis plusieurs séances, croyant improbable qu’une nouvelle baisse survienne.

RESTREINDRE LES CHOIX : UN AVANTAGE

Ce qui est considéré comme un désavantage en finance classique devient parfois un avantage en finance comportementale. C’est le cas des hypothèques et de leurs restrictions.

« Certaines hypothèques nécessitent une qualification de la personne qui veut emprunter de l’argent. D’un point de vue comportemental, c’est un grand avantage d’avoir à se qualifier pour une hypothèque, ça protège ceux qui n’en ont pas les moyens [d’un risque financier] », illustre Mme Kröger. Si un emprunteur a un problème de contrôle de soi, le fait de se plier à ce type de paiement peut constituer une forme d’épargne forcée.

SE COMPRENDRE SOI-MÊME AVANT LE CLIENT

La finance comportementale peut être utile pour un planificateur financier, notamment en lui permettant de mieux communiquer avec ses clients, mieux comprendre leurs biais cognitifs et les aider à s’engager davantage dans leur planification financière, affirme Sabine Kröger.

« Il faut se comprendre soi-même, comprendre ses propres biais comme l’impatience, la procrastination, dit-elle. Se mettre dans la peau des clients et réaliser qu’ils n’ont pas reçu la même formation que soi et qu’ils peuvent faire des erreurs », résume la professeure.

Caroline Ethier