La finance, moteur des inégalités?

Par Mathias Marchal | 20 avril 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Sira Anamwong / 123RF

Dans plusieurs pays occidentaux, les inégalités s’accroissent et le monde de la finance en est en partie responsable, affirme le prix Nobel d’économie Angus Deaton dans son dernier ouvrage intitulé La Grande évasion.

« Les services financiers ont joué un rôle important dans l’innovation financière dans l’ensemble de l’économie, et la répartition des capitaux est l’une des tâches les plus précieuses dans une économie de marché », selon lui.

« Pourtant, on soupçonne que certaines activités financières très rentables n’apportent pas grand-chose à la population dans son ensemble et menacent même la stabilité du système financier », écrit-il, ajoutant que « le recrutement massif des meilleurs cerveaux pour l’ingénierie financière est une perte pour le reste de l’économie qui risque de limiter l’innovation et la croissance ailleurs ».

Angus Deaton - 2016 © Anne Case

Angus DeatonPhoto : Anne Case

LES HAUTS DIRIGEANTS DANS LA MIRE

Il vise notamment les cadres supérieurs des banques et fonds spéculatifs, groupe bien rémunéré s’il en est. Très diplômés, ils ont mis leur cerveau à contribution pour créer de nouveaux produits. Mais les économistes ne s’entendent pas sur leur réel apport à la société comparativement aux profits qu’ils ont générés pour leurs inventeurs.

« Il est difficile de ne pas partager l’avis de Paul Volcker : la dernière innovation financière vraiment utile fut le distributeur automatique de billets. Si les banquiers et les financiers ont des incitations privées qui exagèrent leurs incitations sociales, nous aurons trop de banques et de finance et rien ne saurait défendre les inégalités qu’elles causent », indique Angus Deaton.

« La recherche du profit peut substituer à la croissance une guerre fratricide où chaque groupe lutte avec toujours plus d’acharnement pour sa part d’un total en déclin. Les groupes d’intérêt peuvent enrichir quelques personnes aux dépens de la masse, où chacun perd si peu qu’il ne vaut pas la peine de s’organiser pour empêcher le pillage; les effets cumulatifs de ces groupes peuvent ronger une économie de l’intérieur et étouffer la croissance », continue-t-il.

Conseiller s’est entretenu avec lui dans le cadre de la sortie en français de son livre. Entrevue avec un professeur d’économie qui n’hésite pas à s’en prendre au locataire de la Maison-Blanche s’il le faut.

Conseiller : Certaines activités financières très rentables n’apportent pas grand chose à la population et menacent la stabilité du système financier, écrivez-vous. À quoi faites-vous référence?

Angus Deaton : Je parle de ce qui est arrivé en 2008 et de la récession qui s’en est suivie. Des banques et plusieurs acteurs du monde de la finance étaient prêts à prendre de plus en plus de risques au nom du profit. Ils y sont parvenu, mais en causant l’effondrement du système, ce qui a forcé le gouvernement à les renflouer sous peine de causer une crise encore plus grande. Que des gens s’enrichissent en jouant avec leur argent ou celui de leurs clients, c’est une chose, qu’ils le fassent avec l’argent public, c’en est une autre.

C : Le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans le monde est passé de 42 % à 14 % entre 1980 et 2008. Mais ce résultat n’est pas aussi bon qu’on pourrait le croire, selon vous…

AD : Ce résultat est en grande partie attribuable à la croissance spectaculaire en Chine et en Inde qui, par leur poids démographique, pèsent lourdement sur les statistiques. Jusqu’à tout récemment, la réduction de la pauvreté était par contre plutôt faible en Afrique.

Ceci dit, on assiste à un rattrapage important dans la plupart des pays de ce continent depuis quelques années. Le nombre de personnes démunies est en baisse, et ce, même si la population augmente. Il faut cependant rester très prudent avec les outils de mesure de la pauvreté, car ils dépendent de l’évaluation des prix locaux de certaines denrées et services. C’est ce qu’on appelle la mesure en PPA (parité de pouvoir d’achat). Or, cet outil de mesure n’est pas mis à jour régulièrement. Quant aux données sociodémographiques qui complètent le portrait, elles sont, dans certains pays, peu fiables. Il faut donc se demander si les seuils de pauvreté ont vraiment un sens.

C : Vous estimez que l’aide internationale peut être néfaste. Pourquoi?

AD : Le développement d’un pays passe par une sorte de contrat entre le gouvernement et son peuple. Si l’aide extérieure est trop importante par rapport au budget de fonctionnement d’un gouvernement (au-delà du seuil de 25 % environ) et qu’elle n’est pas conditionnelle à l’atteinte de certains résultats, cela entraîne une trop grande dépendance et favorise le détournement des fonds.

Tout n’est pas mauvais dans l’aide. Par exemple, les grandes campagnes de vaccination donnent de bons résultats. Mais encore faudrait-il que les pays riches trouvent aussi des remèdes pour les maladies qui ne les concernent pas, comme le paludisme, notamment. Il est certain que le bien-être d’un pays passe par une amélioration des résultats en matière de santé des populations. Mais les pays riches doivent aussi favoriser une plus grande ouverture des marchés internationaux pour les produits africains, par exemple, et aussi limiter leurs ventes d’armes. Voilà une façon d’aider vraiment éthique.

C : L’épargne a sensiblement diminué chez les Américains. Pourquoi?

AD : La portion de leur revenu que les Américains mettent de côté a décliné, surtout ces trente dernières années, [passant de 8 % dans les années 1980 à 1 % actuellement]. Nous ne savons pas exactement pourquoi ce fut le cas, et il y a plusieurs explications possibles : il est plus facile d’emprunter qu’autrefois, il n’est plus aussi nécessaire d’épargner pour être autoriser à s’acheter une maison, une voiture ou un lave-vaisselle; la Sécurité sociale a peut-être réduit le besoin d’épargner pour sa retraite; et l’Américain moyen a bénéficié des hausses de la bourse et de l’immobilier, du moins jusqu’à la Grande Récession.

C : Vous constatez un accroissement des inégalités aux États-Unis. En êtes-vous inquiet?

AD : Les inégalités ne sont pas mauvaises en soi si elles motivent ceux qui sont en retrait à tenter de s’élever. Mais actuellement, la croissance et le progrès ne bénéficient plus qu’à une infime partie de la population. Entre 1980 et 2011 aux États-Unis, le revenu avant impôt du 1 % le plus riche a été multiplié par 2,35 alors qu’il est resté quasiment stable pour 90 % de la population. Cela fera d’ailleurs l’objet de mon prochain livre : essayer de comprendre le désespoir des quarantenaires blancs, surreprésentés dans les cas de suicide, d’alcoolisme et de dépendance aux opioïdes, et qui ont largement voté pour Donald Trump. Voyez où ça peut mener, les inégalités!

C : Votre livre a été écrit avant l’élection américaine. L’arrivée de Donald Trump à la présidence changera-t-elle la donne, à votre avis?

AD : D’immenses progrès ont été faits depuis 250 ans. Certains croient que tout cela pourrait disparaître, mais pas moi. Même s’il faudra trouver un moyen de conjuguer croissance et réponse aux défis environnementaux, je reste optimiste… à long terme. Pour les quatre prochaines années par contre, ça va être une période difficile!

La grande évasion, Angus Deaton, Presses universitaires de France, 2016, 384 pages.

Mathias Marchal