Les conseillers, des cordonniers au soulier percé?

Par Claude Couillard | 25 juillet 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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• Ce texte est paru dans l’édition de juillet-aoùt 2007 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.


Les conseillers consacrent une bonne partie de leur carrière à planifier la retraite de leurs clients. Pourtant, la plupart des conseillers autonomes ne possèdent pas de plan de relève pour leur propre entreprise.

40 %. C’est la proportion des 30 000 membres de la Chambre de la sécurité financière qui songeraient à prendre leur retraite d’ici 10 ans, révèle un sondage réalisé en mars dernier. Nombre d’entre eux sont des conseillers indépendants, qui oeuvrent autant dans le domaine de l’assurance que du placement. Le fiscaliste Michel Lessard en voit passer de plus en plus dans son cabinet de l’Outaouais. « C’est souvent un courtier dans la cinquantaine avancée ou au début de la soixantaine, observe-t-il. Plusieurs décident de passer le flambeau à la prochaine génération. »

Dans un monde idéal, les futurs retraités devraient planifier leur départ au minimum deux ans à l’avance, recommandent les experts. Mais, faute de temps, rares sont ceux qui le font. « Les gens attendent d’être malades », constate Jean-Pierre Breton, consultant en gestion qui a piloté une centaine de transactions en 15 ans. Il se souvient notamment d’un client, atteint d’un cancer, qui croyait disposer d’assez de temps pour clore ses dossiers. « Finalement, c’est un fondé de pouvoir qui a signé la transaction quelques mois plus tard, parce qu’il était décédé », relate-t-il. De tels revirements, susceptibles de poser des problèmes aux héritiers, sont plus courants qu’on le pense, selon le consultant de la région de Montréal. « Souvent, les gens adorent leur métier, dit-il. Ils reportent constamment l’organisation de leurs affaires pour la retraite. »

La vente d’une clientèle est un processus complexe qui implique de nombreuses étapes juridiques, fiscales, stratégiques et autres. En premier lieu, le conseiller autonome doit se demander s’il compte vendre sa pratique ou la transmettre à une jeune recrue, à un associé. Si ce dernier scénario est privilégié, le retraité de demain a tout intérêt à avoir un candidat en tête. « La relève est presque inexistante », note Pierre Marois (voir encadré Une clientèle plus concentrée). Quand il a le bonheur d’avoir un poulain, le conseiller en fin de carrière doit avoir le temps et les ressources pour le former. Son candidat doit aussi posséder l’éventail des aptitudes attendues d’un entrepreneur. Jean- Pierre Breton offre notamment à ses clients de faire passer des tests psychométriques à leur futur successeur. Les résultats s’avèrent parfois surprenants. « Il y a quelques années, on s’est rendu compte que le fils d’un de mes bons clients était excellent dans la gestion du cabinet, mais qu’il ne détenait pas les qualités d’un entrepreneur », raconte-til. Dans un tel contexte de rareté de la relève, il n’est pas étonnant qu’un nombre grandissant de conseillers indépendants choisissent de vendre leur portefeuille. Les acquéreurs ne manquent pas. De multiples cabinets et institutions financières cherchent actuellement à croître par acquisitions.

Contrats, baux et gains

Pour réaliser la meilleure des transactions, le conseiller autonome a intérêt à rendre son actif le plus attrayant possible. « Il devrait détenir une bonne base de données, recommande d’abord Michel Lessard. Cela aide à augmenter la valeur. » De nombreux candidats à la retraite négligent cette étape essentielle, qui fournit aux acquéreurs des informations très utiles sur leurs futurs clients. « Quand on achète un bloc d’affaires, si on détient seulement les chiffres sur les commissions de renouvellement et peu d’information sur le dossier, il est moins attirant », souligne le fiscaliste, assureur vie agréé et planificateur financier. Des entreprises commercialisent des logiciels de gestion de la clientèle adaptés aux secteurs de l’assurance et du placement. Ils permettront de créer cette fameuse base de données.

Lorsqu’il travaille avec un client, Jean-Pierre Breton s’aperçoit souvent qu’un employé n’a jamais signé de contrat de travail. Ce document renferme pourtant de précieuses clauses de non-concurrence et de non-sollicitation. Son absence peut même constituer une menace. « L’acquéreur se retrouve avec un employé clé qui pourrait démissionner demain matin et lui faire concurrence », prévient le consultant en gestion. De tels incidents sont monnaie courante et peuvent miner la valeur marchande du portefeuille. « L’employé ne doit rien au nouveau propriétaire, rappelle-t-il. Il peut facilement partir avec 30 % ou 40 % de la clientèle. »

D’autres aspects contractuels peuvent compliquer la transaction. Par exemple, certains conseillers signent un bail à long terme. « Ils tombent malades et décident de vendre, explique M. Breton. Mais l’acheteur ne veut pas nécessairement récupérer les locaux, puisqu’il en a déjà. » Idem pour les contrats de publicité conclus avec des hebdomadaires. Ils n’intéresseront pas le successeur. « On a du ménage à faire avant de pouvoir faire une transaction qui est à l’avantage des deux parties », résume le consultant en gestion.

Les considérations fiscales revêtent également une importance cruciale. « Si vous voulez bénéficier de la déduction pour gains en capital de 750 000 $, le bloc d’affaires devrait idéalement être détenu par une société », souligne Michel Lessard. Cependant, une société déjà constituée est souvent « contaminée », comme on dit en jargon fiscal. Autrement dit, elle peut avoir intégré au fil des ans des actifs qui ne sont pas considérés comme des éléments liés à la mission première de l’entreprise (terrains, placements, propriétés, etc.). La société doit alors être libérée de ces contaminants. « On peut attendre jusqu’à deux ans avant qu’elle soit admissible à la déduction pour gains en capital », poursuit le fiscaliste de Gatineau. Les avis d’un tel professionnel peuvent éviter bien des maux de tête et faire économiser gros.

Des sondés représentatifs

Le profil moyen des 1 094 participants au sondage est représentatif de celui de l’ensemble des membres de la Chambre de la sécurité financière, constate l’organisme. C’est une personne âgée de 49 ans, qui compte 17 ans d’expérience. Son départ à la retraite est prévu vers 2023, soit à l’âge de 65 ans. Selon le sondage :

  • 18 % des répondants partiront à la retraite de 2007 à 2012;
  • 22 % songent à le faire de 2013 à 2017.

Méthodologie : La Chambre de la sécurité financière a invité 21 903 de ses membres qui utilisent l’informatique dans le cadre de leur travail à remplir un sondage en ligne. Du 12 au 23 mars dernier, 1 094 d’entre eux ont répondu à la vingtaine de questions à choix multiples.

Retrait graduel ou définitif?

Les experts interviewés dans le cadre de cet article sont d’avis que les conseillers au seuil de la retraite devraient se retirer graduellement, et non d’un seul coup. Le président des Services financiers AOR, Pierre Marois, leur suggère de diminuer leurs activités sur une période de trois ans. Bon an mal an, la division du Groupe Option Retraite acquiert de quatre à cinq blocs d’affaires. Ce transfert progressif permet au conseiller « de demeurer semi-actif, de s’habituer à avoir moins de clients à desservir et de s’adapter à un autre mode de vie », estime-t-il. En outre, cette stratégie donne plus de temps à l’acquéreur pour financer son achat et elle optimise la transmission des connaissances.

Toutefois, entre la théorie et la réalité, il y a une marge. « Les acquéreurs et les vendeurs font rarement bon ménage », constate Jean-Pierre Breton. Résultat : la lune de miel prend souvent fin après quelques mois. La raison est bien simple. « Les gens qui ont été à leur compte toute leur vie tolèrent très mal que quelqu’un vienne leur dire quoi faire », poursuit-il. Et vice versa pour l’acheteur qui vient d’investir 500 000 $ ou un million de dollars.

Cette fâcheuse question peut être évitée en définissant clairement le territoire de chacun. Ainsi, le futur retraité peut garder ses clients du domaine de l’assurance et confier ceux du volet placement à son successeur. « Si l’acquéreur n’aime pas son style de travail, cela ne crée pas trop de dommages parce qu’il peut se concentrer sur sa partie », signale M. Breton. Les compagnies qui procèdent à de fréquentes acquisitions auraient développé une expertise inspirante en la matière. « Elles vont confier les petits clients qui nécessitent beaucoup de travail à des plus jeunes, illustre le consultant. Elles n’exigent pas que le vendeur assiste aux réunions, etc. » De quoi assurer une transition harmonieuse.

Comme c’est le cas pour une maison, un conseiller indépendant peut vendre lui-même son portefeuille, sans l’intermédiaire d’un professionnel. Il lui suffit de passer chez le notaire et de signer le contrat avec l’acquéreur. Toutefois, les risques d’erreurs sont élevés. « Il y a beaucoup d’éléments qui sont méconnus », dit M. Breton. Voilà pourquoi de nombreux candidats retiennent les services d’experts dans le domaine. Par exemple, Michel Lessard travaille avec la notaire et fiscaliste Odile St- Hilaire, à Gatineau. « On couvre tous les angles, explique le fiscaliste. À chaque transaction, nous rédigeons une analyse fiscale et expliquons toutes les étapes. Il n’y a pas de surprise. »

D’autres retraités de demain font appel à des consultants spécialisés, comme Jean-Pierre Breton, qui offrent aussi un service clé en main. Leur regard extérieur et objectif s’avérera fort utile pour déterminer notamment la juste valeur marchande d’un bloc d’affaires. Les vendeurs auraient souvent tendance à la surestimer. De plus, le consultant s’assurera que l’acquéreur fournisse les garanties de son financement dans le but d’éviter les mauvaises surprises. « Plusieurs se disent acheteurs, mais n’ont pas l’argent, déplore Pierre Marois, des Services financiers AOR. Ils veulent acheter à tempérament, réaliser des ventes et te donner un pourcentage. » Toutefois, le conseiller autonome doit prendre le temps de bien choisir son consultant. « Un mauvais coach peut provoquer une transaction désastreuse, ou pas de transaction du tout », prévient M. Marois. D’où la nécessité d’en rencontrer plus d’un, de demander des références et de consulter d’anciens clients.

La vente d’une clientèle, patiemment établie au fil des ans, constitue un événement majeur. Elle ne survient en général qu’une fois dans la vie du conseiller autonome. Raison de plus pour prendre le temps qu’il faut et chercher conseil afin de s’offrir un atterrissage agréable… et réussi!

Une clientèle plus concentrée

Non seulement y a-t-il moins de jeunes pour assurer la relève, mais ceux-ci semblent se désintéresser du métier de conseiller autonome. « Les nouveaux venus dans l’industrie sont davantage rattachés à de grandes institutions », note Jean-Pierre Breton, ancien courtier d’assurance et président du cabinet de gestion Breton et Associés. Les raisons sont multiples. Les institutions financières et les grands cabinets disposent de ressources difficiles à égaler. Ils offrent des programmes d’accueil et de formation bien structurés. Nombre d’entre eux promettent aux jeunes recrues un salaire stable. D’autres proposent un plan de financement avantageux à leurs jeunes conseillers appelés à être rémunérés à la commission.

De plus, ces employeurs leur fournissent une clientèle assurée. C’est le cas, par exemple, de Pierre Marois, président, Services financiers AOR , propriété du Groupe Option Retraite. L’automne dernier, il a embauché 14 jeunes conseillers. « O n leur garantit un bloc d’affaires », dit-il. Il en résulte qu’on assiste à une concentration des clientèles. « O n voit plus souvent qu’avant des gens intéressés à acquérir des blocs d’affaires », constate Michel Lessard, assureur vie agréé, planificateur financier et fiscaliste de Gatineau.


• Ce texte est paru dans l’édition de juillet-aoùt 2007 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Claude Couillard