L’incorporation des conseillers en épargne collective

Par Gérard Bérubé | 11 avril 2011 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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L’ouverture est là, mais le flou législatif empêche les autorités fiscales de reconnaître le conseiller constitué en personne morale. Québec s’est joint à une consultation publique lancée par l’Alberta, avec pour objectif de niveler et d’harmoniser les pratiques entre les provinces. Le tout doit cependant se faire dans le respect de la réalité de chaque juridiction, insiste la Chambre de la sécurité financière (CSF).

Le débat n’est pas récent. Il compose le paysage des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) et des organismes d’autoréglementation depuis 1999. Les autorités réglementaires se préoccupaient alors des nouvelles formes et structures de rémunération apparaissant dans l’industrie, notamment les relations entre le cabinet et ses représentants, qui s’éloignait d’un lien typique employeur-employé. Il fallait également conjuguer avec des structures commerciales non traditionnelles, telles les relations mandant-mandataire, les entrepreneurs indépendants et la constitution en société sans inscription. L’objectif pour ces firmes et ces conseillers consistait à se doter d’une structure plus efficace et plus souple sur le plan fiscal, tout en favorisant le recrutement et la fidélisation du représentant.

Le débat demeure toujours sans solution. L’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels (en anglais Mutual Funds Dealers Association ou MFDA) a pourtant longtemps bénéficié d’une exemption, le temps de produire une modification à sa réglementation, survenue en mars 2010. Mais rien n’y fait. « Un problème d’interprétation persiste », souligne Claudine Bienvenu, directrice régionale de la réglementation à l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières.

Mme Bienvenu rappelle que l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM) a déjà proposé, en 2006, des changements à sa réglementation afin de permettre à ses membres de recourir aux services d’un représentant dont l’activité professionnelle est incorporée. « Les ACVM ont refusé notre proposition, évoquant des doutes quant à la protection des investisseurs. Il faut des changements législatifs, des modifications à la Loi sur les valeurs mobilières. C’est notre position depuis 2006 », insiste Mme Bienvenu.

La règle 2.4.1 de la MFDA a été modifiée afin de permettre le transfert des rétributions à une société non enregistrée. Déjà, les critiques sont venues de l’industrie, des groupes voyant dans cette règle reformulée l’apparition d’un traitement inégal entre les représentants de fonds communs de placement et les autres représentants en valeurs mobilières. Or, « malgré ces changements, il semble que le risque fiscal soit toujours là », ajoute Mme Bienvenu, ce que confirme le ministère des Finances de l’Alberta dans son document de consultation. « La nouvelle règle 2.4.1 ne permet pas aux représentants membres de la MFDA de mener des activités de courtage de valeurs mobilières par l’intermédiaire d’une organisation constituée en personne morale », peut-on y lire.

À la CSF, on encourage également la mise en œuvre de règles uniformes dans l’industrie, au profit des quelque 23 000 membres en épargne collective − dont près de la moitié œuvrent au sein des grandes institutions financières − dans le respect de la protection des investisseurs. La position s’inscrit toutefois au sein d’une réflexion plus large touchant la réglementation de l’industrie québécoise, qui souligne une certaine méfiance ou un malaise de fond à l’endroit de la MFDA. Du moins, dans un mémoire présenté à l’AMF en réponse à la consultation relative à l’hamonisation de la réglementation du secteur de l’épargne collective, la CSF émet des réserves quant à une proposition d’impartition à la MFDA. Pour mettre en œuvre cette harmonisation dans un système de passeport, « on propose dans le document d’impartir à la MFDA […] le pouvoir de réglementer l’industrie de l’épargne collective au Québec et de protéger le consommateur québécois […] Cette approche est inappropriée, inopportune et vouée à l’échec ».

Revenant au thème de l’incorporation, le document de consultation du ministère des Finances de l’Alberta indique clairement que la troisième option envisagée, qui s’inspire de la nouvelle règle 2.4.1 de la MFDA, permettrait de créer des conditions équitables pour les représentants des membres de la MFDA et ceux de l’OCRCVM. « En revanche, elle ne s’attaque pas au risque fiscal potentiel lié au transfert des commissions versées pour des services de courtage et de conseil à une société non inscrite. » Et l’on souligne que « la question de savoir si un particulier qui fournit des services à une entreprise le fait à titre d’employé ou d’entrepreneur indépendant est une cause fréquente de litige d’ordre fiscal au Canada. Les lois provinciales et fédérale de l’impôt sur le revenu comportent des dispositions en matière d’évitement fiscal visant à empêcher les particuliers considérés avec raison comme des employés de bénéficier d’avantages fiscaux en se constituant en société pour offrir des services financiers à un client qui serait en réalité leur employeur ». On n’en sort pas.

L’hésitation demeure entière, l’inquiétude portant essentiellement sur la responsabilité professionnelle et sur la protection des épargnants-investisseurs. Selon les ACVM :

  • une relation entre un courtier et son représentant pouvant être qualifiée d’employeur-employé est acceptable si les obligations du courtier à l’égard des actes de son représentant sont régies par un ensemble complet de responsabilités imposées par la loi;
  • une relation mandant-mandataire entre un courtier et un représentant est aussi acceptable lorsque le courtier se porte garant des activités de ses représentants ayant un lien avec la prestation de services financiers et qu’il leur fournit un encadrement approprié;
  • une entente en vertu de laquelle des représentants mèneraient, en tant qu’entrepreneurs indépendants, des activités de services financiers pour le compte d’un courtier ne serait pas acceptable;
  • la constitution d’un représentant en personne morale, en vue de mener des activités de courtage ou de conseil nécessitant l’inscription, ne serait pas acceptable.

Ces réticences étant, le législateur veut s’inspirer du fait que les conseillers en assurance de personnes peuvent offrir leurs services par l’intermédiaire d’une entreprise et ce, sans les mettre à l’abri d’une réclamation pour faute professionnelle. Il retient également que les organismes de réglementation en valeurs mobilières n’émettent pas d’objection à ce qu’il soit permis aux représentants et aux conseillers de se constituer en personne morale, dans la mesure où leurs obligations en matière de réglementation et de responsabilisation sont remplies. Il est donc retenu, dans le document de consultation :

  • que la constitution en personne morale ne doit avoir aucune incidence sur le partage des responsabilités entre le représentant ou l’entreprise et le client;
  • que les représentants continuent d’être encadrés par leurs courtiers et leurs conseillers inscrits comme il se doit;
  • que le rôle de supervision des autorités de réglementation, y compris en ce qui concerne l’accès aux renseignements pertinents en tout temps, ne devra pas être pas compromis;
  • que les coûts assumés par les participants au marché et les consommateurs ainsi que les avantages qu’ils en retirent justifient l’adoption de la proposition.

Trois options à l’étude

1. Proposition législative de la Commission des valeurs mobilières de l’Alberta Cette proposition prévoit l’établissement d’un cadre législatif régissant la constitution en personne morale des représentants de courtiers et de conseillers inscrits. On y recommande en outre de mettre sur pied un régime de permis s’inspirant de celui instauré en Alberta pour les professions juridiques, comptables, médicales et dentaires. Ainsi, le représentant doté de la personnalité morale n’aurait pas à s’inscrire, mais il devrait obtenir un permis annuel l’autorisant à fournir des services de courtage et de conseil auprès du directeur exécutif.

Toujours selon le document de consultation, cette proposition est accompagnée de restrictions concernant la structure de l’actionnariat semblables à celles qui s’appliquent aux professions juridiques, comptables, médicales et dentaires, ce qui inclut le recours aux fiducies familiales et à l’émission d’actions sans droit de vote aux membres de la famille. La proposition s’accompagne de dispositions visant à s’assurer que le recours à la personnalité morale en vue de fournir des services de courtage ou de conseil ne change en rien la relation juridique entre la personne inscrite et le client.

2. Proposition législative d’Advocis Une association de conseillers et de planificateurs financiers, Advocis, a soumis une proposition s’inspirant de critères empruntés au secteur de l’assurance. « Il n’y aurait de restrictions ni pour les administrateurs, ni pour les actionnaires, et leur participation ne serait pas limitée. Les personnes inscrites et non inscrites pourraient d’ailleurs être administrateurs ou actionnaires d’une société fournissant des services de courtage et de conseil […] En établissant des exigences en matière de divulgation qui permettent d’évaluer l’admissibilité au statut d’actionnaire ainsi que des exigences législatives visant à s’assurer de la compétence, de la qualité et de la responsabilité personnelle d’une personne inscrite ou embauchée par l’entreprise d’un représentant, on éliminerait la nécessité d’imposer des restrictions quant à la structure de l’actionnariat d’une société constituée par un représentant. »

D’après le document de consultation, la proposition d’Advocis permettrait de préserver la responsabilité et les obligations du représentant, qu’il s’agisse d’un particulier ou d’une entreprise.

3. La règle 2.4.1 modifiée de la MFDA Sous réserve de certaines conditions particulières, les commissions d’un représentant peuvent être versées directement à sa société non inscrite. Seules les deux premières options lèveraient l’ambiguïté sur le traitement fiscal des représentants constitués en personne morale. « Il y aurait toutefois lieu de se pencher sur les pertes de recettes fiscales qu’elles entraîneraient pour le gouvernement », peut-on lire en conclusion du document.

Le cabinet Raymond James, qui mène de longue date cette bataille visant à accorder l’incorporation aux professionnels en épargne collective, relève les principaux avantages découlant du recours à cette structure. Il y aurait d’abord le taux d’imposition moindre sur la première tranche de 500 000 $ de revenu annuel, la différence venant du taux d’imposition de la société, inférieur à celui des particuliers. Un autre avantage serait l’accès à l’exemption à vie de 750 000 $ sur le gain en capital applicable aux actions des petites entreprises admissibles. Cette exemption peut être multipliée si l’on utilise une fiducie familiale. Il ne faut pas oublier non plus le fractionnement du revenu avec les autres membres de la famille, et le report d’impôt. On retient également que l’incorporation apporte une protection contre les créanciers ordinaires, quoiqu’elle ne limite en rien la responsabilité professionnelle.

Raymond James ajoute le potentiel de laisser 245 000 $ ou plus dans le bénéfice non réparti, et d’utiliser ce bénéfice à des fins de retraite. S’y greffe la possibilité de mettre sur pied un régime de retraite individuel (RRI), qui fait miroiter une contribution plus grande que le REER. La société par actions peut survivre à la mort de son fondateur, et s’insérer dans une stratégie de planification successorale. Enfin, les avantages comprennent une liste plus grande de dépenses admissibles, autrement défrayées à partir d’un revenu déjà imposé dans une structure employeur-employé.

Cet aspect précis associé au thème des options de constitution en personne morale s’inscrit dans un processus plus large de consultation visant l’harmonisation de la réglementation du secteur de l’épargne collective. La réflexion en cours est pancanadienne. Un échéancier n’a pas été précisé.


Cet article est tiré de l’édition d’avril du magazine Conseiller. Consultez-le en format PDF.

Gérard Bérubé