Loi 188 : Québec s’apprête à nous transformer en vendeurs

Par Guy Duhaime, collaboration spéciale | 9 juin 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Engagé en 1998 dans la mise en place de la Loi sur la distribution des produits et services financiers (LDPSF), communément appelée loi 188, et en tant qu’ancien président de l’Association des intermédiaires en assurances de personnes du Québec (AIAPQ), je me permets aujourd’hui de livrer un nouveau plaidoyer en faveur de notre profession. Une profession de conseils et d’accompagnement pour nos clients.

En juin 2015, le ministre des Finances Carlos Leitão et son sous-ministre Richard Boivin ont lancé une consultation sur la modernisation de la LDPSF. Sans avertissement, en pleine commission des Finances publiques au début du mois de mai 2017, le ministre a annoncé qu’il jugeait souhaitable que la Chambre de la sécurité financière (CSF) soit intégrée à l’Autorité des marchés financiers (AMF), et ce, avant même le dépôt du projet de loi prévu d’ici l’automne.

Les grands groupes financiers voient dans le projet de loi l’occasion de diminuer les règles, de faire des économies d’échelle et de se faciliter la vie. Ce que prépare l’équipe de M. Leitão, en étroite collaboration avec l’AMF, est une attaque contre notre professionnalisme tout en éloignant la protection des consommateurs d’un organisme de proximité comme la Chambre.

Pourquoi désire-t-on la faire disparaître? Veut-on faciliter la vente d’assurance par Internet, ou sans conseiller? Des suggestions qui apparaissent d’ailleurs dans le mémoire de Desjardins sur la révision de la loi 188.

La CSF est un organisme unique au Canada qui fonctionne pratiquement comme un ordre professionnel, qui est la première ligne de surveillance pour nous débarrasser des « Carole Morinville » et autres conseillers malhonnêtes de ce monde et qui soutient notre statut de professionnel.

LE LOBBY DES INSTITUTIONS DE DÉPÔT

Depuis des décennies, les institutions de dépôt font pression sur les gouvernements pour uniformiser les règlements et les organismes d’encadrement en invoquant régulièrement les coûts exorbitants d’une réglementation différente pour chaque province. Comme le ministre Leitão est un ancien banquier, il semble prêter une oreille attentive à ces demandes, au risque de créer un déséquilibre de concurrence en défaveur des plus petits joueurs du marché et des indépendants.

Dans son mémoire, Desjardins a été le premier à réclamer que les responsabilités de la CSF soient transférées à l’AMF pour en faire un guichet unique. La raison? La CSF lui coûte trop cher et complique le cours de ses affaires dans le reste du pays.

On sait aujourd’hui que, pendant des années, des banques ont refusé de donner des informations concernant leurs conseillers fautifs à la CSF, l’empêchant de mener ses enquêtes. Elles prétextaient ne pas être assujetties à la juridiction de l’organisme provincial.

La conséquence de ces tactiques : des conseillers délinquants congédiés par leur employeur allaient poursuivre incognito leurs méfaits ailleurs, auprès d’autres institutions, sans être punis ou même inquiétés, au détriment de la protection du public.

En 2009, la CSF a décidé que cela avait assez duré, et a poursuivi la banque CIBC sur cette question. Cela a pris six ans, mais la Chambre a gagné. Le juge Louis Lacoursière a confirmé la mission de protection du public de la CSF, soulignant qu’elle s’apparente à celle des ordres professionnels.

Même si l’AMF se dit être prête à devenir le « guichet unique », comme l’a mentionné son PDG Louis Morisset en mai, il est certain qu’elle ne se substituera pas à un ordre. Elle n’en a pas l’infrastructure et n’en a probablement pas l’intention non plus. L’AMF met assez souvent en doute l’indépendance des conseillers, soulignant les possibilités de « conflits d’intérêts ». Sommes-nous que de simples vendeurs pour l’AMF? Si elle s’impose comme guichet unique, vivrons-nous un retour en arrière de 30 ans?

Depuis 2011, avec la modification de l’article 115 de la LDPSF, l’AMF possède tous les outils nécessaires pour faire comparaître les conseillers directement devant le Tribunal administratif des marchés financiers (TMF, autrefois appelé Bureau de décision et de révision). Le TMF peut « radier ou révoquer, suspendre ou assortir de restrictions ou de conditions » l’inscription d’un cabinet et/ou d’un représentant si ceux-ci ont contrevenu ou aidé quelqu’un à contrevenir à la loi.

Pour encourager la délation, la loi prévoit aussi qu’une personne qui dénonce un manquement à une loi administrée par l’AMF n’encourt « aucune responsabilité civile de ce fait ». Si vous n’avez pas commis de faute, mais êtes plutôt victime de dénonciation abusive de la part d’un concurrent ou d’un ex-employeur, vous pourriez voir votre permis suspendu sur-le-champ et devoir vous arranger avec votre avocat pendant des mois avant de pouvoir pratiquer de nouveau.

Ce type de tribunal est soumis à l’arbitraire. Voilà à quoi ressemble le TMF.

Si la CSF venait à disparaître, il s’agirait de la perte d’un acquis majeur pour les conseillers. Il ne sera plus possible de se présenter devant le comité de discipline, de faire valoir ses arguments et d’obtenir l’arbitrage équitable de ses pairs qui connaissent quand même mieux le travail sur le terrain que des fonctionnaires n’ayant jamais pratiqué.

Le résultat serait catastrophique pour la profession et pour la relève. Quel jeune diplômé voudra venir exercer dans une industrie policée par des fonctionnaires?

Un autre fait, souvent méconnu, est que l’AMF peut recevoir des lobbyistes inscrits au Registre des lobbyistes, notamment ceux des groupes financiers. L’ancien PDG de l’AMF, Jean St-Gelais, figure dans la liste des 37 personnes inscrites au registre des lobbyistes pour le compte de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP). M. St-Gelais est aujourd’hui président du conseil et chef de la direction de La Capitale.

Pareillement apparaît au registre Yvan-Pierre Grimard, directeur aux relations gouvernementales au Mouvement Desjardins. Yves Morency, ancien vice-président relations gouvernementales de Desjardins et ancien lobbyiste, est aujourd’hui membre du Conseil consultatif de régie administrative de l’AMF. Il s’est d’ailleurs vigoureusement opposé au projet de l’Institut québécois de planification financière (IQPF) de se constituer en ordre professionnel.

En comparaison, la porte de la CSF est complètement fermée, à l’abri des lobbyistes de tout acabit, donc parfaitement indépendante et transparente.

DES ARGUMENTS SANS FONDEMENT

Enfin, les raisons invoquées par Carlos Leitão et Louis Morisset pour aller de l’avant avec le projet de loi sont complètement indéfendables. En premier lieu, le ministre a avoué au député Nicolas Marceau, lors de la commission des Finances publiques, que le projet de régulateur national du fédéral est nuisible pour le Québec et a souligné que le système coopératif des Autorités canadiennes en valeurs mobilières, présidé par M. Morisset, fonctionne très bien. Serions-nous simplement les victimes d’une querelle fédérale-provinciale? Ce ne serait pas la première fois.

L’urgence de passer ce projet de loi omnibus n’a rien à voir non plus avec la visite prochaine du Fonds monétaire international et des risques systémiques que Desjardins pourrait faire courir aux marchés, tel qu’il a été mentionné lors de la commission. C’est plutôt le gouvernement provincial qui veut se montrer incontournable en matière de réglementation du secteur financier et en profiter pour acquiescer aux demandes des grands groupes financiers, tout en noyant la question de la protection du public et du statut de professionnel des conseillers.

D’ailleurs, s’il y a une chose sur laquelle l’AMF et Desjardins semblent s’entendre parfaitement, c’est de s’assurer que ce statut disparaisse pour les conseillers au Québec. Pour la première, il est plus facile de policer des « vendeurs » que des professionnels. Et cela enlève pour l’autre les obstacles pour brasser de grosses affaires comme dans le reste du Canada.

De nombreux professionnels de l’industrie se demandent aujourd’hui pourquoi le ministre Leitão veut revenir 30 ans en arrière avec son projet de loi, qui étouffera toutes ces questions.

De mon côté, je veux que mon statut de professionnel et « d’aidant financier » cesse d’être mis en doute par l’AMF et les autres instances canadiennes. Nous, les conseillers, méritons le respect et il est primordial de conserver une Chambre, peut-être un peu renouvelée. Mais de grâce, monsieur le ministre, cessez de favoriser les grandes institutions financières qui veulent tout contrôler et, surtout, voir disparaître les conseillers indépendants de l’échiquier. Je défends cette profession depuis près de 40 ans et j’espère qu’il existera encore longtemps une pléthore de professionnels pouvant conseiller les clients de façon indépendante.


Guy Duhaime, A.V.C., planificateur financier

Président du Groupe Financier Multi Courtage

Guy Duhaime, collaboration spéciale