Quantifier l’effet moutonnier des investisseurs

Par Pierre Racine | 2 octobre 2009 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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La finance comportementale, qui analyse le comportement moutonnier des investisseurs, met à feu et à sang les théories utilisées par la plupart des analystes et des gestionnaires institutionnels. Bien que largement boudée au Québec, elle n’attise pas moins les passions d’un de ses principaux porte-étendards, William André Nadeau.

Quelle est l’expression la plus employée parmi les chercheurs universitaires en finance et les gestionnaires de haut calibre, au cours des dernières années ? La finance comportementale. Tant d’un point de vue théorique que pratique, elle séduit, agace, intrigue. C’est un peu l’iPhone des milieux financiers : elle fait jaser. Mais, contrairement à l’iPhone, la finance comportementale est loin d’être un succès de marketing…

Au Québec, il n’y a, somme toute, que deux firmes qui offrent des produits financiers inspirés la finance comportementale : Orientation finance inc. et Landry Morin, gestionnaires de portefeuilles. Wellington West a bien lancé, en juillet dernier, trois fonds NxT qui intègrent les concepts de la finance comportementale, mais cela tient encore, pour le moment, de l’épiphénomène. Il y a aussi la Financière Manuvie qui s’est adjoint dernièrement Shlomo Bernartzi, un expert de la théorie de la finance comportementale reconnu mondialement, mais rien de bien concret n’est encore sorti de cette alliance intellectuelle.

Bref, si la finance comportementale est le dernier concept à la mode, elle ressemble plutôt à une peau de chagrin lorsqu’il s’agit de pénétrer le marché des produits financiers offerts au Québec.

Comment expliquer cette apparente déconfiture ? « Eh bien, les conseillers en institution ne vont pas commencer à faire l’éloge des produits issus de la finance comportementale, note Richard Morin, vice-président et chef des opérations chez Landry Morin, gestionnaires de portefeuilles. C’est comme s’ils avouaient s’être trompés depuis 50 ans ! »

Comme le souligne Richard Morin, la finance comportementale est le bulldozer venu bouleverser tout l’édifice théorique sur lequel se sont appuyés les économistes et les gestionnaires depuis un demi-siècle. Les théories classiques sur l’efficacité et l’inefficacité des marchés n’ont jamais, en effet, pris en compte la psychologie de l’investisseur. Cette variable, la finance comportementale l’a mise au grand jour dans les années 1970 grâce aux travaux de Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002.

Malheureusement, souligne William André Nadeau, fondateur et président d’Orientation Finance inc. et l’un des rares porte-étendards de la finance comportementale au Québec, les travaux de l’illustre professeur Kahneman restent largement boudés par les grands gestionnaires de fonds « qui sont à 95 % des gestionnaires qualitatifs, c’est-à-dire dont les décisions sont affectées par leurs perceptions subjectives du marché ».

« En fait, dit ce dernier, les grandes institutions engagent des analystes et des gestionnaires qu’elles paient et qui leur compliquent la vie ! Les analystes observent habituellement une vingtaine de compagnies, toujours les mêmes. Ils regardent les résultats historiques et, selon plusieurs critères assez complexes de même qu’à partir de leurs propres expériences, ils essaient de les reproduire. À la longue, ils deviennent hypnotisés par leur corpus, par les opinions des autres analystes de leur secteur, par les prédictions des économistes, qui sont la plupart du temps en retard sur la réalité, sans parler de leurs propres modèles de référence, de leurs “recettes”. » Tout cela constitue, selon William André Nadeau, un fatras de décisions subjectives qui ne mène qu’à de piètres résultats. « Les recherches universitaires en finance comportementale, note-t-il, ont prouvé qu’en utilisant, entre autres, des critères beaucoup plus restreints et un corpus de compagnies plus réduit, on peut arriver à de meilleurs résultats. En fait, un ordinateur peut facilement le faire ! Et l’entreprise n’est pas obligée de payer des analystes 300 000 $ par année… »

L’effet moutonnier Contrairement à une certaine croyance, l’application de la finance comportementale est assez simple. « En finance comportementale, explique William André Nadeau, on ne fait pas de prévision. En fait, son application est assez élémentaire : on ne fait que quantifier l’effet moutonnier… »

L’effet moutonnier ? « L’humain est un mouton, explique William André Nadeau. Cette nature que nous avons tous de suivre la vague, d’imiter les autres, que j’appelle l’effet de troupeau ou l’effet moutonnier, est inscrite dans notre génome, et c’est un des aspects les plus importants de la finance comportementale. Lorsqu’une tendance se dessine, à cause du poids de l’effet moutonnier, celle-ci va perdurer un certain temps, prendre une certaine ampleur et puis s’éteindre. L’application de la finance comportementale consiste à quantifier le poids de cet effet, de même que son ampleur et sa durée. Ça se vérifie assez facilement. Orientation Finance a fait de 15 000 à 20 000 simulations sur une période de 20 ans, et lorsqu’on combine cette approche avec celle de la finance fondamentale, ça donne des résultats assez intéressants : on a réussi à battre la Bourse de Toronto et les Bourses américaines de 4 % à 5 % par année, nets de frais. »

La Bourse n’a rien de rationnel Bien sûr, la finance comportementale est autre chose qu’un simple échiquier d’investisseurs-moutons. Cela serait trop facile et ne mériterait certainement pas un prix Nobel ! Ce que dit la finance comportementale, c’est qu’il est possible de mieux exploiter les anomalies de marchés lorsqu’on comprend la psychologie des investisseurs. C’est une science qui tente d’exploiter les comportements typés que l’on observe chez tous les intervenants, du gérant de caisse de retraite aux arbitragistes, en passant par les négociateurs et les analystes financiers.

« La neuroscience a démontré que les prises de décision importantes dans le marché boursier viennent stimuler la même zone du cerveau qu’un danger mortel, donne en exemple William André Nadeau. On peut donc imaginer que face à un marché en crise, les investisseurs vont tous avoir un comportement dicté par une partie inconsciente de leur cerveau. »

Bref, la finance comportementale, c’est le boursicoteur sous la loupe de Freud. Cette théorie avance, entre autres, que les décisions des investisseurs ne sont pas rationnelles mais résultent plutôt de comportements souvent inconscients qui prennent racine dans la mécanique de nos neurotransmetteurs. Elle contredit donc l’école des marchés efficaces selon laquelle les investisseurs rationnels sont assez nombreux pour fixer un juste cours aux actions.

Elle contredit également, dans une certaine mesure, l’école de la finance fondamentale, représentée par Peter Lynch et Warren Buffet, qui utilise des outils de l’analyse financière classique (cours-bénéfices, cours-ventes, etc.) pour dénicher les aubaines; cette dernière démarche a en effet comme prémisse que l’analyse rationnelle des marchés permet d’obtenir le maximum de ses investissements, ce qui constitue une contradiction pour les adeptes de la finance comportementale, qui croient plutôt que les mouvements des marchés financiers sont le fruit de l’irrationalité émotive des intervenants.

Preuves à l’appui Il faut bien admettre que, jusqu’ici, les rendements sont plutôt du côté de la finance comportementale. « Les résultats des produits financiers basés sur la théorie de la finance comportementale, relate William André Nadeau, sont, à ce jour, les meilleurs de la planète. » Les portefeuilles de Man AHL Diversified Fund, par exemple, distribués au Québec par Orientation finance inc., ont affiché, au cours des 21 dernières années, un rendement annuel composé de 16 %. Un des portefeuilles de la firme André Morin, qui est une version hybride des principes de la finance comportementale appliquée, affichait dernièrement des résultats de 4 % supérieurs aux indices de marché.

Comment expliquer ces différences de rendement ? C’est qu’il y a plusieurs façons de fignoler des produits axés sur les principes de la finance comportementale. Rien n’est simple en finance comportementale ! Le Man AHL Diversified Fund est, par exemple, un produit de finance comportementale « pure », c’est-à-dire qu’il est basé entièrement sur une stratégie de poursuite des tendances, que l’on peut considérer comme la stratégie-mère de cette science. Les produits de la firme André Morin, par ailleurs, sont plutôt issus d’une combinaison de finance comportementale et de finance fondamentale. Cette dernière approche est moins risquée, selon André Morin, un comportementaliste qui se considère comme un « révolutionnaire sage ».

Un nombre élevé de transactions L’application de la finance comportementale comporte toutefois un défaut : elle implique un nombre de transactions annuelles élevé. Alors que le taux de roulement annuel d’un portefeuille « normal » est d’environ 50 %, celui d’un portefeuille basé sur la finance comportementale est de deux à huit fois plus élevé ! Pour un particulier qui paie un tarif de transaction de 2 %, cela peut représenter un écueil important, surtout pour le petit investisseur. Cette donnée explique peut-être le profil supérieur de la clientèle qui investit présentement dans ce genre de produit. À Orientation finance, le client moyen, que William André Nadeau qualifie de « très éduqué », détient un portefeuille moyen de 100 000 $ à un million de dollars. Cela n’a pas empêché la clientèle d’Orientation finance de connaître une croissance de 30 % à 40 % au cours des trois dernières années. Probablement l’effet moutonnier…

Cet article a paru dans le numéro d’octobre du magazine Conseiller sous le titre Des moutons et des hommes. Pour l’obtenir en version PDF, cliquez ici.

Pierre Racine