Réforme fiscale fédérale: le pourquoi du comment

Par Pierre-Luc Trudel | 10 octobre 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Décriés par les milieux d’affaires et de nombreux experts, les changements introduits par la réforme fiscale du ministre des Finances du Canada Bill Morneau sont néanmoins justifiables en vertu de certains principes d’équité et de neutralité fiscale, selon Luc Godbout.

Lors du Congrès annuel de l’Association de planification fiscale et financière (APFF) la semaine dernière à Montréal, le fiscaliste et professeur à l’Université de Sherbrooke a fait part de ses observations sur les modifications envisagées par Ottawa. Il a notamment identifié certains éléments qui ont pu influencer le ministre Morneau dans la conduite de sa réforme.

EXPLOSION DU NOMBRE DE SPCC AU PAYS

Le nombre de sociétés privées sous contrôle canadien (SPCC) a connu une forte croissance au pays, passant de 1,2 million en 2000 à 2 millions en 2014. « Mais ce qui a probablement le plus chicoté le ministre, c’est la hausse importante des sociétés de services professionnels », a indiqué M. Godbout.

En effet, le nombre de ces sociétés exploitées par des professionnels tels que les avocats, comptables, dentistes, notaires, médecins ou vétérinaires a triplé en près de 15 ans, passant de 40 000 à 131 000. Elles constituaient 3,5 % du total des SPCC en 2000, comparativement à 7,1 % en 2014.

Luc Godbout a cependant rappelé qu’aucune mesure de la réforme ne touchait spécifiquement les sociétés de services professionnels. Toutes les SPCC sont affectées de la même manière.

LES SOCIÉTÉS PRIVÉES, UNE AFFAIRE DE RICHES

Aux dires de Luc Godbout, un autre élément a sans doute attiré l’attention du ministre Morneau dans l’élaboration de sa réforme : le niveau de richesse des individus qui détiennent les SPCC.

Le discours du gouvernement actuel a toujours été de favoriser la classe moyenne et d’imposer davantage les riches. Or, les SPCC sont-elles vraiment détenues par le fameux 1 %? Force est de constater que, dans l’ensemble, oui.

Parmi les 50 % de contribuables ayant les revenus les plus faibles au pays, seulement 3,4 % détiennent au moins 10 % des actions d’une SPCC. Chez les 10 % de contribuables les plus riches, cette proportion grimpe à 18,7 %. Et selon les données présentées par Luc Godbout, plus les revenus d’un individu sont grands, plus ses chances de détenir une SPCC sont élevées. Ainsi, parmi le 1 % des contribuables les plus riches au pays, pas moins de 40,8 % détiennent une SPCC. Chez les 0,01 % les plus fortunés, on parle même de 66,9 %.

Plus encore, il est fort possible, souligne Luc Godbout, que la majorité des contribuables à plus faible revenu qui détiennent des actions de sociétés privées soient en fait les enfants ou le conjoint d’un actionnaire dirigeant, qui lui, fait partie du 1 % des plus riches.

« Le ministre a sans nul doute été fortement interpelé par ces données », a souligné le fiscaliste.

REVENUS EN HAUSSE, TAUX D’IMPOSITION EN BAISSE

En proportion du PIB, les revenus d’emploi sont demeurés assez stables au Canada depuis 2004, tout comme les profits des sociétés publiques et des sociétés privées autre que des SPCC. Par contre, les bénéfices des SPCC ont augmenté de 86 % sur la même période, toujours en proportion du PIB, et ce, alors que le revenu des travailleurs autonomes a diminué. « C’est probablement pour cette raison que le ministre a mis l’accent sur le resserrement de certaines mesures pour les SPCC », croit Luc Godbout.

L’écart entre le taux marginal supérieur combiné des particuliers et le taux général d’imposition des sociétés s’est également creusé depuis 2000. Alors que celui-ci n’était que de 3,6 % en 2000, il est aujourd’hui de 24,9 %. L’écart entre le taux marginal supérieur combiné des particuliers et le taux pour les petites entreprises s’est lui aussi élargi, passant de 25,9 % en 2000 à 37,2 % en 2017.

Contrairement au Canada, la plupart des pays de l’OCDE ne prévoient d’ailleurs pas un taux d’imposition réduit pour les PME dans leur système fiscal. « Pour l’OCDE, l’efficacité d’un taux réduit pour les PME n’est pas confirmée. L’organisme avance même qu’il est possible qu’une fiscalité avantageuse pour les PME ait une influence négative sur leur croissance », note M. Godbout.

PLUS DE RECETTES FISCALES

Ottawa a estimé à 250 millions de dollars par année les recettes fiscales supplémentaires que généreront les restrictions liées à la répartition du revenu d’entreprises avec les membres de la famille.

Le ministre Morneau a toutefois indiqué qu’il n’était pas possible à l’heure actuelle d’évaluer les sommes qui pourraient être rapatriées dans les coffres de l’État pour ce qui est des autres modifications proposées, soit celles concernant la détention d’un portefeuille passif au sein d’une société et la conversion du revenu en gain en capital.

« Il y a encore beaucoup d’inconnus concernant les recettes fiscales. Est-ce que c’est le principal enjeu de la réforme? On peut penser que non, mais c’est certain que ça pèse dans la balance », commente Luc Godbout.

PLUS D’ÉQUITÉ AU PRIX DE PLUS DE COMPLEXITÉ

Selon le fiscaliste, la réforme d’Ottawa pourrait améliorer l’équité du système fiscal canadien, puisqu’elle touche plus fortement les contribuables à revenu élevé, tout en visant « plus de neutralité dans la décision d’utiliser une société pour réaliser ses affaires ». En revanche, elle ajoutera « une couche de complexité » et créera de l’incertitude chez les entrepreneurs.

Luc Godbout ajoute qu’il faut aussi garder à l’esprit que de nombreux éléments de la fiscalité des sociétés ne sont aucunement modifiés par la réforme, notamment le taux d’imposition des sociétés, le taux d’inclusion du gain en capital, la déduction pour petite entreprises et l’imposition des revenus passifs détenus dans une société privée.

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Pierre-Luc Trudel