Transférer votre clientèle d’assurance

Par Pierre Racine | 18 octobre 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Happés par le vieillissement de leurs membres, les conseillers en services financiers, dont une grande partie est à l’orée de la retraite, auront de plus en plus de difficultés à trouver preneur pour leur clientèle.

C’est du moins la vision désastreuse qui donne des ulcères à Léon Lemoine, président du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec (RICIFQ). « À terme, je pense que les institutions financières vont s’accaparer, à rabais, les clientèles des conseillers indépendants. Pourquoi? Parce que d’ici 5 ou 10 ans, la moitié des effectifs aura disparu. On assiste donc à un gonflement des clientèles disponibles sur le marché. Comme les conseillers ne peuvent travailler jusqu’à 80 ans, il va bien falloir qu’ils vendent… Et qui achètera ces blocs d’affaires? La relève? Elle est quasi inexistante! ».

« Ce constat m’amène à croire, ajoute ce dernier, que les institutions financières auront la mainmise sur ces clientèles, compte tenu de l’absence de relève chez les conseillers. Et à très bon prix… En effet, on va assister à une dévaluation des prix de ces blocs d’affaires puisque l’offre va largement excéder la demande. »

Léon Lemoine, président du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec (RICIFQ)

Léon Lemoine, président du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec (RICIFQ)

La théorie de Léon Lemoine est celle du goulot d’étranglement : une masse de conseillers sur la bretelle de sortie, forcés de vendre une clientèle pour laquelle il n’y a presque plus d’acheteurs! « Il n’y a plus de relève », répètent et martèlent tous les spécialistes, comme une litanie. « Surtout dans le domaine de l’assurance », précise Léon Lemoine. Le corollaire de ce constat? S’ils veulent vendre leurs blocs d’affaires, les conseillers ont tout intérêt à s’y prendre au plus vite, avant que l’ogre des financières ne fasse main basse, à prix de vente de feu.

AUX MAINS DES INSTITUTIONS BANCAIRES

Léon Lemoine n’est pas le seul à croire au déclin de la demande pour les clientèles de conseillers autonomes, au profit des grandes institutions. Gilles Landry, président du Groupe CGL, adhère aussi à cette théorie : « Oui, il y a de bonnes chances que les clientèles des conseillers passent aux mains des institutions bancaires. L’accès du public aux produits d’assurance sur Internet, par exemple, pourrait faciliter, à long terme, cette transition : il est facile d’imaginer que les grandes institutions pavent cette voie; elles en ont les moyens. Pas les conseillers indépendants. »

Il n’est pas facile de décortiquer le phénomène des transferts de clientèles des conseillers en services financiers. Particulièrement celui du transfert de clientèles constituées de portefeuilles en assurance. Ce secteur, comme l’a mentionné Léon Lemoine, est particulièrement touché par le manque de relève. À qui les conseillers vendront-t-ils, en effet, leurs portefeuilles en assurance s’il n’y a pas de relève pour les absorber? Le problème, c’est que personne ne s’entend sur la réponse. Ni même sur la maladie… Et encore moins sur les symptômes!

Y a-t-il, au fait, un « problème »? Certains en doutent. C’est le cas de Sylvain de Champlain, président de De Champlain Services financiers : « Moi, je n’en vois pas de problème de relève. Peut-être surviendra-t-il dans 15 ans , laisse-t-il tomber sans grande conviction. Il y a beaucoup de jeunes qui entrent dans les rangs de la profession. » Pire, il se plaint du manque d’offre, ce qui contredit l’autre théorie selon laquelle il y aurait trop de clientèles à vendre pour trop peu d’acheteurs. « J’ai fait trois acquisitions de blocs d’affaires et j’ai des collègues qui me demandent : “Comment as-tu fait ? Moi, je n’en trouve pas !” Il y a beaucoup de demandes, et ce n’est pas évident de trouver un conseiller qui a un portefeuille d’assurances à vendre. » Gilles Landry admet qu’il n’y a pas de crise, pour le moment du moins. « J’ai des représentants qui cherchent des blocs d’affaires et qui n’en trouvent pas. Ce n’est pas demain qu’il y aura trop de clientèles à vendre. »

UN FATRAS DE CONTRADICTIONS

Philippe Corriveau, directeur de l’administration et des finances au Groupe financier BBA, abonde dans le même sens : « Ce n’est pas tout le monde qui est prêt à vendre, dit-il. Si j’ai un bloc d’affaires qui me rapporte 75 000 $ par année, ce n’est pas gagné que je veuille m’en défaire à deux ou trois fois les primes de renouvellement, à moins d’être malade… Les conseillers ont tendance à “étirer” le plus possible leur durée de vie sur le marché. »

Comment comprendre ce qui semble, à première vue, un fatras de contradictions? En fait, la plupart des intervenants soutiennent que la demande de blocs d’affaires dépasse l’offre. « J’ai des acheteurs à la tonne », dit Robert Bazinet, directeur à Gadoua inc. Mais personne ne s’entend sur ce qui risque de se passer dans les années à venir. Certains voient un crash de la demande de clientèles à l’horizon, d’autres non. Pour compliquer la situation, si plusieurs admettent une difficulté à trouver des portefeuilles à vendre, nombreux sont ceux qui admettent, du même souffle, qu’il y a “beaucoup de clientèles à vendre”… ». « Il y en a de plus en plus », soutient Philippe Corriveau.

Par ailleurs, certains croient que les institutions financières absorberont les clientèles des conseillers du baby-boom, le moment venu. D’autres sont plutôt d’avis que la relève sera suffisante pour absorber le départ massif des conseillers sur le déclin.

S’il y a une « maladie » du marché des transferts de clientèles, il n’est pas facile d’en trouver le nom. Les symptômes changent d’un interlocuteur à l’autre. Le pronostic également.

Malgré tout, il y a unanimité sur certains points : d’abord, quant à la rentabilité de l’achat de portefeuilles. Gino Savard, vice-président de Mica Services financiers inc., résume bien la pensée de la plupart des agents généraux qui ont participé à l’achat de blocs d’affaires mis en vente par des conseillers indépendants : « Je n’ai jamais vu de transactions qui ne soient pas hyper rentables pour mes représentants ! » Yvon Pilon, président du Groupe Yvon Pilon inc., fait cependant figure d’exception parmi les personnes consultées : « Les achats de clientèles? Je n’y crois pas. Il y a de 10 à 15 % des primes qui tombent chaque année. Le jeu n’en vaut vraiment pas la chandelle. J’aime mieux me bâtir de nouvelles clientèles que d’acheter de vieux morceaux…»

Les violons s’accordent aussi quant au manque de participation des assureurs au financement d’achats de portefeuilles, bien que l’industrie de l’assurance y participe de façon sporadique. « Ce ne sont pas tous les assureurs qui sont prêts à participer à un financement, explique Philippe Corriveau. Certains vous diront de vous arranger avec la rémunération qu’ils donnent… »

UN MONDE DE COURTAGE

« En assurance, on vit maintenant dans un monde de courtage, avance Gilles Landry. On est passé d’un marché captif, dominé par les grandes compagnies, à un marché de courtage où les joueurs sont des petits conseillers indépendants. Et plusieurs assureurs ne prendront pas le risque de financer des travailleurs autonomes ».

« Les assureurs ne facilitent pas volontiers la tâche, renchérit Gino Savard. Si Transamerica n’obtient que 10 % du volume d’une transaction de clientèle, ils ne vont pas aller financer les blocs d’affaires d’autres assureurs… »

« On n’a pas un gros soutien en matière de financement, ajoute Robert Bazinet, directeur à Gadoua inc. Les assureurs n’interviennent pas là-dedans la plupart du temps ». « Que les assureurs apportent un soutien au financement, ce serait sûrement souhaitable, conclut Philippe Corriveau. Mais je ne crois pas que ce soit leur rôle ».

Les agents généraux achètent rarement des blocs d’affaires. Ils sont davantage des entremetteurs. « Nous ne sommes que des intermédiaires qui apportent un soutien logistique, explique Robert Bazinet. Tous les achats se font sur le mode “conseiller à conseiller”. On les aide à trouver du financement, mais on ne sort pas l’argent de nos propres poches. Si je voulais grossir vraiment, j’aimerais mieux acheter un agent général que de financer un achat de clientèle d’un de mes conseillers…»

De toute manière, le financement de l’achat de blocs d’affaires ne pose pas de défi particulier, comme tous le soulignent, qu’il s’agisse de portefeuilles d’assurances ou de fonds d’investissement. Pas plus que l’évaluation de ces blocs. « Il existe maintenant des règles faciles pour évaluer la valeur des portefeuilles », note Sylvain de Champlain.

Lorsqu’on aborde le sujet des transferts de clientèles chez les conseillers ou les agents généraux, un mot clé surgit, invariablement : la relève. « Le problème de fond, c’est la relève », dit Léon Lemoine. Cette assertion est déclinée à tous les temps, sur tous les tons, par tous. Elle revient comme l’épée de Damoclès qui pèse sur l’avenir de la profession. Les problèmes liés au transfert de clientèles, eux-mêmes associés à des problèmes d’équilibre de l’offre et de la demande de blocs d’affaires, ne sont que des symptômes de surface, explique Léon Lemoine. « Ce déséquilibre est le reflet du ballottement entre une population vieillissante de conseillers et une relève qui s’amenuise. » Qui profitera de cette épineuse situation? Difficile de cerner le dossier… Chose certaine, si la relève ne réussit pas à absorber ce surplus de clientèles, les grandes institutions financières risquent de se jeter sur l’occasion.

Il n’y a plus de relève, répètent et martèlent tous les spécialistes, surtout dans le domaine de l’assurance.

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Pierre Racine