Investir dans l’incertitude

Par Pierre-Luc Trudel | 25 mai 2016 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Malgré une baisse marquée du prix du pétrole et une volatilité accrue sur les marchés boursiers en 2015, la plupart des gestionnaires d’actifs canadiens ont terminé l’année en territoire positif.

Selon le plus récent sondage d’Avantages, les actifs des caisses de retraite gérés par les 40 plus grands gestionnaires de fonds au pays se sont appréciés de 3,5 % pour atteindre 752,5 milliards de dollars en date du 31 décembre 2015. L’année 2014 avait cependant été beaucoup plus féconde avec une croissance de 9,8 % (cliquez ici pour télécharger le pdf avec les résultats du sondage du printemps 2016).

« La chute du prix du pétrole a touché plus durement le Canada que d’autres marchés moins dépendants des exportations de matières premières, comme les États-Unis », souligne Chris Kresic, membre du comité exécutif et gestionnaire de portefeuille, revenu fixe chez Jarislowsky Fraser.

Les investisseurs ont également dû composer avec une volatilité accrue sur les marchés boursiers en deuxième moitié d’année après que la Chine eut pris la décision de dévaluer sa monnaie l’été dernier, ce qui a soulevé de nombreuses inquiétudes relativement à la croissance économique du pays.

« C’est à ce moment-là que la nervosité a vraiment gagné les marchés », indique M. Kresic.

LES BANQUES CENTRALES PRÉOCCUPENT

Du côté des politiques monétaires, on ne peut évidemment pas passer sous silence la décision de la Réserve fédérale américaine d’augmenter d’un quart de point son taux directeur en décembre, une première en près de 10 ans. À l’échelle mondiale toutefois, la plupart des banques centrales ont maintenu le cap sur l’assouplissement de leurs politiques monétaires, ce qui inquiète Benoît Durocher, vice-président directeur et chef stratège économique à Addenda Capital.

« Le fait que les banques centrales s’engagent davantage dans la voie de l’assouplissement est préoccupant. Même la Fed, qui nous a donné une lueur d’espoir en décembre, a penché en faveur du statu quo en mars. Cette prudence ambiante semble nous indiquer que les banques centrales n’ont pas une grande confiance dans l’avenir économique », souligne-t-il.

« Pour la première fois depuis longtemps, nous avons observé une divergence dans les politiques monétaires des banques centrales. Cela a créé des turbulences sur le marché des changes », ajoute Chris Kresic.

Malgré ces nombreuses turbulences, les régimes de retraite ont clos l’année 2015 avec des « rendements modestes, mais pas si mauvais », selon Jean‑François Pépin, premier vice-président et co-chef de l’investissement à Addenda Capital.

La dépréciation du dollar canadien, qui a eu pour effet de doper les rendements des investissements à l’étranger, y est pour beaucoup. « Les caisses de retraite ont de plus en plus d’actifs à l’étranger qui ne sont pas nécessairement couverts pour le risque de devises », dit-il.

NAVIGUER SUR UNE MER DE RISQUES Dans l’ensemble, les régimes de retraite devront encore cette année naviguer à travers les grands risques macro‑économiques qui ont exercé une pression à la baisse sur les rendements en 2015.

Selon Fiona Frick, présidente et chef de la direction de la société de gestion d’actifs suisse Unigestion, les rendements des obligations, qui font traditionnellement office de soupape de sécurité au sein des portefeuilles multi-actifs, sont maintenant à un niveau tellement faible qu’ils limitent la protection offerte en cas de chute des actions.

« Les corrélations entre les différentes catégories d’actifs se sont accentuées, portées par la même vague de liquidités injectées par les banques centrales », explique-t-elle. Une remontée significative des cours pétroliers demeure quant à elle plus qu’incertaine, estime Benoît Durocher.

« On commence à réaliser que la tempête déclenchée par l’Arabie saoudite est peut-être de nature un peu plus permanente que l’on pensait. Le pays veut évidemment protéger sa part de marché, mais il a aussi des objectifs plus politiques qui viennent solidifier son engagement à maintenir des niveaux de production élevés et, par conséquent, des prix bas. »

De nombreux risques de nature géopolitique seront aussi à surveiller cette année. Des élections présidentielles américaines au référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, en passant par la crise des réfugiés en Europe : les grands enjeux politiques mondiaux ne manqueront pas de laisser planer un certain voile d’incertitude sur le contexte d’investissement.

« Ces différents facteurs militent en faveur d’une croissance mondiale plus faible qu’espérée », résume Jean-François Pépin.

« Plusieurs indicateurs pointent vers la fin d’un cycle économique », soutient pour sa part Chris Kresic, qui prévoit une « croissance honnête » à court terme. « Les rendements boursiers sont encore décents, mais tendent à diminuer comparativement aux rendements à deux chiffres obtenus lors des années qui ont suivi la dernière récession. »

LES ACTIFS ALTERNATIFS TOUJOURS EN VOGUE Si 2015 n’a pas été une année de profonde transformation dans les stratégies de répartition d’actifs des caisses de retraite, elle a néanmoins confirmé certaines tendances lourdes, dont l’engouement pour les catégories d’actifs alternatives, telles que l’immobilier, les infrastructures et les placements privés.

Selon Jean-François Pépin, la prime d’illiquidité ainsi que la volatilité moindre de ces types d’actifs continuent de séduire les régimes de retraite, et ce, en dépit du risque de liquidité.

« Il y a un changement de perception par rapport aux besoins de liquidité, qui s’explique peut-être par un meilleur appariement entre l’actif et le passif. Autrefois, tout était liquide. Aujourd’hui, les investisseurs sentent qu’ils ont de la place pour aller chercher la prime d’illiquidité. Après tout, si on a besoin des sommes investies dans 15 ou 20 ans, on n’a pas nécessairement besoin d’être capable de vendre les actifs cet après-midi », expose-t-il.

Chris Kresic constate également une certaine tendance vers la mondialisation des portefeuilles d’actions. « Typiquement, les régimes de retraite canadiens ont 30 % de leurs actions investies au Canada, alors que le pays ne représente que 3 ou 4 % du marché des actions à l’échelle mondiale », explique-t-il, en ajoutant que le marché boursier canadien recèle tout de même de très bonnes opportunités en dehors des produits de base et de l’énergie.

« Au Canada, il y a beaucoup de divergence entre l’indice et un portefeuille spécifique. Les investisseurs qui ont moins mis l’accent sur les ressources naturelles ont obtenu de bien meilleurs rendements que le TSX. Le Canada, ce n’est pas seulement des roches et des arbres. Des entreprises qui bénéficient d’activités à l’international, comme CGI, Couche-Tard ou Gildan, offrent des perspectives intéressantes. On doit être sélectif pour trouver les gagnants et éviter les perdants », affirme M. Kresic.

Son conseil dans la conjoncture actuelle des marchés? Continuer de surpondérer les actions au sein des portefeuilles, tout en étant « un peu plus prudent en matière de répartition d’actifs » considérant les indicateurs qui pointent vers une fin de cycle.

Jean-François Pépin est aussi d’avis que les caisses de retraite ont encore intérêt à surpondérer les actions. « Les chances sont bonnes que les marchés boursiers performent mieux que les marchés obligataires cette année. Cela dit, je n’ai pas de très grandes attentes en ce qui a trait au rendement dans un contexte où la croissance des profits des entreprises est quand même relativement modeste. »

D’un point de vue plus conceptuel, Fiona Frick remarque pour sa part une certaine volonté des investisseurs institutionnels et des gestionnaires d’aller au-delà des stratégies de répartition d’actifs traditionnelles.

« D’une répartition traditionnelle par catégorie d’actifs, on tend de plus en plus vers une répartition par risques. Les régimes de retraite cherchent de plus en plus à comprendre comment leur portefeuille de risques est géré », soutient-elle.

LES RÈGLES DU JEU ONT-ELLES CHANGÉ? Les nouvelles règles de financement instaurées par le projet de loi 57 risquent-elles de pousser les régimes à revoir leurs stratégies d’investissement? Pas forcément, répond Benoît Durocher.

« C’est certain que le cadre réglementaire moins contraignant va laisser plus de marge de manœuvre aux régimes. Vont-ils vouloir prendre plus de risques pour autant? Pas nécessairement. Certains promoteurs vont peut-être vouloir prendre plus de risques pour les participants actifs, mais moins pour les retraités », croit-il.

« Les changements réglementaires ne militent pas nécessairement en faveur d’une plus grande répartition en obligations, ajoute son collègue Jean-François Pépin. Pour les régimes fermés, effectivement, il n’y a peut-être pas d’intérêt à prendre d’énormes risques. Par contre, les régimes ouverts vont faire grimper de beaucoup leurs coûts s’ils augmentent leur répartition en obligations. Dans un environnement de taux très bas, c’est un pensez-y bien. »

Cet article est tiré de l’édition de mai 2016 du magazine Avantages. Pour le télécharger en format pdf, cliquez ici.

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Pierre-Luc Trudel