Le chien de garde fait la sourde oreille

Par Priscilla Franken | 11 novembre 2016 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Après la publication de notre dossier sur l’ex-représentant JA Thibault, nous avons envoyé une série de questions précises à l’Autorité des marchés financiers (AMF) pour comprendre le rôle qu’elle a joué dans cette affaire et ce qu’elle pense devoir faire à présent. Mais l’Autorité n’a pas envie de nous répondre.

Le dossier J.A. Thibault, ce n’est rien de moins que 30 ans de fraudes en tous genres – à l’encontre des consommateurs, de l’impôt, d’assureurs ou d’agents généraux – des millions de dollars en jeu, des victimes désespérées dont personne ne s’occupe et un nombre indéterminé d’anciens clients pareillement livrés à eux-mêmes.

Autant de très bonnes raisons de vouloir questionner l’Autorité quant à son rôle dans cette affaire et de s’attendre à des réponses claires et concrètes.

Mais l’AMF n’a répondu à aucune de ces questions, dont nous reproduisons la liste ici :

  • Le sort des victimes, sans doute la première préoccupation : une enquête devrait-elle être ouverte selon l’AMF? Menée par qui?
  • Pourquoi l’AMF n’a-t-elle pas vérifié tous les dossiers de J.A. Thibault? Cinq plaintes contre lui et la condamnation de 2013 ne laissent-elles pas à penser qu’il faut absolument le faire?
  • L’assureur aurait-il dû, selon l’AMF, effectuer un suivi (vérification de tous les dossiers) avec tous les clients d’un représentant condamné pour des infractions aussi graves? L’AMF peut-elle demander à l’assureur de se plier à l’exercice?
  • Combien de doutes sérieux quant à la probité d’un représentant (une condamnation par le CDCSF, des poursuites pour fraude au civil + des poursuites de deux clients au civil pour récupérer leur argent, multiples plaintes, inspection catastrophique, etc.) sont nécessaires pour que l’AMF décide de suspendre le permis d’un représentant sur-le-champ?
  • Que pense l’AMF de la spéculation sur la vie d’autrui?
  • Comment l’AMF explique-t-elle une carrière de plus de 30 ans de fraudes en tous genres? N’est-ce pas invraisemblable?
  • Quelles failles législatives perçoit l’AMF à travers cette histoire? Comment faire évoluer les choses? Les assureurs sont-ils suffisamment encadrés? Les agents généraux?
  • Le système de rémunération est-il à revoir?
  • Le rôle de l’AMF : comment expliquer votre manque de sévérité/rapidité? Y a-t-il des failles dans le système de collaboration entre vous et la SQ/la GRC?
  • Selon l’AMF, ce dossier en est-il un de fraude?
  • Comment se fait-il que l’AMF n’ait pas pris en compte la faillite de 2004? Avez-vous du personnel qui surveille ce genre de chose?
  • Pourquoi l’AMF ne fait aucun suivi auprès des victimes qui ont porté plainte? Elles ne savent rien de ce qui se passe une fois qu’elles ont répondu à toutes vos questions.

Nous avons demandé à nous entretenir avec Louis Morisset, PDG de l’Autorité; la requête nous a également été refusée.

Nous avons alors demandé à nous entretenir avec un responsable. Fin de non-recevoir là encore, malgré notre insistance.

Huit jours pour pondre 10 misérables lignes

Nous reproduisons ici intégralement la réponse laconique que l’AMF nous a fait parvenir le 10 novembre au matin, soit huit jours après la parution de notre enquête :

« Le dossier de Jacques-André Thibault est bien connu et documenté à l’AMF. À chaque étape, nous sommes intervenus à partir des informations que nous avions et des moyens dont nous disposions pour faire notre travail. L’AMF est d’ailleurs intervenue à l’endroit de M. Thibault en février 2009, pour l’empêcher d’agir comme dirigeant responsable. Comme les infractions lui étant reprochées étaient de nature déontologique (avoir vendu un produit qui ne répond pas au besoin du client, avoir fait passer son intérêt avant celui du client, etc.), le dossier a été transféré comme il se doit à la Chambre de la sécurité financière (CSF). »

L’AMF a toujours continué de suivre ce dossier de près.

Finalement, en octobre 2013, le comité de discipline de la CSF a reconnu Jacques-André Thibault coupable des infractions qui lui étaient reprochées et l’a radié pour une période de 11 ans, en plus de lui imposer 18 000 $ de pénalité. »

« Prêter assistance aux consommateurs »

Le porte-parole de l’Autorité Sylvain Théberge précise en outre : « Il s’agira de notre seule déclaration. »

L’Autorité n’a-t-elle pas le devoir de rendre des comptes à ses membres et au public, qui se croit protégé? L’Autorité a-t-elle le droit d’ignorer les problèmes que Conseiller lui soumet?

Rappelons dans un premier temps que l’affaire J.A. Thibault dépasse largement le cadre déontologique puisqu’il s’agit clairement de fraude, comme le démontre notre dossier.

Rappelons ensuite la toute première ligne directrice qui décrit la mission de l’Autorité :

  • prêter assistance aux consommateurs de produits et aux utilisateurs de services financiers;

Et ces deux autres :

  • assurer l’encadrement des activités de distribution de produits et services financiers;
  • veiller à la mise en place de programmes de protection et d’indemnisation des consommateurs de produits et des utilisateurs de services financiers, et administrer les fonds d’indemnisation prévus par la Loi.

Aurons-nous plus de chance avec M. Leitao?

Conseiller se tourne donc à présent vers le ministre des Finances Carlos Leitao, qui supervise les actions de l’AMF, pour voir ce qu’il en pense.

L’ACCAP reste prudente

Contactée par nos soins, la présidente de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP) Lyne Duhaime préfère ne pas commenter le cas JA Thibault, mais souligne la ferme opposition de l’organisme au rachat de polices d’assurance vie à des fins spéculatives.

« L’ACCAP est contre cette pratique et le fait savoir depuis plusieurs années. Certes, le détenteur d’une police d’assurance vie a le droit de la vendre. On peut donc imaginer un rachat sur une base individuelle. Mais nous voulons interdire les “promoteurs” non réglementés et dont le seul but est de spéculer sur la vie d’autrui. »

Lyne Duhaime ajoute que des discussions sont en cours avec le gouvernement et qu’elle a bon espoir que les demandes de l’ACCAP à ce chapitre soient entendues.

Pas de vérification systématique des dossiers clients

Elle ne pense pas, en revanche, que les assureurs doivent systématiquement vérifier les dossiers clients d’un représentant condamné pour de graves infractions :

« Chaque assureur a ses propres pratiques. Donc dans une telle situation, un assureur pourrait décider de poser certains gestes, comme contacter l’ensemble des clients, effectivement. Mais on ne peut pas en faire une règle générale selon moi, car tout dépend de la situation. De plus, ce sont les conseillers qui sont responsables de leurs clients. »

Reste qu’à l’heure actuelle, PERSONNE ne contre-vérifie l’ensemble des dossiers d’un conseiller qui a fait preuve de malhonnêteté. Combien de clients se retrouvent-ils avec des produits inappropriés ?

Là encore, nous espérons que M. Leitao pourra nous éclairer.

Priscilla Franken