Paradise Papers : la filière canadienne dévoilée

Par La rédaction | 7 novembre 2017 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Qu’il s’agisse de politiciens, de riches hommes d’affaires ou de dirigeants de grandes entreprises, les Canadiens figurent parmi les principaux utilisateurs de paradis fiscaux, et ce, en toute légalité, rapporte CBC/Radio-Canada.

À l’appui de ses dires, la chaîne publique d’information a publié hier une enquête fouillée dans le cadre des Paradise Papers, une fuite de 13,5 millions de documents obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et partagés avec le Consortium international des journalistes d’enquête et ses partenaires, dont elle fait partie.

« Jamais une fuite d’informations sur les paradis fiscaux n’avait exposé autant de Canadiens. Ils y sont cinq fois plus nombreux que les 625 noms retrouvés dans les Panama Papers en 2016 », souligne CBC/Radio-Canada.

ENVIRON 3 300 INDIVIDUS, SOCIÉTÉS ET FIDUCIES

Dans ces documents provenant le plus souvent du cabinet international d’avocats Appleby basé aux Bermudes, on découvre notamment que Wilbur Ross, l’actuel secrétaire américain au Commerce, a conservé des parts dans une société de transport maritime entretenant des liens étroits avec un oligarque russe visé par des sanctions américaines et avec un gendre de Vladimir Poutine. On y apprend aussi que la reine Elizabeth II détient une dizaine de millions de livres sterling (environ 16,5 millions de dollars canadiens) d’avoirs placés dans des fonds aux Îles Caïmans et aux Bermudes.

Et le Canada n’est pas en reste puisque les noms de quelque 3 300 compagnies, fondations, fiducies et ultra riches d’un océan à l’autre apparaissent dans cette fuite géante. Également membre du Consortium international des journalistes d’enquête, le Toronto Star indique par exemple que le chef du financement du Parti libéral du Canada (PLC), le milliardaire Stephen Bronfman, a placé avec l’ex-sénateur libéral Leo Kolber quelque 60 millions de dollars américains dans une société offshore aux Îles Caïmans. « Des millions pourraient avoir ainsi échappé au fisc canadien », estiment des experts cités par CBC/Radio-Canada. Parmi les noms de personnalités qui auraient des comptes offshore figurent entre autres les anciens premiers ministres Brian Mulroney, Paul Martin et Jean Chrétien. Dans un communiqué publié hier, Stephen Bronfman soutient être « un fier Canadien », avoir « toujours respecté la loi, y compris celle en matière fiscale » et se défend d’« avoir jamais financé ni utilisé de fiducies offshore ».

Selon CBC/Radio-Canada, les 2 700 individus, 560 sociétés, 14 fiducies et deux fondations dont les noms apparaissent dans les Paradise Papers couvrent un large éventail d’activités, allant « d’un géant de l’alimentation (Loblaw) à une équipe de hockey (le Canadien de Montréal), en passant par un multimilliardaire » ainsi que des proches de certains partis politiques, en particulier le PLC. Même si le milieu des affaires y est prédominant, les Canadiens concernés occupent diverses professions : on y recense notamment 981 hommes et femmes d’affaires, 182 comptables et conseillers en services financiers, 160 dirigeants d’entreprise, 84 avocats et conseillers juridiques, 35 consultants et 36 retraités.

LE MARCHÉ CANADIEN, UNE MANNE POUR APPLEBY

Toutes ces personnes ou ces entités ont ouvert une filiale, une fiducie ou un compte bancaire à l’étranger, dans des territoires où les taux d’imposition sont faibles, voire inexistants, en vue de réduire leur fardeau fiscal ou pour des raisons d’affaires, précise la chaîne publique. Celle-ci ajoute que les documents provenant d’Appleby identifient également des Canadiens moins connus, « comme des médecins, des ingénieurs et des étudiants qui sont en fait les administrateurs ou les bénéficiaires de fiducies établies dans des paradis fiscaux par leurs proches ».

D’après CBC/Radio-Canada, le marché canadien est « l’un des plus importants pour Appleby », après les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine. Des employés du cabinet international d’avocats se seraient ainsi rendus au pays à huit reprises au moins entre 2011 et 2013 avec l’objectif de démarcher de nouveaux clients et de s’assurer que les grands cabinets d’avocat canadiens leur envoient des personnes intéressées à placer des fonds dans des paradis fiscaux. Toujours d’après la chaîne publique, les principaux clients de la firme se trouvent principalement à Toronto, suivi de Vancouver, Montréal et Calgary. Et le plus souvent, ils privilégient les Bermudes, loin devant les Îles Caïmans et les îles Vierges britanniques, entre autres.

Les personnes mentionnées dans les enquêtes de CBC/Radio-Canada et du Toronto Star ont semble-t-il toutes assuré que leurs affaires à l’étranger étaient légales. De son côté, le cabinet de services financiers Appleby n’a pas répondu aux questions du Consortium international des journalistes d’enquête. Par voie de communiqué, il a néanmoins assuré observer les plus hauts standards en conseillant ses clients « sur des manières légitimes et légales de mener leurs affaires ». « Les circuits auxquels ont recours les personnes fortunées et les multinationales pour déplacer leurs fonds dans les paradis fiscaux ne sont en soi pas illégaux. Cette pratique se joue des failles réglementaires pour leur permettre de payer le moins d’impôts possible », rappelle l’Agence France-Presse.

« IL Y A LÀ DE NOMBREUX SIGNAUX D’ALARME »

Dans le cas de Leo Kolber, la fuite des Paradise Papers contient « plus de 5 000 documents, notes confidentielles, rapports financiers et courriels » concernant sa fiducie sur une période de 24 ans, explique CBC/Radio-Canada. Et si l’on en croit des experts en fiscalité consultés par la chaîne publique, ces documents révéleraient l’utilisation d’échappatoires fiscales, de paiements déguisés et de transactions douteuses. « Il y a eu beaucoup de documents, c’est une grosse fuite et, évidemment, il est beaucoup question ici de masquer la réalité, de faire des belles façades », estime par exemple Marwah Rizqy, professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke.

« Il y a là de nombreux signaux d’alarme et je m’attendrais à ce que les autorités fiscales soient très intéressées à faire un suivi », ajoute Grayson McCouch, un professeur de droit à l’Université de Floride qui a analysé une partie des documents confidentiels obtenus par les médias. « Ça mérite sans aucun doute une vérification par les autorités fiscales », indique pour sa part Denis Meunier, ex-directeur général des programmes d’observations à l’Agence du revenu du Canada. Celle-ci a d‘ailleurs publié un communiqué en fin de semaine dans lequel elle rappelle avoir mis en place plusieurs mesures pour lutter contre l’évasion fiscale, ce qui lui a permis de récupérer 25 milliards depuis deux ans à la suite de vérifications. Selon l’ARC, les deux tiers de ce montant proviennent « de grandes entreprises internationales et d’activités de planification fiscale abusive ».

« Le gouvernement n’a aucune crédibilité », selon Alain Deneault

Conseiller a posé quatre questions au spécialiste des paradis fiscaux Alain Deneault afin qu’il donne son point de vue sur cette nouvelle affaire. Auteur notamment des livres-enquêtes intitulés Une escroquerie légalisée. Précis sur les « paradis fiscaux » et Paradis fiscaux : la filière canadienne (Écosociété), ce chercheur, ex-enseignant à l’Université de Montréal, est aujourd’hui directeur de programme au Collège international de philosophie, à Paris.

Conseiller : En quoi les Paradise Papers se distinguent-ils des Panama Papers dévoilés l’an dernier?

Alain Deneault : Pour les Canadiens, cette nouvelle affaire représente clairement l’occasion de comprendre en quoi les partis traditionnels du gouvernement n’ont aucun intérêt à faire la lutte aux paradis fiscaux, dans le sens où ils comptent en leur sein des acteurs influents qui profitent des échappatoires prévues par le Canada vers des pays comme la Barbade ou les Bermudes. Outre les anciens premiers ministres concernés, la figure de Leo Kolber est la plus éloquente. En effet, il a participé aux activités de financement du Parti libéral du Canada, tout en étant un conseiller au sein de ses instances en matière de fiscalité et en participant, comme sénateur, à un comité sur ce même thème. Une fiducie mise en place par ses soins gère dans les paradis fiscaux l’actif de membres de la famille Bronfman, elle aussi engagée dans les campagnes de financement du PLC. Dans ces conditions, la question que les Canadiens devraient se poser est celle-ci : comment peut-on prendre au sérieux un gouvernement dans ses prétentions à faire la lutte aux paradis fiscaux quand il doit le financement lui permettant de remporter des élections à ceux qui profitent justement de ces paradis fiscaux?

C : Ces révélations vont-elles changer quelque chose au pays, par exemple en matière de législation?

A. D. : Il serait naïf de l’espérer! Au Canada, les lobbies sont au pouvoir. Attend-on du ministre des Finances, Bill Morneau, qu’il s’en prenne à une architecture offshore dont il tire lui-même parti via sa société Morneau Shepell? Que cette dernière soit administrée officiellement par une structure « sans droit de regard » ou non ne change rien quant aux modalités générales par lesquelles celle-ci peut profiter des législations offshore. Les partis qui ont formé des gouvernements dans l’histoire canadienne n’ont plus aucune crédibilité en la matière. J’ai tenté de montrer dans Paradis fiscaux : la filière canadienne comment certains de leurs membres influents ont même contribué à l’élaboration des principaux paradis fiscaux dans les Antilles britanniques.

C : Que faudrait-il faire, concrètement, pour mettre un terme à ces milliards de recettes fiscales qui échappent chaque année à l’État?

A. D. : Déjà, si le gouvernement fédéral n’avait rien fait depuis les années 1980, nous nous en porterions mieux, puisque toutes les mesures qu’il a adoptées depuis, quel que soit le parti au pouvoir, concourent à rendre légales des opérations qui contreviennent à l’esprit de la loi sur l’impôt, soit s’assurer que les contribuables de toutes catégories paient leur juste part. Le député Gabriel Sainte-Marie a déposé dans l’actuelle législature un simple projet de motion visant à contester certaines dispositions d’un accord de non-double imposition qui lie la Barbade au Canada depuis 1980. C’est cet accord qui explique que ce micro-État est aujourd’hui le troisième pays au monde où les entreprises canadiennes « investissent » le plus, avant la Chine et l’Allemagne! Les libéraux et les conservateurs s’y sont bien sûr opposés. Ils veillent au maintien de dispositions qui permettent souvent légalement aux grandes entreprises et aux particuliers fortunés de contourner les contraintes fiscales du pays.

C : Les personnes concernées par les Paradise Papers se retranchent derrière le fait que les transactions qu’elles ont effectuées sont légales…

A. D. : Quelle triste rhétorique! Ceux qui votent les lois font comme si les lois étaient écrites par les dieux, et ils se dissimulent derrière elles pour tenter de justifier leurs turpitudes.

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