Une avocate dans la fosse aux lions

Par André Giroux | 25 mai 2012 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Associée du cabinet d’avocats Gowlings, Me Julie-Martine Loranger pratique en litige, plus particulièrement en défense dans le domaine des services financiers, depuis 20 ans.

« L’industrie a complètement changé depuis le début de ma pratique, affirme l’avocate, tant pour le conseil en valeurs mobilières, l’épargne collective que l’assurance. Les régulateurs sont beaucoup plus présents. Les tribunaux ont eu de nombreuses occasions de se pencher sur les devoirs et les obligations des conseillers. La réglementation qui les régit est plus sévère. »

« Nous avons connu des années difficiles, ajoute-t-elle. La relation d’affaires client-conseiller a été éprouvée au maximum. Le client doit-il vendre, ou non? Acheter quoi? Nous devons nous rappeler que le conseiller a une obligation de moyens, pas de résultats. Il ne détient aucune boule de cristal. »

Ses recommandations : éviter de s’éloigner du téléphone lors des crises, au contraire, répondre aux clients, expliquer, informer et redoubler d’ardeur pour accompagner les clients dans les moments difficiles. « Un malheur n’arrive jamais seul, prévient l’avocate. Quand un conseiller reçoit une plainte, il doit envisager le pire des scénarios. Il est possible qu’une poursuite civile s’ajoute à la plainte disciplinaire. »

Les principales fautes invoquées devant les tribunaux : manquement au devoir de bien connaître son client et de respecter sa tolérance au risque, méconnaissance de ses objectifs, mauvaises explications des effets de leviers et réalisation de transactions discrétionnaires.

Les moyens de défense les plus efficaces : un dossier bien étoffé avec des prises de notes fréquentes et pertinentes. « En défense, nous invoquons habituellement que le conseiller connaît bien son client, qu’il a respecté sa tolérance au risque et ses objectifs. Si le client a décidé au cours des ans de prendre plus de risques, le dossier du conseiller doit le démontrer. Nous nous appuyons en cela sur la documentation écrite qu’a colligée le conseiller : formulaire d’ouverture de compte, mises à jour, notes du conseiller, échange de correspondance et états de compte envoyés au client sans réaction de sa part. »

Heureusement, estime Me Loranger, « les conseillers sont maintenant beaucoup plus conscients de l’importance de la documentation. Les formulaires ne sont plus seulement vus comme de la paperasse. »

Deux décisions majeures de la Cour d’appel du Québec Selon l’avocate, deux décisions de la Cour d’appel du Québec rendues en octobre 2011 viennent aider les conseillers face à des clients difficiles. Il s’agit de Valeurs mobilières Desjardins c. Lepage Ouellet et des Immeubles Jacques Robitaille inc. c. Financière Banque Nationale. Il s’agit dans le premier cas d’un renversement de jugement de la Cour supérieure et, dans la seconde affaire, d’une confirmation de jugement provenant du même tribunal.

« On dirait un retour du pendule après une période plus difficile pour les conseillers, opine Me Loranger. La crédibilité et la qualité des témoignages ont joué un grand rôle dans ce changement. »

Ces deux jugements ont fait l’objet d’une requête pour permission d’en appeler devant la Cour suprême du Canada. Le tribunal devrait en principe décider en mars 2012 s’il acceptera ou non d’entendre l’appel.

Concernant la cause impliquant Desjardins, qu’a plaidée Me Loranger, la Cour d’appel a évalué le comportement du client avant, pendant et après sa relation d’affaires avec le conseiller afin de déterminer son type d’investissement. Réponse : le client est un spéculateur.

« Cet investisseur, précise Me Loranger, reprochait à Desjardins de ne pas lui avoir recommandé de vendre un titre qu’il possédait avant l’ouverture du compte. Ce titre avait été acheté dans un contexte de relations familiales avant qu’il ne soit inscrit en Bourse. »

La Cour d’appel reconnaît maintenant que l’intensité de l’obligation du conseiller varie en fonction du client qu’il a devant lui. « Plus le client est averti, plus l’obligation du conseiller diminue », résume l’avocate de Gowlings.

D’autre part, le plus haut tribunal de la province vient préciser l’attitude que doit adopter un conseiller lorsqu’il est en désaccord avec une décision que s’apprête à prendre son client. Le tribunal a tracé un parallèle avec la situation des avocats. Un professionnel en désaccord doit se retirer du mandat. « Beau en théorie, rétorque l’avocate, mais cela exigera des ajustements en pratique puisqu’un conseiller ne peut se retirer si cela cause un préjudice à son client. »

Quant à l’appréciation des dommages, « les tribunaux distinguaient peu le gestionnaire de portefeuille, qui détient un pouvoir discrétionnaire, et le conseiller, qui doit agir en accord avec son client. On ne peut évaluer les dommages de la même façon dans les deux cas. La Cour d’appel en tient maintenant davantage compte. »

Quant à la cause mettant en scène la Financière Banque Nationale, la Cour d’appel estime que le conseiller en placement avait bien renseigné son client sur le fonctionnement du marché des contrats d’option et les risques inhérents à ce marché. Il y avait consacré 90 minutes de son temps.

« Dans son témoignage, le client invoquait qu’il avait signé la documentation sans se préoccuper de son contenu. La Cour d’appel rétorque que le client doit fournir un minimum d’efforts pour comprendre les actes qu’il pose. Le tribunal a tenu compte du fait que le client est un homme d’affaires et qu’il possède une expérience du marché boursier. »

« Ces deux jugements, affirme Me Loranger, aideront à une application plus correcte des principes issus du jugement Laflamme, qu’a rendu la Cour suprême en 2000. Le tribunal avait alors tenu responsable un conseiller en placement et avait estimé les dommages comme s’il s’agissait d’une gestion discrétionnaire de la part du conseiller. Dans l’affaire Laflamme, la cour avait raison de statuer ainsi puisque le conseiller avait effectué des transactions sans obtenir l’accord préalable de son client. »

« Toutefois, quand le client participe à la décision, s’il consent ou ne s’oppose pas, il ne peut ensuite s’en prendre à son conseiller. L’évaluation des dommages doit tenir compte du rôle qu’a joué le client, à la condition qu’il puisse offrir un consentement libre et éclairé. » D’où l’importance pour le conseiller de donner une information adéquate et de pouvoir le démontrer.

Les causes mettant un conseiller aux prises avec son client reposent souvent sur des questions de fait, d’où l’importance de tenir les dossiers à jour. De plus, « on compte beaucoup de gens qui agissent en spéculateurs, au moins sur une partie de leurs actifs. Or, s’ils comprennent bien la spéculation vers le haut, ils ont trop souvent mal intégré la notion de spéculation vers le bas. Ils doivent assumer les risques qu’ils acceptent de courir. »

Cet article est tiré du magazine Conseiller. Consultez-le en format PDF.

André Giroux